« Faire du tort à la bêtise [1]. – À coup sûr, la croyance au caractère condamnable de l’égoïsme, que l’on a prêchée avec tant d’acharnement et de conviction, a dans l’ensemble fait du tort à l’égoïsme (au profit comme je le répéterais cent fois, des instincts du troupeau !), notamment en lui ôtant la bonne conscience et en prescrivant de chercher en lui la source véritable de tout malheur. « Ton égoïsme est le malheur de ta vie » – Voilà ce que l’on entendit prêcher durant des millénaires : cela a fait du tort, comme on l’a dit, à l’égoïsme et lui a ôté beaucoup d’esprit, beaucoup de gaieté d’esprit, beaucoup d’inventivité, beaucoup de beauté, cela a abêti, enlaidi et empoisonné l’égoïsme ! – L’antiquité philosophique professa en revanche l’existence d’une autre source essentielle du malheur : à partir de Socrate, les penseurs ne se lassèrent jamais de prêcher : « votre manque de pensée et votre bêtise, votre manière de vivoter en suivant la règle, votre soumission à l’opinion du voisin voilà la raison pour laquelle vous parvenez si rarement au bonheur, – nous, penseurs, sommes, en tant que penseurs, les plus heureux. » Ne tranchons pas la question de savoir si cette prédication dirigée contre la bêtise avait pour elle de meilleures raisons que la prédication dirigée contre l’égoïsme : mais à coup sûr, elle sut ôter la bonne conscience à la bêtise : – ces philosophes ont fait du tort à la bêtise. »