Weber

Ethique de la conviction, éthique de la responsabilité

Toute activité orientée selon l’éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement- différentes et irréductiblement opposées. Elle peut s’orienter selon l’éthique de la responsabilité ou selon l’éthique de la conviction. Cela ne veut pas dire que l’éthique de conviction est identique à l’absence de responsabilité et l’éthique de responsabilité à l’absence de conviction. Il n’en est évidemment pas question. Toutefois il y a une opposition abyssale entre l’attitude de celui qui agit selon les maximes de l’éthique de conviction - dans un langage religieux nous dirions : « Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l’action il s’en remet à Dieu » -, et l’attitude de celui qui agit selon l’éthique de responsabilité qui dit « Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes. » Vous perdrez votre temps à exposer, de la façon la plus persuasive possible, à un syndicaliste convaincu de la vérité de l’éthique de conviction que son action n’aura d’autre effet que celui d’accroître les chances de la réaction, de retarder l’ascension de sa classe et de l’asservir davantage, il ne vous croira pas. Lorsque les conséquences d’un acte fait par pure conviction sont fâcheuses, le partisan de cette éthique n’attribuera pas la responsabilité à l’agent, mais au monde, à la sottise des hommes ou encore à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi. Au contraire le partisan de l’éthique de responsabilité comptera justement avec les défaillances communes de l’homme (car, comme le disait fort justement Fichte, on n’a pas le droit de présupposer la bonté et la perfection de l’homme) et il estimera ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action pour autant qu’il aura pu les prévoir. Il dira donc : « Ces conséquences sont imputables à ma propre action. » Le partisan de l’éthique de conviction ne se sentira « responsable » que de la nécessité de veiller sur la flamme de la pure doctrine afin qu’elle ne s’éteigne pas, par exemple sur la flamme qui anime la protestation contre l’injustice sociale. Ses actes qui ne peuvent et ne doivent avoir qu’une valeur exemplaire mais qui, considérés du point de vue du but éventuel, sont totalement irrationnels, ne peuvent avoir que cette seule fin : ranimer perpétuellement la flamme de sa conviction.

Mais cette analyse n’épuise pas encore le sujet. Il n’existe aucune éthique au monde qui puisse négliger ceci : pour atteindre des fins « bonnes », nous sommes la plupart du temps obligés de compter avec, d’une part des moyens moralement malhonnêtes ou pour le moins dangereux, et d’autre part la possibilité ou encore l’éventualité de conséquences fâcheuses. Aucune éthique au monde ne peut nous dire non plus à quel moment et dans quelle mesure une fin moralement bonne justifie les moyens et les conséquences moralement dangereuses.

Le moyen décisif en politique est la violence. On peut mesurer jusqu’où peut aller, du point de vue de l’éthique, la tension entre moyens et fin, lorsque l’on considère l’attitude bien connue des socialistes révolutionnaires de la tendance Zimmerwald. Déjà pendant la guerre ils s’étaient déclarés en faveur d’un principe que l’on peut exprimer de façon frappante en ces termes : « En présence du choix : quelques années encore de guerre suivie d’une révolution, ou bien la paix immédiate non suivie d’une révolution - nous choisissons la solution : encore quelques années de guerre ! » A la question suivante : que peut apporter cette révolution ? - tout socialiste raisonnant scientifiquement d’après les principes de sa doctrine ne peut que donner cette réponse : il ne peut être question pour le moment d’un passage à une économie que l’on pourrait appeler socialiste dans le sens propre du terme et une économie du type bourgeois verra de nouveau le jour après l’élimination des vestiges de la féodalité et des éléments dynastiques. C’est donc pour ce modeste résultat qu’on accepterait « encore quelques années de guerre » ! On voudrait croire qu’il conviendrait, même si l’on est un socialiste convaincu, de renoncer à une fin qui met en oeuvre de tels moyens. Le problème ne se pose pas autrement dans le cas du bolchevisme et du spartakisme, et en général dans le cas de n’importe quelle espèce de socialisme révolutionnaire, car il est parfaitement ridicule de la part des révolutionnaires de condamner au nom de la morale la « politique de force » des hommes de l’ancien régime alors qu’en fin de compte ils utilisent exactement le même moyen - si justifiée que soit par ailleurs leur position lorsqu’ils refusent les buts de leurs adversaires.

Il semble donc que c’est bien le problème de la justification des moyens par la fin qui voue en général à l’échec l’éthique de conviction. En fait, il ne lui reste logiquement d’autre possibilité que celle de repousser toute action qui fait appel à des moyens moralement dangereux. Je dis bien logiquement. Car dans le monde des réalités nous constatons sans cesse par expérience que le partisan de l’éthique de conviction fait brusquement volte-face pour devenir un prophète millénariste et que les mêmes individus qui, quelques instants auparavant, avaient prêché la doctrine de l’ « amour opposé à la force », font justement appel quelques minutes plus tard à cette même force - à l’ultime force qui aboutira à l’anéantissement final de toute violence - à la manière de nos chefs militaires qui proclamaient lors de chaque nouvelle offensive : c’est la dernière, celle qui nous conduit à la victoire et qui nous apportera la paix. Le partisan de l’éthique de conviction ne peut supporter l’irrationalité éthique du monde. Il est un « rationaliste » cosmo-éthique. Ceux d’entre vous qui connaissent Dostoïevski pourront évoquer ici la scène du Grand Inquisiteur au cours de laquelle ce problème est exposé de façon pertinente. Il n’est pas possible de concilier l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité pas plus qu’il n’est possible de décréter au nom de la morale quelle est la fin qui justifiera tel moyen, si jamais on fait la moindre concession au principe.

Max Weber, « Le métier et la vocation d’homme politique », in Le savant et le politique, 10/18, pp.172-175