La multitude

24 mai 2004

Il faudrait commencer par une petite précision historique. Le terme de multitude était un terme péjoratif, négatif, qui était utilisé par la science politique classique. La multitude, c’était l’ensemble des personnes qui vivaient dans un monde pré-social qu’il s’agissait de transformer en une société politique, une société, et qu’il s’agissait donc de dominer. La multitude, c’est un terme de Hobbes qui signifie exactement cela. Dans toute la science politique classique, moderne et post-moderne, le terme de multitude se transforme par la suite en plèbe, en peuple, etc. L’homme d’État, c’est celui qui se trouve face à une multitude qu’il doit dominer. Tout cela, c’est à l’époque moderne, et donc avant la formation du capitalisme. Il est évident que le capitalisme a modifié les choses, parce qu’il a transformé la multitude en classes sociales. Cette rupture de la multitude en classes sociales a fondé toute une série de critères qui étaient des critères de redistribution de la richesse, et auxquels ces classes étaient subordonnées à travers une division du travail très spécifique et tout à fait adéquate. Aujourd’hui, dans la transformation du moderne en post-moderne, le problème redevient celui de la multitude. Dans la mesure où les classes sociales en tant que telles se délitent, le phénomène de l’auto-concentration organisatrice des classes sociales disparaît. On se trouve donc à nouveau face à un ensemble d’individus, et pourtant cette multitude est devenue absolument différente. C’est une multitude qui est 1e résultat d’une massification intellectuelle, elle ne peut plus être appelée plèbe ou peuple, parce que c’est une multitude riche. J’ai repris le terme multitude à Spinoza, parce que Spinoza raisonnait dans le cadre de cette anomalie extraordinaire qu’était la grandissime République hollandaise. Braudel la considérait comme le centre du monde : c’était une société où, dès le XIIè siècle, l’éducation obligatoire existait déjà. La structuration de la communauté y était extrêmement forte, et une forme « d’État-providence », extrêmement large, y existait aussi. Les individus étaient déjà riches. Or Spinoza pense précisément que la démocratie est l’accentuation maximale de l’activité créatrice de cette multitude riche. J’ai donc employé ce terme de Spinoza, qui avait lui-même renversé un terme de multitude considéré comme négatif - ce négatif que Hegel nommera plus tard « la bête féroce », c’est-à-dire ce qu’il faut organiser et dominer. Et cette multitude riche que Spinoza concevait au contraire comme la véritable contre-pensée du moderne, dans une continuité qui va de Machiavel à Marx et dont Spinoza constitue un peu le centre, le sommet, le moment de passage ambigu, anormal et fort, cette idée de la multitude c’est exactement le concept auquel on faisait allusion plus haut. Il existe aujourd’hui une multitude de citoyens, mais parler de citoyens, ce n’est pas suffisant, parce que c’est simplement qualifier en termes théoriques et juridiques des individus qui sont formellement libres. Il faudrait plutôt dire qu’il existe aujourd’hui une multitude de travailleurs intellectuels. Mais cela ne suffit pas non plus. En fait, il faut dire qu’il existe une multitude d’instruments productifs qui ont été intériorisés, incarnés à l’intérieur des sujets qui constituent la société. Mais là encore, c’est insuffisant : parce qu’il faut ajouter la réalité affective, reproductive, les désirs de jouissance. Voilà, c’est cela, aujourd’hui, la multitude - une multitude qui ôte au pouvoir toute transcendance possible, et qui ne peut être dominée si ce n’est de façon parasitaire, donc féroce.

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