Le cerveau-machine
Il est clair que lorsqu’on commence à dire que la machine-outil a été arrachée au capital par l’ouvrier, pour qu’elle le suive toute sa vie, que l’ouvrier a incarné cette puissance de production à l’intérieur de son propre cerveau, ou quand on dit que le refus du travail a gagné par rapport au régime disciplinaire de l’usine, il s’agit de quelque chose de très fort et de très vital. Parce que si le travail, si l’outil de travail est incarné dans le cerveau, alors l’outil de travail/cerveau devient la plus grande potentialité productive mise en oeuvre aujourd’hui afin de construire de la richesse. Mais, en même temps, l’homme est « entier », le cerveau fait partie du corps, l’outil est incarné non seulement dans le cerveau mais aussi dans tout ce qui appartient au « sentir », dans l’ensemble des « esprits animaux » qui agitent la vie d’une personne. Le travail se construit donc à partir des outils qui ont été incarnés, mais cette incarnation comprend la vie. À travers l’appropriation de l’outil, c’est la vie elle-même qui est mise en production. Et mettre en production la vie, cela signifie essentiellement mettre en production les éléments de communication de la vie. Une vie individuelle ne saurait être productive. La vie individuelle devient productive - et intensément productive - dans la mesure où elle entre en communication avec d’autres corps, avec d’autres outils incarnés. Mais si tout cela est vrai, alors le langage, en tant que forme fondamentale de coopération et de production, devient central dans ce processus. Or le langage, comme le cerveau, est rattaché à un corps, et le corps ne s’exprime pas simplement en formes rationnelles ou pseudo-rationnelles, ou encore en images : il s’exprime aussi à travers des puissances, des puissances de vivre, ce que nous appelons des affects. La vie affective devient donc l’une des expressions de l’outil de travail incarné à l’intérieur du corps. Cela signifie que le travail, de la manière dont il s’exprime aujourd’hui, n’est pas simplement productif de richesses mais aussi, et surtout, de langages qui produisent cette richesse, l’interprètent et en jouissent. Ces langages sont aussi bien rationnels qu’affectifs. Et tout cela a d’importantes conséquences sur la définition des sujets. Parce qu’à partir du moment où on a enlevé à la classe ouvrière le privilège d’être l’unique représentant du travail productif, et que l’on a ramené ce travail productif à tous les sujets qui ont incarné l’outil de travail et l’expriment dans des formes linguistiques, alors on doit dire que tous ceux qui produisent des puissances vitales se trouvent à l’intérieur de ce processus, et qu’ils s’y trouvent même de manière essentielle. Qu’on pense par exemple à tout le circuit de reproduction de la force de travail, de la maternité à l’éducation, de la gestion de la communication à l’organisation du soi-disant temps libre, tout cela entre aujourd’hui à l’intérieur de la production. Il s’agit ici d’une formidable possibilité de remplir le concept de communisme par autre chose qu’une rationalisation, une accélération, une modernisation ou une super-modernisation du capitalisme. On a la possibilité d’expliquer la’ production et donc d’organiser la vie humaine à l’intérieur même de cette richesse constituée par toutes les puissances de l’outil : les langages et les affects.