"Bamako"

16 octobre 2006

"Bamako" : faux procès, vraie colère à Bamako

Bamako

Que dire, que montrer, que faire, que filmer en tant que cinéaste africain aujourd’hui ? Le Mauritanien Abderrahmane Sissako, qui a passé son enfance au Mali, propose, en un coup d’audace que le désespoir et la colère seuls autorisent, une forme jusqu’à présent plus répandue dans le cinéma hollywoodien qu’africain : le film de procès.
Tenu dans une arrière-cour de Bamako peuplée d’habitants relativement indifférents à son cours, celui-ci oppose un plaignant, des représentants de la société civile africaine, à un défendeur, qui regroupe les instances internationales de la banque mondiale, du FMI et du G8.
Vu le contexte, on ne s’étonnera pas outre mesure que la parabole politique y prenne le pas sur le suspense. Ce faux procès n’en cache pas moins un vrai, dont la justice est l’enjeu, et qui concerne des millions de victimes spoliées et humiliées depuis des lustres par un Occident qui a remplacé la trique par les mécanismes non moins inexorables de l’économie capitaliste mondialisée. Principal accusée : la dette, en vertu des intérêts de laquelle l’Afrique continue d’être paupérisée et mise à sac pour payer tribut à ses débiteurs.

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Autour de ces joutes oratoires, qui n’ont d’autre fonction que de faire entendre, notamment par la voix des témoins et des victimes africains, une parole et un savoir que d’aucuns voudraient considérer comme l’apanage du tiers-mondisme agonisant, s’organisent des micro-fictions tragi-comiques, des ébauches de récits.
Un couple réduit à la misère, incapable de soigner sa petite fille malade, et dont la femme est contrainte de s’exiler à Dakar. Un homme qui agonise, faute de médicaments. L’avocat cauteleux de la défense (interprété par un habitué du barreau parisien connu des milieux du cinéma : maître Roland Rappaport dans un rôle savoureux de composition) qui achète à bas pris des lunettes Gucci. Une télévision qui diffuse un faux western africain avec le vrai acteur américain Danny Glover.
Ces échappées vers l’extérieur, il faut en convenir, sont trop embryonnaires pour se suffire à elles-mêmes et a fortiori pour être reliées efficacement à la dramaturgie du procès. Cette faillite romanesque témoigne, fût-ce au corps défendant du cinéaste, de l’épuisement des hommes et des femmes d’Afrique comme matière première du cinéma et partant de l’urgence et de la nécessité absolus du propos mis en procès dans ce film.

Jacques Mandelbaum

SOURCE : Le Monde, 24.05.06.


"Bamako" : le procès fictif d’un vrai crime, le pillage du Sud par le Nord

Avocat des justes causes, le cinéma s’est maintes fois transformé en prétoire et s’est délecté à créer des effets de suspense à partir des épisodes d’un procès. Le cas de Bamako est un peu différent. Il s’agit d’un procès fictif et symbolique (une parabole) mis en scène par des représentants de la société civile africaine. Un faux procès, justifié par un crime vrai : l’inhumanité avec laquelle le Nord étrangle le Sud, le cynisme avec lequel les institutions financières internationales condamnent l’Afrique à sa perte, favorisent un capitalisme prédateur qui ne vise qu’à fabriquer "des profits à perpétuité".

Bamako : le nom de la capitale du Mali signifie en bambara "le marigot du caïman". Mais dans le film du Mauritanien Abderrahmane Sissako, les caïmans sont absents, ils sont représentés par des avocats en robe, défenseurs des institutions accusées : la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI). Quant au marigot, il est remplacé par la cour d’une maison d’un quartier populaire où siège la cour, improvisée devant un auditoire filtré. Victimes de démocraties trompeuses, voire corrompues, otages de scrutins mascarades, les Africains sont habitués à voir leur quotidien transformé en théâtre, avec changements de costumes en coulisse. Sissako brouille sciemment la notion d’espace privé ou public en montrant comment la vie continue dans l’enceinte même où se déroulent les audiences.

Enveloppée d’une serviette et un savon à la main, une jeune fille se faufile entre les chaises pour aller faire sa toilette avant que ne commencent les débats. Puis ce sont lessives, repas, tirage de l’eau d’un puits, vente de bricoles, noce, activisme des hommes et des femmes autour de bassines à teindre les tissus. Le dispositif ancre le procès rêvé dans le réel : qu’ils soient dedans ou dehors, réduits à suivre les débats retransmis par des haut-parleurs, les Africains révèlent parfois indifférence ou lassitude à l’égard de ces palabres qui les dépassent, dont ils n’attendent rien. Comment s’étonner de leur méfiance du verbe ensorceleur lorsqu’on leur fit tant de promesses ?

Pour enraciner son propos, favoriser l’échange, Sissako ne se contente pas de faire circuler l’homme de la rue en plein théâtre des opérations. Il mêle quelques microfictions au dialogue politico-économique : un homme qui agonise faute de médicaments dans la pièce voisine, un ballet de téléphones portables, une parodie de western spaghetti diffusée sur un poste de télévision avec cow-boy à peau noire. Ce jeune couple, surtout, dont le mariage est condamné : elle, chanteuse dans un night-club, envisage de s’exiler à Dakar ; lui, déprimé, si persuadé que plus personne n’écoute la parole des pauvres qu’il n’a plus qu’un interlocuteur, le revolver qu’il approche de sa tempe.

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Mais justement : il s’agit dans Bamako de libérer la parole, de dire ce que l’on a sur le coeur, de refuser qu’on fasse taire les témoins. Aminata Traoré en tête, les témoins défilent. Pour dire que l’Afrique réclame des règles équitables, qu’elle n’a pas à payer une dette illégitime ne tenant pas compte du pillage de ses ressources et du viol de son imaginaire, qu’on lui a volé sa souveraineté, qu’on l’a obligée à privatiser ses services publics (la santé, l’école, l’eau), qu’on a dilapidé son argent et bradé son patrimoine.

Et la parole se mue en cri avec le chant de ce vieux paysan qui, en fin de procès, s’exprime au nom des anonymes, dans une langue incompréhensible. Beau moment, révélateur de rage et de compassion. Comme celui où Melé, la chanteuse, se met à pleurer au micro. Beau film altermondialiste qui rappelle que les pays pauvres endettés sont plus pauvres aujourd’hui qu’il y a vingt ans, qu’il est temps que la Banque mondiale retrouve sa mission de Banque de l’humanité, et, comme le souligne Sissako, que "la force de l’art est de rendre tout possible".

Jean-Luc Douin
SOURCE : Le Monde, 17.10.2006.


Mondialisation : une revanche à « Bamako »

Le dispositif est frontal et s’impose d’emblée : dans la cour d’une maison de Bamako est installé un tribunal. Le procès est en cours, celui de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI). Il s’incarne en un cérémonial immuable : un juge, entouré d’assistants et de greffiers, donne la parole aux plaignants de la partie civile et à ses avocats, aux avocats des institutions internationales accusées, tandis que le tout est sécurisé par la police. A la barre se succèdent les témoins, des plus éloquents aux plus humbles, qui ont eu à subir les « ajustements structurels » imposés par la Banque mondiale.

Avant de passer derrière la caméra d’un réalisateur africain, le procès de la mondialisation a commencé dans des petits cercles intellos. Puis dans la rue, dans des forums locaux. A l’écran ( Djourou, une corde à ton cou, d’Olivier Zuchuat, sur la dette au Mali).
Choeur. « Ainsi donc l’Afrique doit du fric !/Les complots du FMI et les blagues de la Banque mondiale/Des milliards d’euros, volés par des bandes d’escrocs. » De Bamako à Cotonou, en passant par Dakar, les paroles-manifeste de Tiken Jah Fakoly ont été reprises en choeur par des milliers de personnes. Le chanteur de reggae ivoirien est devenu le porte-étendard d’une nouvelle génération d’artistes africains engagés. Dans les années 80 et 90, les Fela et autres Alpha Blondy dénonçaient les dictateurs et réclamaient multipartisme et liberté d’expression. Leurs héritiers fustigent un commerce injuste et une agriculture laminée, hurlent contre la violence de la crise que révèlent les migrations massives. Et condamnent la corruption des élites locales orchestrées avec la complicité des pays et des multinationales du Nord.
Tisser. Quoi de commun entre le plasticien malien Ismaël Diabaté ou le rappeur sénégalais Didier Awadi ? Tous deux sont « passés » par les forums sociaux mondiaux de Porto Alegre au Brésil, qui ont permis de tisser des réseaux entre les pays du Sud. « C’est là que j’ai compris que je n’étais pas le seul à prêcher la révolte dans le désert, dit Awadi, et qu’il y avait un lien entre ce qui se jouait chez nous et l’extérieur : un fil entre la corruption de nos élites, les pays riches et les institutions internationales, comme le FMI, la Banque mondiale ou l’Organisation mondiale du commerce. » Diabaté : « Dans les agoras altermondialistes, j’ai compris que le népotisme, la faiblesse de nos ONG phagocytées par les proches du pouvoir, avaient un lien avec les OGM qu’on veut nous imposer, les privatisations qui laminent jusqu’à nos solidarités familiales en mettant les vieux sur la paille. »
C’est Aminata Traoré, l’ex-ministre malienne de la Culture, qui a poussé Sissako à tourner Bamako. « A l’issue d’une réunion à Cuba sur le rôle des artistes dans la lutte contre la désertification, je lui ai dit : "Pourquoi tu ne fais pas des films plus politiques, comme Z de Costa-Gavras ?" raconte-t-elle. Il a joué le jeu et pris des risques : quand tu ouvres ta bouche, tu risques de te heurter aux bailleurs de fonds. » Car la plupart de ces artistes créent grâce à des fonds européens, en particulier français. « On n’est ni anti-Blanc ni antifrançais, assure Awadi . Ce qui compte, c’est de diffuser au maximum nos messages. »
C’est bien là tout l’enjeu. « Ces artistes sont plus connus en Occident qu’en Afrique, où la principale préoccupation des gens n’est pas l’art, mais la survie quotidienne », dit un écrivain français, bon connaisseur du continent. Mais, parfois, l’art peut aussi aider à survivre.

Par Thomas HOFNUNG, Christian LOSSON
Libération, Mardi 17 octobre


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