images, littérature (et politique)

"Politique de la littérature", entretien avec Jacques Rancière.

Politique de la littérature
Entretien avec Jacques Rancière _ Propos recueillis par Alice Béja
13 mars 2007

Au début du recueil, et dans d’autres textes, vous rapprochez politique et littérature par le fait qu’elles constituent toutes deux un nouveau partage du sensible. Peut-on considérer que d’autres arts, par exemple les arts visuels, opèrent également ce partage, ou cette caractéristique est-elle spécifique à la littérature en tant qu’art du langage ?

Ce qui constitue un nouveau partage du sensible, ce n’est pas la littérature en tant qu’art du langage en général , c’est la littérature en tant qu’invention historique, en tant que régime historique déterminé de l’art de la parole. Autrement dit, ce n’est pas tel ou tel art- la littérature plutôt que la peinture ou la sculpture - qui définit un partage du sensible mais une configuration historique singulière, un régime d’identification déterminé. La littérature, comme singularité historique, appartient au régime esthétique de l’art. Et c’est ce régime comme nœud entre des formes sensibles et des modes d’interprétation, qui définit un nouveau partage du sensible. Si la littérature y joue un rôle particulier, c’est qu’elle porte ce changement inscrit dans son nom même. Et elle est à la fois une pratique de l’art et un mode d’interprétation de ce que fait l’art. D’où le rôle capital de la critique d’art au 19° siècle : elle est à la fois un genre de la littérature - un élément de sa nouveauté- et la mise en œuvre d’un nouveau régime d’interprétation de la peinture qui fait deux opérations apparemment contradictoires et pourtant strictement liées au cœur du régime esthétique : en même temps elle fait voir sur le tableau la transcription d’une manière de vivre de la société et elle transforme l’anecdote picturale en événements de la matière et gestes du peintre. C’est par cette double opération que les transformations de la peinture prennent leur caractère paradigmatique.

Dans votre analyse, ce que vous nommez « littérature » est une pratique d’écriture historiquement située, qui émerge au 19ème siècle. Dans ce contexte, comment analysez-vous, par exemple, les oeuvres de Cervantès ou de Laurence Sterne, qui, à leur époque, remettaient déjà radicalement en question le système classique de représentation fondé sur la hiérarchie des genres et des styles ?

« Littérature » désigne pour moi plus qu’une pratique de l’écriture . C’est un régime d’identification de l’art d’écrire. Or un régime n’est pas nécessairement contemporain de ce qu’il identifie. Un régime n’est pas une époque historique. Le régime esthétique de l’art s’est constitué à travers des formes de réévaluation et de réinterprétation de pratiques et d’œuvres antérieures, en produisant une nouvelle visibilité des œuvres picturales du passé qui chasse l’anecdote au profit de la touche ou des jeux de la lumière , une nouvelle lisibilité des textes anciens, un nouvel imaginaire de la Grèce antique ou de l’âge d’or hollandais . C’est possible parce que le régime représentatif, lui-même même, définit non une époque mais la domination d’une certaine normativité. Cette normativité définit les règles – explicites et implicites- de ce qui est reconnu comme le grand art , mais elle n’interdit pas pour autant l’existence d’autres formes , qui sont identifiées dans le registre de l’artisanat ou du divertissement par exemple. Quand Cervantès et Sterne écrivent leurs romans, ils pratiquent un art qui n’est pas codifié dans les arts poétiques qui définissent la hiérarchie poétique. Le roman a toujours existé en marge de ces codifications, comme une forme de divertissement dispensée des normes qui régissaient le grand art . Cela veut dire que Cervantès lui-même attachait plus de prix artistique à la pastorale de Persiles et Sigismonde qu’à Don Quichotte. De la même manière Voltaire attache sa gloire à ses tragédies que personne ne voit ni ne lit plus et non à ses contes. Ce qui marque la rupture littéraire, c’est que le genre marginal, le genre sans genre du roman devient le genre royal. C’est la littérature naissante qui a fait de Cervantès, Rabelais ou Sterne ses contemporains en faisant du roman la nouvelle épopée, le « livre de vie » de la modernité équivalent de l’épopée antique, elle-même réinterprétée comme poème du peuple.

A l’interrogation sur le temps s’ajoute celle sur l’espace. Vous montrez bien, dans vos textes, notamment à travers l’analyse de Borgès, l’identification de la révolution littéraire à la France. Faut-il comprendre la relation entre la littérature qui naît en France au 19ème et les autres pays exclusivement en termes d’influence, ou bien peut-on établir des systèmes de comparaison, ce qui serait une manière de comprendre les références que vous faites à la préface aux Lyrical Ballads de Wordsworth et Coleridge pour rendre compte de la fin de la hiérarchie des sujets ?

De fait, Wordsworth et Coleridge ont eu quelques décennies d’avance dans la définition d’une poésie marquée par la nouveauté démocratique. C’était explicitement chez Wordsworth une manière de transposer un enthousiasme déçu pour la Révolution Française. S’il est malgré tout légitime de centrer l’étude sur la littérature française, c’est que c’est la France qui avait codifié le système des Belles-Lettres. C’est donc assez naturellement la littérature française qui permet de mesurer la rupture de ce système. Dans des pays comme l’Allemagne ou la Russie, c’est la rupture avec la France, avec sa poétique et même avec sa langue qui marque la rupture littéraire. Autrement dit la révolution littéraire se confond avec une revendication nationale . En France la rupture ne peut se marquer que dans les formes mêmes de l’écriture. Mais elle le fait aussi dans un rapport plus brouillé à la politique : les romantiques sont d’abord liés à la Contre-Révolution, à un mode d’écriture qui rompt avec la rhétorique républicain et à un mode d’historicité qui rompt la ligne droite du progrès. Les Républicains de ce fait soupçonnent la nouveauté littéraire et restent attachés à la tradition des Belles-Lettres. Il y a un imbroglio qui met du temps à se clarifier, mais cela permet justement de distinguer ce qui appartient à la politique de la littérature comme telle de ce qui appartient aux adhésions des écrivains à telle ou telle idéologie ou tel ou tel parti. 

Dans vos textes, vous avez à coeur de remettre en question les distinctions classiques, entre réalisme et art pur, entre littérature engagée et art pour l’art, tout en les replaçant dans leur contexte critique. Pensez-vous que le poids du structuralisme ait eu une influence sur la production littéraire française contemporaine, en particulier en termes de politique de la littérature ? 

Franchement, je ne le pense pas. Le structuralisme a-t-il d’ailleurs proprement défini un paradigme de l’écriture littéraire ? Ce n’est pas lui qui a inventé le « nouveau roman » ni déterminé les formes de littérature combinatoire de l’Oulipo . Le structuralisme a d’abord défini un mode d’interprétation des textes. Et ce mode d’interprétation était infiniment mieux adaptée aux contes enfantins ou aux types d’écriture idéologiquement chargés comme le Sarasine dont s’empara Barthes qu’aux romans de Butor, Robbe-Grillet ou Claude Simon qui mettent en œuvre des formes plus modernistes, oscillant entre minimalisme et polyphonie . Il est bien sûr tentant de faire dépendre le type de littérature minimaliste qui définit aujourd’hui une tendance assez forte de la littérature française de l’enseignement structuraliste. Cela l’est plus encore au sein du mouvement idéologique qui rend les années 60 responsables de toutes les catastrophes. Mais c’est fallacieux. On avait vérifié déjà dans les années autour de 1968 que le structuralisme ne détournait pas nécessairement écrivains ou philosophes de la politique, comme l’avait avancé une critique d’inspiration sartrienne du « technocratisme » structuraliste. Aussi la faible implication politique de la littérature aujourd’hui dominante en France n’est-elle pas due à quelque forme de désengagement qui serait l’héritage structuraliste. Elle est d’abord due à la faiblesse de la politique elle-même. Elle est l’une des conséquences de la réaction des années 80 contre toutes les formes d’invention politique, théorique et artistique des années 60.

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