Le travail

24 mai 2004

Du travail il y en a trop, parce que tout le monde travaille, et que tout le monde contribue à la construction de la richesse sociale. Cette richesse naît de la communication, de la circulation, et de la capacité à coordonner les efforts de chacun. Comme le dit Christian Marazzi [1], la production de la richesse est assurée aujourd’hui par une communauté biopolitique (le travail de ceux qui ont un emploi, mais aussi le travail des étudiants, des femmes, de tous ceux qui contribuent à la production de l’affectivité, de la sensibilité, des modes de sémiotisation de la subjectivité), production de la richesse que les capitalistes commandent et organisent à travers la « désinflation », c’est-à-dire la compression de tous les coûts que la coopération productive et les conditions sociales de sa reproduction exigent. Le passage de « l’inflation » (de désirs et de besoins) des années suivant 68 à la désinflation des coûts, représente la transition capitaliste du moderne au post-moderne, du fordisme au post-fordisme. C’est une transition politique au sein de laquelle le travail salarié a été exalté comme matrice fondamentale de la production des richesses. Mais le travail a été séparé de sa puissance politique. Cette puissance politique venait de travailleurs regroupés au sein des usines, organisés à l’intérieur de structures syndicales et politiques fortes. La destruction de ces structures a laissé derrière elle une masse informe - pour un regard extérieur - de prolétaires qui s’agitent sur le territoire : un véritable fourmillement, qui produit des richesses à travers une collaboration et une coopération continues. En fait, si on regarde le monde d’en bas, le monde des fourmis... là où se déroule notre vie, on s’aperçoit de l’incroyable capacité productive que ces travailleurs ont désormais acquise. C’est cela l’incroyable paradoxe face auquel nous nous trouvons. C’est que le travail est encore considéré comme emploi, comme travail « employé » par le capital, dans des structures qui l’assujettissent directement à l’organisation capitaliste de la production.

La légitimité sociale et productive de l’activité est toujours soumise à l’« employabilité » - néologisme barbare, mais qui exprime bien la nouvelle nature de la subordination - par l’entreprise ou par l’État. On a glissé progressivement du « travail » à l’« emploi », mais ce qui valide l’activité n’est pas tellement la participation effective à la production de la richesse - combien d’emplois sont « improductifs » de ce point de vue ! - mais la subordination à des formes de contrôle de l’entreprise ou de l’État. Ce qui détermine un consensus de fond sur le « travail » entre gauche et droite, entre patrons et syndicats.

Pourtant aujourd’hui, ce lien entre production de la richesse et travail salarié - qui est un vieux lien marxien, mais qui, avant d’être marxien, a été un lien établi par l’économie politique classique - a été rompu. Le travailleur, aujourd’hui, n’a plus besoin d’instruments de travail (c’est-à-dire de capital fixe) qui soient mis à sa disposition par le capital. Le capital fixe le plus important, celui qui détermine les différentiels de productivité, désormais se trouve dans le cerveau des gens qui travaillent c’est la machine-outil que chacun d’entre nous porte en lui. C’est cela la nouveauté absolument essentielle de la vie productive, aujourd’hui. C’est un phénomène complètement essentiel, parce que précisément le capital, à travers son renouvellement, son changement interne, à travers la révolution néolibérale, à travers la redéfinition de l’État-providence, « dévore » cette force de travail. Mais comment la dévore-t-il ? Il le fait dans une situation qui est structurellement ambiguë, contradictoire et antagoniste. L’activité productrice de richesses n’est pas réductible à l’emploi. Les chômeurs travaillent, le travail au noir est plus producteur de richesses que celui des employés. Et inversement l’emploi est aussi assisté que le chômage. La flexibilité et la mobilité de la main d’œuvre n’ont été imposés ni par le capital, ni par l’échec des accords fordistes et welfairistes sur le salaire et sur la redistribution du revenu entre patrons, syndicats et État, accords qui ont pratiquement dominé la vie sociale et politique dans les cinquante dernières années. Aujourd’hui, on se trouve dans une situation où, précisément, le travail est « libre ». Bien entendu, le capital a gagné, il a anticipé les possibilités d’organiser politiquement les nouvelles formes de coopération productive et la « puissance » politique de celles-ci. Pourtant, si on prend un peu de recul, et sans pécher pour cela par optimisme, il faut aussi dire que la force de travail que l’on a connue, c’est-à-dire la classe ouvrière, a lutté pour refuser la discipline d’usine. Et l’on est à nouveau confronté au problème de l’évaluation d’une transition politique qui est, historiquement, aussi importante que celle qui fait passer de l’Ancien Régime à la Révolution. On peut à bon droit dire qu’on a vécu, dans la seconde moitié du xxe siècle, une transition au sein de laquelle le travail s’est émancipé. Il s’est émancipé par sa capacité à devenir intellectuel, immatériel ; il s’est émancipé de la discipline d’usine. Et c’est précisément cela qui détermine la possibilité d’une révolution globale, fondamentale et radicale de la société contemporaine capitaliste. Le capitaliste est désormais un parasite : non pas en tant que capitaliste financier, dans les termes marxistes classiques, mais parce qu’il n’a plus la capacité de maîtriser unilatéralement la structure du processus du travail, à travers la division entre travail manuel et travail intellectuel. Les nouvelles formes de subjectivité ont cassé et rendu réversible cette séparation, en produisant de nouveaux moyens d’expression de leur propre puissance et un terrain de lutte et de négociation.


[1La Place des chaussettes, Éditions de l’Éclat, Paris, 1997

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