Il s’agit donc du but final que poursuit l’humanité, que l’Esprit se propose dans le monde et qu’il accomplit, poussé par une force infinie, absolue. Pour saisir cette fin ultime, il convient de se rappeler ce qui a été avancé au sujet de l’Esprit populaire [1]. Nous avons dit que l’objet de l’Esprit n’est autre que lui-même. Il n’y a rien de plus haut que l’Esprit, rien ne saurait être plus digne que lui de devenir son objet. L’Esprit ne peut trouver la paix, il ne peut s’occuper de rien avant de connaître ce qu’il est. Cela est certes une pensée générale, abstraite, et il existe un abîme entre ce que nous disons être l’intérêt suprême de l’Esprit et ce qui, dans l’histoire, a éveillé l’intérêt des peuples et des individus. Au point de vue empirique, nous constatons que les peuples se sont occupés pendant des siècles à poursuivre des buts, des intérêts particuliers. Que l’on songe, par exemple, au conflit entre Rome et Carthage. Un abîme sépare tout cela de cet intérêt essentiel que nous voulons reconnaître dans les phénomènes historiques. Cette contradiction entre les intérêts qui se manifestent dans l’histoire et ce qui a été posé comme l’intérêt absolu de l’Esprit, sera levée plus tard. Disons pour le moment qu’il est aisé de comprendre que l’Esprit libre se rapporte nécessairement à lui-même, que s’il en était autrement, il serait non libre et dépendant. Son but est de parvenir à la conscience de lui-même ou, ce qui revient au même, de rendre le monde adéquat à lui-même. Un effet, on peut dire, que l’Esprit doit s’approprier le monde objectif ou, inversement, que l’Esprit doit devenir ce qu’il est, expliciter et objectiver son concept. C’est dans l’objectivité qu’il prend conscience de sa propre félicité, car là où l’objectivité correspond à l’ « exigence intérieure », là réside la liberté. La fin ultime étant ainsi définie, la progression historique cesse de signifier un simple accroissement quantitatif. Ajoutons que notre conscience ordinaire admet elle aussi que, pour pouvoir connaître son essence, la conscience doit passer par certains stades de culture.

L’Esprit doit donc parvenir au savoir de ce qu’il est vraiment et objectiver ce savoir, le transformer en un monde réel et se produire lui-même objectivement. C’est là le but de l’histoire universelle. L’essentiel est ici que ce but soit un résultat. L’Esprit n’est pas un être naturel, comme l’animal qui est ce qu’il est immédiatement. L’Esprit se produit lui-même, il se fait lui-même ce qu’il est. Son être n’est pas existence en repos, mais activité pure : son être est d’avoir été produit par lui-même, d’être devenu pour lui-même, de s’être fait par soi-même. Pour exister vraiment, il faut qu’il ait été produit par lui-même : son être est le processus absolu. Ce processus, médiation de lui-même avec lui-même et par lui-même (et non par un autre), implique que l’Esprit se différencie en Moments distincts, se livre au mouvement et au changement et se laisse déterminer de diverses façons. Ce processus est aussi, essentiellement, un processus graduel, et l’histoire universelle est la manifestation du processus divin, de la marche graduelle par laquelle l’Esprit connaît et réalise sa vérité. Tout ce qui est historique est une étape de cette connaissance de soi. Le devoir suprême, l’essence de l’Esprit, est de se connaître soi-même et de se réaliser. C’est ce qu’il accomplit dans l’histoire : il se produit sous certaines formes déterminées, et ces formes sont les peuples historiques. Chacun de ces peuples exprime une étape, désigne une époque de l’histoire universelle. Plus profondément : ces peuples incarnent les principes que l’Esprit a trouvés en lui et qu’il a dû réaliser dans le monde. Il existe donc entre eux une connexion nécessaire qui n’exprime rien d’autre que la nature même de l’Esprit.

L’histoire universelle est la manifestation du processus divin absolu de l’Esprit dans ses plus hautes figures : la marche graduelle par laquelle il parvient à sa vérité et prend conscience de soi. Les peuples historiques, les caractères déterminés de leur éthique collective, de leur constitution, de leur art, de leur religion, de leur science, constituent les configurations de cette marche graduelle. Franchir ces degrés, c’est le désir infini et la poussée irrésistible de l’Esprit du Monde, car leur articulation aussi bien que leur réalisation est son concept même. Les principes des Esprits populaires, dans la série nécessaire de leur succession, ne sont eux-mêmes que les moments de l’unique Esprit universel : grâce à eux, il s’élève dans l’histoire à une totalité transparente à elle-même et apporte la conclusion.

A cette vision du processus par lequel l’Esprit réalise son but dans l’histoire, s’oppose l’idée qu’on se fait communément de la nature de l’Idéal et de ses rapports avec le réel. Rien n’est plus fréquent aujourd’hui que d’entendre des plaintes au sujet des idéaux - et il s’agit toujours d’idéaux posés par l’imagination ou par la raison - qui n’arrivent pas à s’incarner dans la réalité. On déplore notamment que les idéaux de la jeunesse dégénèrent en rêveries au contact de la froide réalité. Mais ces idéaux qui, durant la traversée de la vie, se brisent sur l’écueil de la dure réalité, ne sont peut-être que purement subjectifs. Peut-être n’existent-ils qu’au regard de tel ou tel individu qui s’est pris pour ce qu’il y a de plus haut et de plus intelligent. En tout cas, ils ne nous regardent pas ici. Car ce que l’individu s’imagine dans son individualité ne peut faire loi pour l’universelle réalité, de même que la loi universelle ne s’adresse pas exclusivement aux simples individus lesquels pourraient fort bien ne pas trop y trouver leur compte. L’individu se fait souvent des idées sur lui-même, les grands desseins et les actes grandioses qu’il veut accomplir, l’importance de sa personne et sa contribution au salut de ce monde. Mais ces idées ne mènent pas loin. Les rêves que l’individu peut faire à son propre sujet ne donnent qu’une idée exagérée de sa propre valeur. Pourtant il est fort possible que l’individu subisse une injustice - mais cela ne concerne pas l’histoire universelle et son progrès, dont les individus ne sont que les serviteurs, les instruments.

Parmi les idéaux, on compte aussi les idéaux de la raison, les idées du Bien, du Vrai, du Meilleur - idées qui, elles, méritent vraiment d’exiger leur satisfaction. A voir cette exigence rester inassouvie, on éprouve le sentiment d’une injustice objective, et des poètes comme Schiller ont exprimé d’une manière émouvante la tristesse qui en découle. Si nous disons en revanche que la Raison universelle se réalise dans le monde, nous ne nous référons certainement pas à tel ou tel individu empirique : celui-ci peut se trouver plus ou moins bien ou mal du fait que, dans ce domaine, les hasards et la particularité ont reçu du Concept le pouvoir d’exercer leur droit formidable. Lorsqu’on voit les faits particuliers, on peut se dire qu’il y a bien des choses injustes dans le monde. Il y aurait donc beaucoup à redire en ce qui concerne les aspects individuels du monde phénoménal. Mais il ne s’agit pas ici des particularités empiriques : elles sont sujettes au hasard et ne nous concernent point. En outre, rien n’est plus facile que de critiquer et de croire qu’en critiquant on fait preuve de bonne volonté, de meilleure connaissance des choses. La critique subjective qui ne vise que le particulier et ses défauts, sans y reconnaître la Raison universelle, est chose facile ; elle autorise toutes les fanfaronnades de l’exhibitionnisme, dans la mesure où elle donne, avec les airs de la générosité, l’assurance de la dévotion au bien général. Lorsqu’on considère les individus, les États, l’ordre du monde, il est plus facile de voir leurs défauts que de reconnaître leur vrai contenu. En critiquant négativement, on se donne des airs distingués et on survole dédaigneusement la chose sans y avoir pénétré, c’est-à-dire sans l’avoir saisie elle-même, sans avoir saisi ce qu’il y a de positif en elle. Certes, la critique peut être fondée, mais il est plus facile de découvrir les défauts que de trouver la substance : la manière dont on critique les œuvres d’art en est un exemple. Les hommes croient souvent qu’ils en ont fini avec telle chose dès qu’ils en ont trouvé le véritable défaut. Ils ont certes raison, mais ils ont également tort parce qu’ils en méconnaissent l’aspect positif. C’est la marque de la plus grande superficialité que de trouver en toute chose du mal et ne rien voir du bien positif qui s’y trouve. L’âge rend en général plus clément ; la jeunesse est toujours mécontente : c’est qu’avec l’âge le jugement mûrit, et s’il accepte le mal, ce n’est pas par désintéressement, mais parce qu’il a été instruit par le sérieux de la vie et a appris à se diriger vers le fond substantiel et solide des choses. Ce n’est pas là accommodement bon marché, mais une justice.

Maintenant, en ce qui concerne le vrai Idéal, c’est-à-dire l’idée de la Raison, l’idée à laquelle la philosophie doit aboutir, c’est que le monde réel est tel qu’il doit être ; que la Volonté de la Raison, le Bien, tel qu’il est concrètement, est réellement la plus grande puissance : la puissance absolue qui se réalise. Le vrai Bien, la Raison divine universelle, est aussi la puissance capable de se réaliser. La représentation la plus concrète de ce Bien, de cette Raison, est Dieu. Ce Bien, non pas en tant que pensée générale,, mais comme force efficace, est ce que nous appelons Dieu. La perspective philosophique veut qu’aucune force ne puisse s’élever au-dessus de la Puissance du Bien, de Dieu ; qu’aucune force ne puisse lui faire obstacle ou s’affirmer indépendante ; que Dieu possède un Droit souverain ; que l’histoire ne soit rien d’autre que le Plan de sa Providence. Dieu gouverne le monde ; le contenu de son gouvernement, l’accomplissement de son plan est l’histoire universelle. Saisir ce plan, voilà la tâche de la philosophie de l’histoire, et celle-ci présuppose que l’Idéal se réalise, que seul ce qui est conforme à l’Idée est réel. A la pure lumière de cette Idée divine, laquelle n’est pas un simple idéal, s’évanouit l’apparence que le monde est un devenir insensé. La philosophie veut connaître le contenu, la réalité de l’idée divine et justifier la réalité méprisée. Car la Raison est l’intellection de l’œuvre divine.

Ce qu’on appelle « réalité » est sujet à caution aux yeux de la philosophie : elle le considère comme quelque chose qui peut paraître, mais qui n’est pas en soi et pour soi réel. On pourrait interpréter cette conception comme une sorte de consolation face à l’image qu’on se fait du malheur absolu et de la folie qui règnent par le monde. Mais la consolation est une compensation factice d’un mal qui n’aurait pas dû se produire ; son domaine est celui des choses finies. Aussi bien la philosophie n’est pas une consolation, elle est quelque chose de plus. Elle réconcilie ; elle transfigure le réel qui paraît injuste et l’élève jusqu’au rationnel, en montrant qu’il est fondé sur l’Idée elle-même et en mesure de donner satisfaction à la raison. Car c’est dans la Raison que réside le Divin. Le contenu de la Raison est l’Idée divine, essentiellement le Plan de Dieu. Considérée comme histoire universelle, la Raison n’est pas la volonté subjective, mais l’action de Dieu. Mais pour la représentation, la Raison est la perception de l’Idée ; et déjà, Logos signifie étymologiquement la perception de ce qui a été exprimé - plus précisément, la perception du Vrai. La vérité du vrai : c’est le monde créé. Dieu parle ; il n’exprime que lui-même, et il est la puissance de s’exprimer, de devenir intelligible. Et c’est bien la vérité de Dieu, son image, que perçoit la Raison. Voici donc la conclusion de la philosophie : ce qui est vide n’est pas un idéal ; le seul idéal est ce qui est réel - l’Idée se rend elle-même perceptible dans le monde.

[1Voir Hegel, La raison dans l’histoire, « Les peuples », 10/18, pp. 80-83 (note jld).

Hegel, La raison dans l’histoire, 10/18, 1979, pp. 95-101