Je voudrais apporter quelques éléments de réflexion sur un phénomène qui marque fortement aujourd’hui la conception de la politique et la réflexion esthétique .En parlant à ce propos de tournant éthique , je dois préciser le sens de ce mot . L’éthique est un mot à la mode . Mais on le prend volontiers pour une traduction plus euphonique de la vieille morale . On voit l’éthique comme une instance générale de normativité à la lumière de laquelle on jugerait la validité des pratiques et discours des autres sphères d’action. Entendu en ce sens , le tournant éthique signifierait que la politique ou l’art aujourd’hui sont de plus en plus soumis à une législation morale sur la validité de leurs principes et les conséquences de leurs pratiques. Certains se réjouissent bruyamment d’un tel retour aux valeurs éthiques

Je ne crois pas qu’il y ait lieu de tant se réjouir . Car je ne crois pas que ce soit cela à quoi nous assistons aujourd’hui . Le règne de l’éthique n’est pas celui du jugement moral guidant les opérations de l’art ou les actions de la politique . Il signifie , à l’inverse, la constitution d’une sphère indistincte où se dissolvent la spécificité des pratiques politiques ou artistiques , mais aussi ce qui faisait le cœur même de la vieille morale : la distinction entre le fait et le droit , l’être et le devoir-être . L’éthique est la dissolution de la norme dans le fait , l’identification de toutes les formes de discours et de pratique sous le même point de vue indistinct . Avant de signifier norme ou moralité , le mot ethos signifie deux choses : il signifie le séjour et il signifie la manière d’être , le mode de vie qui correspond à ce séjour. L’éthique est alors la pensée qui établit l’identité entre un environnement, une manière d’être et un principe d’action. Et le tournant éthique contemporain est la conjonction singulière de deux phénomènes :d’un côté, une radicalisation de l’instance de l’exigence et de la loi , de l’autre une identification croissante de cette radicalité avec la simple contrainte factuelle d’un état de choses.

Deux films récents, consacrés aux avatars de la justice au sein d’une communauté locale, peuvent nous aider à comprendre cette transformation : le premier est Dogville de Lars Von Trier . Le film nous raconte l’histoire de Grace , l’étrangère qui , pour se faire accepter des habitants de la petite ville , se met à leur service , au prix de subir l’exploitation d’abord , puis la persécution quand elle cherche à leur échapper .Cette histoire transpose une fable théâtrale célèbre , celle de la sainte Jeanne des Abattoirs de Brecht, qui voulait faire régner la morale chrétienne dans la jungle capitaliste. Elle n’en montre que mieux l’écart entre deux âges . La fable brechtienne se situait en effet dans un univers où toutes les notions se divisaient en deux . La morale chrétienne se révélait inefficace pour lutter contre la violence de l’ordre économique . Elle devait se transformer en une morale militante , qui prenait pour critère les nécessités de la lutte contre l’oppression . Le droit des opprimés s’opposait ainsi au droit qui protégeait l’oppression et que défendaient les policiers briseurs de grève . L’opposition de deux violences était donc aussi celle de deux morales et deux droits . Cette division de la violence , de la morale et du droit a un nom . Elle s’appelle politique . La politique n’est pas l’opposé de la morale , mais sa division . Sainte Jeanne des Abattoirs était une fable de la politique qui montrait l’impossibilité de la médiation entre ces deux droits et ces deux violences . En revanche le mal rencontré par Grace à Dogville ne renvoie à aucune cause autre que lui-même . Grace n’est plus la bonne âme mystifiée . Elle est simplement l’étrangère , l’exclue qui veut se faire admettre dans la communauté et que celle-ci asservit avant de la rejeter . La désillusion et la passion de Grace ne relèvent plus d’aucun système de domination à comprendre et à détruire . Elles dépendent d’un mal qui est cause et effet de sa propre reproduction . C’est pourquoi la seule rétribution qui convienne est le nettoyage radical qui est exercé à l’égard de la communauté par un Seigneur et Père qui n’est autre que le roi des Truands .Seule la violence aide là où la violence règne , disait-on au temps de Brecht . Seul le mal rétribue le mal , telle est la formule transformée , propre aux temps consensuels et humanitaires. Traduisons cela dans le lexique de George W. Bush : seule la justice infinie est appropriée à la lutte contre l’axe du mal.

Il est vrai que le terme de justice infinie a fait grincer quelques dents et qu’on a jugé préférable de le retirer de la circulation . On a dit qu’il était mal choisi . Peut-être ne l’était-il que trop bien . C’est sans doute pour la même raison que la morale de Dogville a fait scandale . Le jury du festival de Cannes a reproché au film son manque d’humanisme . Ce défaut d’humanisme réside sans doute dans l’idée d’une justice faite à l’injustice . Une fiction humaniste, en ce sens , doit être une fiction qui supprime cette justice en effaçant l’opposition même du juste et de l’injuste . C’est bien ce que propose un autre film , consacré à un autre lieu, Mystic River de Clint Eastwood . Le crime de Jimmy , exécutant sommairement son ancien camarade Dave qu’il croit coupable du meurtre de sa fille, reste impuni . Il reste le secret gardé en commun par le coupable et par son compère , le policier Sean . C’est que la culpabilité conjointe de Jimmy et de Sean excède ce qu’un tribunal peut juger . C’est eux , lorsqu’ils étaient enfants , qui ont entraîné le petit Dave dans leurs jeux de rue risqués . C’est à cause d’eux que Dave a été embarqué par de faux policiers qui l’ont séquestré et violé . En conséquence de ce trauma Dave est devenu un adulte à problèmes, que ses comportements aberrants ont désigné comme coupable idéal pour le meurtre de la jeune fille . Son histoire transforme ainsi un scénario classique des temps de la morale : le scénario du faux coupable . Ce scénario opposait deux justices , et la vraie finissait généralement par s’imposer sur la justice faillible des tribunaux .Aujourd’hui le mal , avec ses innocents et ses coupables , est devenu le trauma qui ne connaît , lui, ni innocents ni coupables , qui est un état d’indistinction entre la culpabilité et l’innocence , entre la maladie de l’esprit et le trouble social .C’est au sein de cette violence traumatique que Jimmy tue Dave , lui-même victime d’un trauma consécutif à ce viol dont les auteurs étaient sans doutes victimes eux-mêmes d’ un autre trauma . La fiction psychanalytique nouvelle s’oppose ainsi à celles que Lang ou Hitchcock signaient il y a cinquante ans et où le violent ou le malade était sauvé par la réactivation du secret d’enfance enfoui . Le traumatisme d’enfance est devenu le traumatisme de la naissance , le simple malheur propre à tout être humain d’être un animal né trop tôt . Ce malheur auquel nul n’échappe révoque l’idée d’une justice faite à l’injustice . Il ne supprime pas le châtiment . Mais il supprime sa justice . Il la ramène aux impératifs de la protection du corps social , laquelle comporte toujours, comme on sait , quelques dérapages . La justice infinie prend alors la figure « humaniste » de la violence nécessaire à maintenir l’ordre de la communauté en exorcisant le trauma .

En matière politique le trauma s’appelle volontiers terreur . Terreur est un des mots favoris de notre temps parce qu’il est , lui aussi , un terme d’indistinction . Terreur désigne l’action du 11 Septembre et la stratégie dans laquelle elle s’inscrit . Mais ce mot désigne aussi le choc produit par l’événement dans les esprits , la crainte que de tels événements se reproduisent , celle que se produisent des violences encore impensables , la situation marquée par ces appréhensions , la gestion de cette situation par des appareils d’Etat, etc. Ce qui répond au phénomène de la terreur, c’est alors une justice infinie , une justice de retaliation , mais aussi une justice préventive qui s’en prenne à tout ce qui suscite ou pourrait susciter de la terreur , à tout ce qui menace le lien social qui tient ensemble une communauté et tous ses membres . C’est une justice qui ne s’arrêtera que lors qu’aura cessé une terreur qui , par définition , ne s’arrête jamais chez les êtres soumis au traumatisme de la naissance .C’est ,du même coup , une justice à laquelle aucune autre justice ne peut servir de norme , notamment pas celle du droit international .

Il me semble que ces deux fables résument assez bien le changement de coordonnées que j’essaie de résumer dans l’idée du tournant éthique . L’aspect essentiel de ce processus , ce n’est assurément pas le retour vertueux aux normes de la morale . C’est au contraire la suppression de la division que le mot même de morale impliquait . La morale impliquait la séparation de la loi et du fait . Elle impliquait du même coup la division des morales et des droits , la division des manières d’opposer le droit au fait . La suppression de cette division a un nom privilégié :elle s’appelle le consensus .Consensus est un des maîtres mots de notre temps . Mais on tend à minimiser son sens. Certains le ramènent à l’accord global des partis de gouvernement et d’opposition sur les grands intérêts nationaux. D’autres y voient plus largement un style nouveau de gouvernement , donnant à la préférence à la discussion et à la négociation pour résoudre le conflit . Or le consensus signifie beaucoup plus : il signifie proprement un mode de structuration symbolique de la communauté qui évacue ce qui fait le cœur de la communauté politique , soit le dissensus. La communauté politique est en effetune communauté structurellement divisée, pas seulement divisée en groupes d’intérêts ou d’opinions divergents mais divisée par rapport à elle-même : un peuple politique n’est jamais la même chose que la somme d’une population . Il est toujours une forme de symbolisation supplémentaire par rapport à tout compte de la population et de ses parties . Et cette forme de symbolisation est toujours une forme litigieuse . La forme classique du conflit politique oppose plusieurs peuples en un seul : il y a celui qui est inscrit dans les formes existantes du droit et de la constitution , celui qui est incarné dans l’Etat , celui que ce droit ignore ou dont cet Etat ne reconnaît pas le droit , celui qui revendique au nom d’un autre droit encore à inscrire dans les faits . Le consensus est la réduction de ces peuples à un seul , identique au compte de la population et de ses parties , des intérêts de la communauté globale et des intérêts des parties . Comme il s’attache à ramener le peuple à la population , le consensus s’attache à ramener le droit au fait . Son travail incessant est de boucher tous ces intervalles entre droit et fait , par lesquels le droit et le peuple se divisent . La communauté politique est ainsi tendanciellement transformée en communauté éthique , en communauté à un seul peuple et où tout le monde est supposé compté . Ce compte bute seulement sur un reste problématique qu’il appelle l’exclu . Dans la communauté politique , l’exclu est un acteur conflictuel , qui se fait inclure comme sujet politique supplémentaire, porteur d’un droit non reconnu ou témoin de l’injustice du droit existant . Dans la communauté éthique ce supplément est censé n’avoir plus lieu d’être puisque tout le monde est inclus . L’exclu n’a donc pas de statut dans la structuration de la communauté. D’un côté il est simplement celui qui est tombé par accident hors de la grande égalité de tous avec tous : le malade, l’attardé ou le délaissé auquel la communauté doit tendre une main secourable pour rétablir le « lien social » . De l’autre , il devient l’autre radical , celui que rien ne sépare de la communauté sinon le simple fait qu’il lui est étranger , qu’il ne partage pas l’identité qui lie chacun à tous et qu’il la menace du même coup en chacun de nous . La communauté nationale dépolitisée se constitue alors comme la petite société de Dogville , dans la duplicité du service social de proximité et du rejet absolu de l’autre .

A cette nouvelle figure de la communauté nationale correspond une nouveau paysage international . L’éthique y a instauré son règne sous la forme de l’humanitaire puis sous celle de la justice infinie exercée contre l’axe du mal . Elle l’a instauré à travers un même processus d’indistinction croissante du fait et du droit . Sur les scènes nationales , ce processus signifie l’évanouissement des intervalles entre le droit et le fait par où se constituaient des dissensus et des sujets politiques . Sur la scène internationale , il se traduit par l’évanouissement tendanciel du droit lui-même . Mais cet évanouissement s’est opéré par un détour , par la constitution d’un droit au-delà- de tout droit , le droit absolu de la victime . Cette constitution implique elle-même un retournement significatif de ce qui est en quelque sorte le droit du droit , son fondement métajuridique , à savoir les Droits de l’homme .Ceux-ci ont subi , en vingt ans , une transformation exemplaire . Longtemps victimes de la suspicion marxiste à l’égard des droits « formels », ils avaient été rajeunis dans les années 1980 par les mouvements dissidents en Europe de l’Est. L’effondrement du système soviétique , au tournant des années 90 , semblait alors ouvrir la voie d’un monde où les consensus nationaux se prolongeraient dans le cadre d’un ordre international fondé sur ces droits . On sait que cette vision optimiste a été aussitôt démentie par l’explosion des nouveaux conflits ethniques ou des nouvelles guerres de religion . Les Droits de l’Homme avaient été l’arme des dissidents , opposant un autre peuple à celui que leur Etat prétendait incarner . Ils devenaient les droits des populations victimes des nouvelles guerres ethniques , les droits des individus chassés de leurs maisons détruites , des femmes violées ou des hommes massacrés. Ils devenaient les droits spécifiques de ceux qui étaient hors d’état d’exercer des droits . Ou bien , alors , ils n’étaient plus rien , ou bien ils devenaient les droits absolus du sans droit , les droits exigeant une réponse elle-même absolue , au-delà de tout norme juridique formelle .

Mais bien sûr ce droit absolu du sans droit ne pouvait être exercé que par un autre . C’est ce transfert qui s’appela d’abord droit d’ingérence et guerre humanitaire. Dans un second temps la guerre humanitaire contre l’oppresseur des droits de l’homme est devenue la justice infinie exercée à l’égard de cet ennemi invisible et omniprésent qui vient menacer le défenseur du droit absolu des victimes sur son propre territoire . Le droit absolu vient alors s’identifier avec la simple exigence de sécurité d’une communauté de fait . La guerre humanitaire devient la guerre sans fin contre la terreur : une guerre qui n’en est pas une , mais un dispositif de protection infinie , lui-même partie prenante du trauma élevé au rang de phénomène de civilisation .

Nous ne sommes plus alors dans le cadre classique de la discussion sur les fins et les moyens . Ceux-ci tombent dans la même indistinction que le fait et le droit ou la cause et l’effet . Ce qu’on oppose au mal de la terreur , c’est alors soit un moindre mal , la simple conservation de ce qui est , soit l’attente d’un salut qui viendrait de la radicalisation même de la catastrophe . Le tournant éthique signifie alors un retournement de la pensée même de l’action historique ordonnée à des fins , la consécration d’une histoire qui n’est plus tournée vers un bien à venir mais vers une catastrophe toujours déjà advenue et dont l’ombre se projette sans fin .

Ce retournement de la pensée s’est également installé au cœur de la pensée philosophique sous deux formes majeures : soit l’affirmation d’un droit de l’Autre qui vient fonder philosophiquement celui des armées d’intervention , soit celle d’un état d’exception qui rend la politique et le droit inopérants pour ne laisser que l’espoir d’un salut messianique surgi du fond du désespoir .La première position a été bien résumée par Jean.François Lyotard dans un texte qui s’intitule précisément The Rights of the Other . Ce texte répondait en 1993 à une question posée par Amnesty International : Que deviennent les droits de l’homme dans le contexte de l’intervention humanitaire ? Dans sa réponse Lyotard donnait aux « droits de l’autre » une signification qui éclaire bien ce que l’éthique et le tournant éthique veulent dire . Les droits de l’homme , expliquait-il , ne peuvent être les droits de l’homme en tant qu’homme , les droits de l’homme nu . Cet argument avait déjà été développé dans les critiques de Burke, de Marx ou d’Hannah Arendt . L’homme nu , l’homme apolitique est sans droit . Il doit être autre chose qu’un homme pour avoir des droits . Cet autre que l’homme s’est appelé historiquement le citoyen . La dualité de l’homme et du citoyen a nourri historiquement deux choses : la critique de la duplicité de ces droits toujours ailleurs qu’à leur place , mais aussi l’action politique installant ses dissensus dans l’écart même de l’homme et du citoyen . Or, au temps du consensus et de l’action humanitaire , cet autre que l’homme subit une mutation radicale . Il n’est plus le citoyen qui s’ajoute à l’homme . Il est l’inhumain qui le sépare de lui-même . Dans ces violations des droits de l’homme que l’on taxe d’inhumaines , Lyotard voit la conséquence de la méconnaissance d’un autre « inhumain » , un inhumain positif , pourrait-on dire . Cet « inhumain , c’est la part en nous que nous ne contrôlons pas , cette part qui prend plusieurs figures et plusieurs noms : dépendance de l’enfant, loi de l’inconscient , rapport d’obédience envers un Autre absolu . L’Inhumain est cette radicale dépendance de l’humain à l’égard d’un absolument autre qu’il ne peut maîtriser . Le « droit de l’autre » est alors le droit de témoigner de cette soumission à la loi de l’autre . Sa violation , selon Lyotard , commence avec la volonté de maîtriser l’immaîtrisable . Cette volonté aurait été le rêve des Lumières et de la Révolution et le génocide nazi l’aurait accomplie en exterminant le peuple dont la vocation est de porter témoignage de la nécessaire dépendance à l’égard de la loi de l’Autre . Mais elle se poursuivrait encore aujourd’hui sous les formes douces de la société de la communication et de la transparence généralisées .

Deux traits caractérisent ainsi le tournant éthique . C’est d’abord une réversion du cours du temps : le temps tourné vers la fin à réaliser – progrès , émancipation ou autre – est remplacé par le temps tourné vers la catastrophe qui est en arrière de nous . Mais c’est aussi un nivellement des formes même de cette catastrophe . L’extermination des Juifs d’Europe apparaît alors comme la forme manifeste d’une situation qui caractérise aussi bien l’ordinaire de notre existence démocratique et libérale . C’est ce que résume la formule de Giorgio Agamben : le camp est le nomos de la modernité , c’est-à-dire son lieu et sa règle, règle identique elle-même à l’exception radicale.A la différence de Lyotard , Agamben ne fonde aucun droit de l’Autre . Il dénonce la généralisation de l’état d’exception et en appelle à l’attente messianique d’un salut venu du fond de la catastrophe . Son analyse pourtant résume bien ce que j’appelle tournant éthique . L’état d’exception est un état qui indifférencie bourreaux et victimes comme il indifférencie l’extrême du crime de l’Etat nazi et l’ordinaire de la vie de nos démocraties . La véritable horreur des camps, dit Agamben , plus encore que la chambre à gaz, c’est le match de football qui opposait aux heures creuses les SS et les juifs des sonderkommandos . Or cette partie se rejoue à chaque fois que nous ouvrons la télévision pour voir un match. Toutes les différences s’effacent ainsi dans la loi d’une situation globale . Celle-ci apparaît alors comme l’accomplissement d’un destin ontologique qui ne laisse aucune place au dissensus politique et n’attend de salut que d’une improbable révolution ontologique.

Cette disparition tendancielle des différences de la politique et du droit
dans l’indistinction éthique définit aussi un certain présent de l’art et de la réflexion esthétique . De même que la politique s’efface dans le couple du consensus et de la justice infinie , ceux-ci tendent à se redistribuer entre une vision de l’art qui le voue au service du lien social et une autre qui le voue au témoignage interminable de la catastrophe.

D’un côté les dispositifs par lesquels l’art , il y a quelques décennies , entendait témoigner de la contradiction d’un monde marqué par l’oppression tendent à témoigner aujourd’hui d’une commune appartenance éthique . Soit par exemple à comparer deux œuvres exploitant , à trente ans de distance , la même idée . Au temps de la guerre du Vietnam , Chris Burden créait son « Autre mémorial « , dédié aux morts de l’autre côté , aux milliers de victimes vietnamiennes sans nom et sans monument . Sur les plaques de bronze de son monument , il avait donné à ces anonymes des noms : les noms à consonance vietnamienne d’autres anonymes qu’il avait recopiés au hasard dans les annuaires du téléphone . Trente ans plus tard Christian Boltanski présentait une installation intitulée Les Abonnés du téléphone  : un dispositif constitué par deux grandes étagères contenant des annuaires du monde entier et deux longues tables où les visiteurs pouvaient s’asseoir pour consulter à leur guise tel ou tel de ces annuaires . L’installation d’aujourd’hui repose donc sur la même idée formelle que le contre-monument d’hier . Mais son sens a complètement changé . Il s’agissait hier de rendre un nom à ceux que la force d’un Etat avait privés en même temps de leur nom et de leur vie. Aujourd’hui les anonymes sont simplement , comme le dit l’artiste , des « spécimens d’humanité » avec lesquels nous nous trouvons pris dans une grande communauté.D’une manière significative, l’installation de Boltanski était incluse dans une exposition intitulée Voilà . Le Monde dans la tête. Cette exposition présentée en l’an 200O à Paris entendait rassembler les témoignages d’un siècle d’histoire commune . En sortant de la salle de Boltanski le visiteur rencontrait une installation sonore de On Kawara qui lui faisait entendre l’énumération de quelques-unes des quarante dernières mille années . Plus loin Hans Peter Feldmann lui présentait les photographies de cent personnes de un à cent ans . Un étalage de photographies de Fischli et Weiss lui donnait ensuite à voir un Monde visible semblable aux photos de vacances des albums de famille ; Fabrice Hybert lui présentait une collection de bouteilles d’eau minérale ; Dominique Gonzalez-Foerster l’invitait à prendre un volume sur une pile de livres de poche et à s’asseoir sur un grand tapis représentant une île déserte de rêves d’enfants .

Toutes ces installations jouaient donc sur ce qui avait été trente ans plus tôt le ressort d’un art critique : l’introduction systématique des objets et des images du monde profane dans le temple de l’art . Mais le sens de ce mélange a radicalement changé. Naguère la rencontre des éléments hétérogènes voulait mettre en valeur les contradictions d’un monde marqué par l’exploitation et mettre en cause la place de l’art et de ses institutions dans ce monde conflictuel . Aujourd’hui le rassemblement d’éléments hétéroclites s’affirme comme l’opération positive d’un art commis aux fonctions de l’archivage et du témoignage sur un monde commun . Ce rassemblement s’inscrit alors dans la perspective d’un art marqué par les catégories du consensus : redonner le sens perdu d’un monde commun ou réparer les failles du lien social . Il arrive que cette visée s’exprime directement , par exemple dans le programme d’un art relationnel qui veut avant tout créer des situations de proximité , propices à l’élaboration de nouvelles formes de liens sociaux . Mais elle se fait sentir beaucoup plus largement dans le changement de sens qui affecte les mêmes procédures artistiques mises en œuvre par les mêmes artistes . Dans les années 1960 un cinéaste comme Godard recourait systématiquement au collage d’éléments apparemment sans rapport . Mais il le faisait sous la forme du choc de ces éléments hétérogènes , par exemple le choc entre le monde de la « grande culture » et le monde de la marchandise : l’Odyssée filmée par Fritz Lang et le cynisme brutal du producteur dans Le Mépris  ; l’Histoire de l’art d’Elie Faure et la publicité pour les gaines Scandale dans Pierrot le Fou  ; les petits calculs de la prostituée Nana et les larmes de la Jeanne d’Arc de Dreyer dans Vivre sa vie . Trente ans plus tard , les Histoires du cinéma sont encore fondées sur ce collage systématique d’éléments hétérogènes. Mais le procédé a entièrement changé de sens . Il n’est plus polémique mais fusionnel. Par exemple Godard mélange les images des morts filmés par George Stevens à Ravensbrück avec d’autres plans du même cinéaste montrant dans Une place au soleil le bonheur de la jeune héritière incarnée par Elisabeth Taylor et il les associe avec une Marie-Madeleine empruntée aux fresques de Giotto . Il y a trente ans un tel montage aurait dénoncé la compromission du grand art européen et des images du bonheur américain avec l’extermination oubliée , un peu à la manière dont les photomontages de Martha Rosler confrontaient les images de la consommation américaine avec les horreurs de la guerre au Vietnam. Or Godard lui donne dans les Histoires un sens tout autre : en filmant les morts des camps , Stevens a ,pour lui, racheté le cinéma de son absence sur les lieux de l’extermination . Il a reconquis et transmis aux images d’Elisabeth Taylor le pouvoir rédempteur de l’image qui institue un monde de co-présence.

C’est ainsi que, d’un côté, les dispositifs artistiques polémiques tendent à se déplacer vers une fonction de médiation sociale . Ils deviennent les témoignages de la participation à une communauté indistincte , présentés dans la perspective d’une restauration du lien social ou du monde commun. Mais , d’un autre côté, la violence polémique d’hier tend à prendre une figure nouvelle. Si elle s’apaise , d’un côté, en témoignages ou symboles du monde commun , elle se radicalise, d’un autre, en témoignages de l’irreprésentable et du mal ou de la catastrophe infinis.

L’irreprésentable est la catégorie centrale du tournant éthique dans la réflexion esthétique , comme la terreur l’est sur le plan politique , parce qu’il est, lui aussi , une catégorie d’indistinction entre le droit et le fait . Dans l’idée de l’irreprésentable deux notions sont en effet confondues : une impossibilité et une interdiction . Déclarer qu’un sujet est irreprésentable par les moyens de l’art , c’est en fait dire plusieurs choses en une . Cela peut vouloir dire que les moyens spécifiques de l’art ou de tel art particulier ne sont pas appropriés à sa singularité . C’est ainsi que Burke jadis déclarait irreprésentable en peinture la sublimité de la description de Lucifer faite par Milton dans le Paradis perdu . Cette sublimité tenait en effet à ce que les mots n’offrent pas vraiment à la vue ce qu’ils nous font voir. Quand cette sublimité s’exposait à la vue , comme dans les Tentations de saint Antoine des peintres, elle devenait une figure pittoresque ou grotesque .

Manifestement ce n’est pas cela qu’on veut dire lorsqu’on attaque par exemple
la série Holocaust au nom de l’irreprésentable . On ne dit pas que la vision de la « salle de douche » engendre le rire. Mais on dit qu’on ne peut pas faire un film sur l’extermination des Juifs en présentant des corps fictionnels qui imitent les bourreaux et les victimes des camps. Cette impossibilité déclarée couvre en fait une interdiction . Mais cette interdiction elle-même mêle deux choses : une proscription qui porte sur l’événement et une proscription qui porte sur l’art . D’un côté , on dit que ce qui a été pratiqué et souffert dans les camps d’extermination interdit d’en proposer une imitation à la jouissance esthétique . D’un autre côté , on dit que l’événement inouï de l’extermination appelle un art nouveau , un art de l’irreprésentable . On associe alors la tâche de cet art avec l’idée d’une exigence anti-représentative normant l’art moderne comme tel .On établit alors une ligne droite depuis le Carré noir de Malevitch signant la mort de la figuration picturale et le film Shoah de Claude Lanzmann , traitant de l’irreprésentable de l’extermination .

Il faut pourtant se demander en quel sens ce film relève d’un art de l’irreprésentable ? Le film nous présente en effet , comme tous les autres, des personnages et des situations . Comme beaucoup d’autres, il nous installe d’emblée dans le décor d’un paysage poétique , en l’occurrence une rivière serpentant dans les près,sur laquelle une barque glisse au rythme d’une chanson nostalgique . Et le réalisateur fait précéder cet épisode pastoral par une phrase provocatrice affirmant le caractère fictionnel du film : « Cette histoire commence de nos jours sur les bords de la rivière Ner en Pologne » . L’irreprésentable allégué ne peut donc pas signifier l’impossibilité d’user de la fiction pour rendre compte de cette réalité atroce .Rien à voir avec le classique argument du Laocoon de Lessing . Lessing affirmait que la souffrance du Laocoon de Virgile était irreprésentable en sculpture parce que son réalisme visuel , en enlevant sa dignité au personnage , enlevait à l’art son idéalité . L’extrême souffrance appartenait à une réalité qui était par principe exclue de l’art du visible . C’était ainsi le principe même de l’art représentatif qui définissait un domaine de l’irreprésentable .

Rien de tel chez Lanzmann . C’est au contraire parce que tout est représentable et que rien ne sépare la représentation fictionnelle de la présentation du réel que le problème se pose . Ce problème n’est pas de savoir si l’on peut ou doit ou non représenter , mais de savoir ce que l’on veut représenter et quel mode de représentation il faut choisir à cette fin . Or le trait essentiel du génocide pour Lanzmann est l’écart entre la parfaite rationalité de son organisation et l’inadéquation de toute raison explicatrice de cette programmation . Le génocide est parfaitement rationnel dans son exécution . Il a prévu jusqu’à la disparition de ses traces . Mais cette rationalité ne dépend elle-même d’aucun enchaînement rationnel suffisant de causes et d’effets. C’est cet écart entre deux rationalités qui rend inadéquate la fiction du type Holocaust . Celle-ci nous montre la transformation de personnes ordinaires en monstres et de citoyens respectés en déchets humains . Elle obéit ainsi à la logique représentative classique qui nous montre des personnages entrant en conflit à partir des fins qu’ils poursuivent et se transformant en fonction des situations . Or une telle logique est vouée à manquer à la fois la singularité de cette rationalité et la singularité de son absence de raison. En revanche un autre type de fiction se montre parfaitement appropriée à l’ « histoire » que Lanzmann veut raconter : la fiction-enquête dont un film comme Citizen Kane est le prototype : la forme de narration qui tourne autour d’un événement ou d’un personnage insaisissables et s’efforce de saisir son secret au risque de ne rencontrer que le néant de la cause ou l’absence de sens du secret : dans le cas de Kane , une boule de sulfure et un nom sur un traîneau d’enfant . Dans le cas de la Shoah un événement au-delà de toute cause rationalisable.

Shoah ne s’oppose donc pas à Holocaust comme un art de l’irreprésentable à un art de la représentation . La rupture avec l’ordre classique de la représentation n’est pas l’avènement d’un art de l’art de l’irreprésentable .Elle est au contraire la libération par rapport à ces normes qui interdisaient de représenter la souffrance de Laocoon . C’étaient ces normes de la représentation qui définissaient de l’irreprésentable. C’étaient elles qui interdisaient la représentation de certains spectacles , qui obligeaient à choisir telle forme pour tel sujet , à déduire les actions de certaines motivations , à déterminer les réactions des personnages selon les normes de la vraisemblance et à manifester ces réactions selon une grammaire fixe des expressions correspondant aux sentiments . Ce qui sépare l’art de notre temps auquel appartient Shoah de celui que jugeaient Lessing ou Burke , c’est la révocation de ces normes qui définissaient le régime représentatif de l’art . C’est la suppression de toute barrière limitant les sujets représentables et les moyens de les représenter . Un art anti-représentatif n’est pas un art qui ne représente plus . C’est un art qui n’est plus limité dans le choix des représentables ni dans celui des moyens de représentation . C’est pour cela qu’il est possible de représenter l’extermination des Juifs sans la déduire d’aucune motivation attribuable à des personnages ou d’aucune logique des situations , sans montrer ni chambres à gaz, ni scènes d’extermination , ni bourreaux ni victimes . Cette soustraction ne signifie pas une impossibilité de représenter . Elle signifie au contraire une multiplication des moyens de représentation . C’est aussi pour cela qu’un art qui représente l’exceptionnel du génocide sans scènes d’extermination est contemporain aussi bien d’une peinture faite de seules lignes ou carrés de couleur que d’un art des installations , réexposant simplement des objets ou des images empruntés au monde de la marchandise et de la vie ordinaire.

Pour alléguer un art de l’irreprésentable , il faut donc faire venir cet irreprésentable d’ailleurs que de l’art lui-même . Il faut faire coïncider l’interdit et l’impossible , ce qui suppose un double coup de force . D’un côté , il faut mettre dans l’art l’interdit religieux . Il faut transformer l’interdit de la représentation du dieu des Juifs en impossibilité de la représentation de l’extermination du peuple juif . D’un autre côté , il faut transformer le plus de représentation inhérent à la ruine de l’ordre représentatif en son contraire : un défaut ou une impossibilité de la représentation . Cela suppose une construction du concept de modernité artistique , qui loge l’interdit dans l’impossible en faisant de l’art moderne tout entier un art constitutivement voué au témoignage de l’imprésentable .
Un concept a massivement servi à cette opération : le concept du sublime . Celui-ci est en effet le concept d’une impossibilité. L’expérience du sublime chez Kant est l’expérience d’une disproportion , de l’incapacité de l’imagination à se mettre à la mesure d’un sensible d’exception – grandeur exceptionnelle ou puissance effrayante . Cette impuissance de l’imagination marque la limite de sa puissance : elle ne peut obéir à l’exigence de la raison qui lui commande de lui présenter une totalité sensible ; ou bien elle démissionne devant une puissance de la nature au travers de laquelle la raison découvre au contraire sa propre supériorité sur les lois de la nature . Cette disproportion propre au sublime s’offre alors commodément comme concept d’un art de l’imprésentable . Un auteur a particulièrement développé cette idée . Il s’agit de Lyotard. Dans les textes rassemblés sous le titre de L’Inhumain , Lyotard définit la tâche des avant-gardes artistiques , la tâche de l’art moderne en général , en une seule exigence : témoigner qu’il y a de l’imprésentable . Une telle tâche peut pour lui se résumer dans le concept du sublime qui apparaît ainsi comme le concept même de l’art moderne conçu comme art de l’irreprésentable.

Le problème est que Lyotard doit pour cela inverser non seulement le sens de la rupture anti-représentative mais aussi le sens même du concept du sublime .Mettre l’art moderne sous le concept du sublime , c’est transformer l’illimitation du représentable et des moyens de la représentation en son contraire : l’expérience d’un désaccord fondamental entre la matérialité sensible et la pensée . C’est identifier d’emblée le jeu des opérations de l’art à une dramaturgie de l’exigence impossible . Mais le sens de cette dramaturgie est également inversé . Chez Kant , la faculté sensible de l’imagination éprouvait les limites de son accord avec la pensée . Sa défaillance marquait sa propre limite et ouvrait à l’illimitation de la raison . Elle marquait du même coup le passage de la sphère esthétique à la sphère morale . Lyotard fait de ce passage hors du domaine de l’art la loi même de l’art . Mais il le fait au prix d’inverser les rôles . Ce n’est plus la faculté sensible qui échoue à obéir aux exigences de la raison . C’est , à l’inverse, l’esprit qui est mis en défaut , sommé d’obéir à la tâche impossible d’approcher la matière , de saisir la singularité sensible . Cette exigence de la matière semble d’abord proche de cette « fidélité au médium » identifiée par Clement Greenberg à la tâche propre de l’art moderne . Mais celle-ci se transforme aussitôt en fidélité à l’expérience d’une dépendance . Après avoir fait l’inventaire des singularités sensibles , matérielles auxquelles l’art a à faire , Lyotard les ramène toutes à une seule et même expérience . Toutes désignent, dit-il, l’événement d’une passion , d’un pâtir auquel l’esprit n’aura pas été préparé et dont il ne conserve que le sentiment d’une dette obscure . Toutes attestent uniformément la dépendance de l’esprit qui n’est mis en mouvement que par un choc sensible immaîtrisable.

Tandis que le sublime chez Kant introduisait l’esprit à la loi morale de l’autonomie , il introduit inversement chez Lyotard à l’expérience éthique fondamentale qui est l’expérience d’un dépendance .La tâche des avant-gardes artistiques devient chez lui celle de répéter le geste qui inscrit le choc , à la manière de l’éclair de couleur qui traverse la monochromie d’une toile de Barnett Newman . C’est ce tracé qui sépare l’autonomie de l’art de l’asservissement culturel . Mais il ne le fait qu’au prix de témoigner d’un asservissement bien plus radical , de la dette infinie de l’esprit à l’égard d’une loi qui est aussi bien l’ordre du Dieu de Moïse que la loi purement factuelle de l’inconscient . Le fait de la résistance de la matière devient la soumission à la loi de l’Autre. Mais cette loi de l’Autre n’est en retour que la soumission à la condition de l’être né trop tôt.

Cette vision extrême et paradoxale de la tâche de l’art moderne nous oblige à remettre en question certaines analyses de son évolution . Certains ont cru caractériser l’art de la fin du XX° siècle en opposant au paradigme moderniste de l’ autonomie de l’art un paradigme postmoderne brouillant la frontière entre le grand art et l’art populaire , l’œuvre unique et l’infinité de ses reproductions ,la réalité et le simulacre , les formes de l’art et les images de la vie marchande . Cette opposition simpliste du moderne et du postmoderne empêche de comprendre les transformations du présent . Elle oublie que le modernisme lui –même n’ a été qu’une longue contradiction entre deux politiques esthétiques opposées , mais opposées à partir d’un même noyau commun , liant l’autonomie de l’art à l’anticipation d’une communauté à venir , liant donc cette autonomie à la promesse de sa propre suppression.

Il faut en effet se souvenir que l’esthétique , comme régime nouveau d’identification de l’art , est née au temps de la Révolution française et que son avènement a signifié deux révolutions d’apparence contradictoire et pourtant solidaires . Il a signifié la constitution d’une sphère d’expérience spécifique propre à l’art . Et il a signifié la suppression de tout critère différenciant les objets de l’art des autres objets du monde . Du même coup il a signifié à la fois l’autonomie du monde de l’art et la vision de ce monde comme préfiguration d’une autre autonomie , celle d’un monde commun délivré de la loi de l’oppression. . Le mot même d’avant-garde a désigné les deux formes opposées du même nœud entre l’autonomie de l’art et la promesse d’émancipation qui y était incluse . Il a signifié deux choses opposées , parfois plus ou moins confondues, parfois clairement antagoniques . D’un côté l’avant-garde a été le mouvement visant à transformer les formes de l’art , à les rendre identiques aux formes de la construction d’un monde nouveau où l’art n’existe plus comme réalité séparée . De l’autre il a été le mouvement préservant l’autonomie de la sphère artistique de toute forme de compromission avec les pratiques du pouvoir et de la lutte politique ou les formes d’esthétisation de la vie dans le monde capitaliste . D’un côté le rêve futuriste ou constructiviste d’une autosuppression de l’art dans la formation d’un monde sensible nouveau ; de l’autre , notamment dans la tradition d’Adorno, la lutte pour préserver l’autonomie de l’art de toutes les formes d’esthétisation de la marchandise ou du pouvoir ; pour la préserver non point comme pure jouissance de l’art pour l’art , mais au contraire comme inscription de la contradiction irrésolue entre la promesse esthétique et la réalité d’un monde d’oppression.

L’une de ces politiques s’est perdue dans le rêve soviétique , quitte à se survivre dans les utopies contemporaines plus modestes des architectes de villes nouvelles , des designers réinventant une communauté à partir d’un nouveau mobilier urbain , ou des artistes relationnels introduisant un objet , une image ou une inscription insolites dans le paysage des banlieues en difficulté. C’est ce que l’on pourrait appeler la version soft du tournant éthique de l’esthétique . La seconde n’a pas été abolie par on ne sait quelle révolution postmoderne . Le carnaval postmoderne n’a guère été que l’écran de fumée cachant la transformation du second modernisme en une « éthique » qui n’est plus une version adoucie et socialisée de la promesse esthétique d’émancipation mais sa pure et simple réversion , liant le propre de l’art non plus à une émancipation à venir mais à une catastrophe immémoriale et interminable .

C’est bien cela dont témoigne le discours ambiant vouant l’art à l’irreprésentable et au témoignage sur le génocide d’hier , la catastrophe interminable du présent ou le trauma immémorial de la civilisation . L’esthétique du sublime de Lyotard résume au plus court ce retournement . Dans la tradition d’Adorno , elle appelle l’avant-garde à retracer indéfiniment la séparation entre les œuvres propres de l’art et les mélanges impurs de la culture et de la communication . Mais ce n’est plus pour préserver la promesse d’émancipation . C’est au contraire pour attester indéfiniment de l’aliénation immémoriale qui fait de toute promesse d’émancipation un mensonge réalisable seulement sous la forme du crime infini , crime infini auquel l’art répond par une« résistance » qui n’est que le travail infini du deuil . C’est cette opération qui est au cœur de la contre-lecture faite par Lyotard et par tant d’autres théoriciens contemporains de l’esthétique kantienne . Cette contre-lecture n’est pas une simple erreur d’interprétation . Elle est le renversement strict d’une tradition historique , celle qu’avait ouverte au temps de la Révolution française la lecture de Schiller voyant dans la liberté esthétique la promesse d’une révolution qui ne serait plus celle de la loi et de l’Etat mais celle du monde sensible lui-même . Ce renversement qui associe l’art non plus à la promesse d’autonomie mais à la reconnaissance d’une irrémédiable hétéronomie , transforme du même coup la pureté de l’art qu’elle revendique en son contraire : sa réduction à la tâche du témoignage.

La tension historique des deux figures de l’avant-garde tend ainsi à s’évanouir dans le couple éthique d’un art de proximité voué à la restauration du lien social et d’un art témoignant de la catastrophe irrémédiable qui est à l’origine même de ce lien . Cette transformation reproduit exactement celle qui voit la tension politique du droit et du fait s’évanouir dans le couple du consensus et de la justice infinie faite au mal infini . On pourrait dire , en un sens, que le discours éthique contemporain n’est que le point d’honneur donné aux formes nouvelles de la domination . Mais on manquerait ainsi un point essentiel : si l’éthique soft du consensus et de l’art de proximité est l’accommodation de la radicalité esthétique et politique d’hier aux conditions actuelles , l’éthique hard du mal infini et d’un art voué au deuil interminable de la catastrophe irrémédiable apparaît comme le strict renversement de cette radicalité . Ce qui permet ce renversement , c’est la conception du temps que la radicalité éthique a héritée de la radicalité moderniste , l’idée d’un temps coupé en deux par un événement radical . Cet événement radical fut longtemps celui de la révolution à venir . Dans le tournant éthique , cette orientation est strictement renversée : elle ordonne l’histoire à un événement radical qui ne la coupe plus en avant mais en arrière de nous . Si le génocide nazi s’est installé au centre de la pensée philosophique , esthétique et politique , quarante ou cinquante ans après la découverte des camps , ce n’est pas seulement en raison du silence de la première génération des survivants . Il a pris cette place, aux alentours de 1989 , au moment de l’effondrement des derniers vestiges de cette révolution qui avait jusqu’alors lié la radicalité politique et esthétique à une coupure du temps historique . Il a pris la place de la coupure du temps nécessaire à cette radicalité , quitte à en inverser le sens , à la transformer en catastrophe déjà advenue et dont seul un dieu pourrait nous sauver selon la formule heideggerienne qui traîne aujourd’hui un peu partout.

Je n’entends évidemment pas dire que la politique et l’art seraient aujourd’hui entièrement soumises à cette vision . On m’opposerait aisément des formes d’action politique et d’intervention artistique indépendantes ou hostiles à l’égard de ce courant dominant. J’en suis bien d’accord . Ce que j’appelle tournant éthique n’est certainement pas une fatalité historique de la politique et de l’esthétique aujourd’hui. Mais ce qui me semble le caractériser , c’est justement sa capacité à recoder et à inverser les formes de pensée et les attitudes qui visaient hier à un changement politique ou artistique radical . Le tournant éthique n’est pas le simple apaisement des dissensus de la politique et de l’art dans l’ordre consensuel . Il apparaît bien plutôt comme la forme ultime prise par la volonté d’absolutiser ces dissensus . La rigueur moderniste qui voulait purifier le potentiel émancipateur de l’art de toute compromission avec le commerce culturel et la vie esthétisée devient la réduction de l’art au témoignage éthique sur la catastrophe et l’irreprésentable . L’autonomie de la loi morale devient la soumision éthique à la loi de l’Autre. Les droits de l’homme deviennent le privilège du vengeur . Le purisme politique devient la légitimation de l’ordre consensuel. L’épopée d’un monde coupé en deux devient la guerre contre la terreur .Mais l’élément central du retournement , c’est sans doute une certaine théologie du temps , c’est l’idée de la modernité comme d’un temps voué à l’accomplissement d’une nécessité interne , hier glorieuse et aujourd’hui désastreuse . C’est la conception d’un temps coupé en deux par un événement fondateur ou un événement à venir . Sortir de la configuration éthique d’aujourd’hui , rendre à leur différence les inventions de la politique et celles de l’art , cela veut dire aussi récuser la fantasme de leur pureté , rendre à ces inventions leur caractère de coupures toujours ambiguës , précaires et litigieuses . Cela suppose indissolublement de les soustraire à toute théologie du temps , à toute pensée du trauma originel ou du salut à venir.