De la parole - (Léviathan, I, chap.4)
L’origine de la parole.
L’invention de l’imprimerie, quoiqu’ingénieuse, n’est pas grand’chose en comparaison de celle de l’écriture. Mais on ne sait pas qui inventa le premier l’usage de l’écriture. On dit que celui qui l’introduisit en Grèce fut Cadmus, fils d’Agénor, le roi de Phénicie. C’était une invention très utile à la perpétuation du souvenir du temps passé et au rapprochement des hommes dispersés en des régions si nombreuses et si éloignées ; difficile, au demeurant, car elle procède de l’observation attentive des divers mouvements de la langue, du palais, des lèvres et des autres organes de la parole, observation grâce à laquelle on a pu instituer un nombre égal de différences dans les caractères, afin de rappeler ces mouvements. Mais l’invention la plus noble et la plus profitable de toutes, ce fut celle de la PAROLE, consistant en des dénominations ou appellations et dans leur mise en relation , invention grâce à laquelle les hommes enregistrent leurs pensées, les rappellent quand elles sont passées et aussi se les déclarent l’un à l’autre, pour leur utilité naturelle et pour communiquer entre eux, et sans laquelle il n’y aurait pas eu parmi les hommes plus de République, de société, de contrat et de paix que parmi les lions, les ours et les loups. Le premier auteur de la parole fut Dieu lui-même, qui indiqua à Adam comment nommer les créatures qu’il présentait à sa vue [1]. Car l’Écriture n’en dit pas davantage sur cette question. Mais cela suffisait pour le conduire à ajouter d’autres dénominations à mesure que l’expérience et l’usage des créatures lui en donneraient l’occasion, et à les associer petit à petit de manière à se faire comprendre. Et ainsi, le temps s’écoulant, il a pu acquérir tout le langage pour lequel il ait trouvé un usage, même si ce langage n’était pas aussi riche que celui dont a besoin un orateur ou un philosophe. Car je ne trouve rien dans l’Écriture dont on puisse conclure directement ou par voie de conséquence qu’Adam ait été instruit des dénominations concernant toutes les figures, tous les nombres, mesures, couleurs, sons, phantasmes , relations ; encore moins des dénominations qui s’appliquent à des mots ou à des façons de parler, comme général, spécial, affirmatif, négatif, interrogatif, objectif, infinitif, tous mots utiles ; et moins que tous autres, de termes comme entité, intentionnalité, quiddité et des autres mots sans signification de l’École.
Mais tout ce langage obtenu puis accru par Adam et sa postérité fut perdu derechef à la tour de Babel, quand la main de Dieu frappa chaque homme, à cause de sa rébellion, de l’oubli de son premier lan gage. C’est de ces hommes ainsi forcés à se disperser dans différentes parties du monde que durent nécessairement procéder peu à peu les diverses langues qui existent maintenant selon ce que la nécessité, mère de toutes les inventions, leur enseigna ; le temps s’écoulant, ces langues devinrent partout plus riches.
A quel usage sert la parole.
L’usage général de la parole est de transformer notre discours mental en discours verbal, et l’enchaînement de nos pensées en un enchaînement de mots ; et ceci en vue de deux avantages : d’abord d’enregistrer les consécutions de nos pensées ; celles-ci, capables de glisser hors de notre souvenir et de nous imposer ainsi un nouveau travail, peuvent être rappelées par les mots qui ont servi à les noter ; le premier usage des dénominations est donc de servir de marques ou de notes en vue de la réminiscence. L’autre usage consiste, quand beaucoup se servent des mêmes mots, en ce que ces hommes se signifient l’un à l’autre, par la mise en relation et l’ordre de ces mots, ce qu’ils conçoivent ou pensent de chaque question, et aussi ce qu’ils désirent, ou qu’ils craignent, ou qui éveille en eux quelque autre passion. Dans cet usage, les mots sont appelés des signes. Les usages particuliers de la parole sont les suivants : premièrement, d’enregistrer ce qu’en y pensant on trouve être soit la cause d’une chose présente ou passée, soit ce que les choses présentes ou passées peuvent produire ou réaliser : en somme, c’est l’acquisition des arts. Deuxièmement, d’exprimer à autrui la connaissance que l’on a atteinte : il s’agit là de se conseiller et de s’enseigner les uns les autres. Troisièmement, de faire connaître à autrui ses volontés et ses projets, de façon que nous recevions les uns des autres une aide mutuelle. Quatrièmement, de contenter et de charmer soit autrui soit nous-mêmes en jouant innocemment avec nos mots, pour le plaisir ou l’agrément.
Les abus du langage.
A ces usages correspondent aussi quatre abus : Le premier se manifeste quand des hommes enregistrent incorrectement leurs pensées, à cause de la signification flottante des mots dont ils se servent, qui leur fait enregistrer comme étant leurs conceptions des choses qu’ils n’ont jamais conçues, et ainsi s’induire eux-mêmes en erreur. Le second, quand on use des mots métaphoriquement, c’est-à-dire en un autre sens que celui auquel ils sont destinés, et qu’ainsi on induit les autres en erreur. Le troisième, quand on se sert des mots pour donner comme étant sa volonté ce qui ne l’est pas. Le quatrième, quand les hommes se servent des mots pour se blesser les uns les autres : étant donné en effet que la nature a armé les créatures vivantes les unes de dents, les autres de cornes, d’autres enfin de mains, pour leur permettre de blesser leur ennemi, ce n’est rien d’autre qu’un abus de la parole que de le blesser avec la langue, à moins qu’il ne s’agisse d’un homme que nous sommes obligés de gouverner : car alors ce n’est pas le blesser, mais le corriger et l’amender.
La manière dont la parole sert à la réminiscence de la consécution des causes et des effets consiste dans l’imposition et la mise en relation des dénominations.
Les dénominations propres, communes et universelles.
Parmi les dénominations, certaines sont propres et particulières à une seule chose ; ainsi : Pierre, Jean, cet homme, cet arbre. Et certaines sont communes à un grand nombre de choses, ainsi celles-ci : homme, cheval, arbre, dont chacune, tout en constituant une seule dénomination, n’en est pas moins la dénomination de diverses choses particulières ; eu égard à l’ensemble de toutes ces choses on l’appelle un universel : il n’y a rien d’universel dans le monde, en dehors des dénominations ; car les choses nommées sont toutes individuelles et singulières.
On impose une dénomination universelle à des choses multiples parce qu’elles se ressemblent par quelque qualité ou quelque autre accident : et, alors qu’une dénomination propre ne fait venir à l’esprit qu’une seule chose, les universaux rappellent n’importe laquelle de ces choses multiples.
Des dénominations universelles, les unes sont d’une plus grande étendue, les autres d’une plus petite, les plus vastes englobant celles qui le sont moins ; certaines sont d’égale étendue, s’englobant réciproquement l’une l’autre. Par exemple, la dénomination de corps a une signification plus vaste que celle d’homme, et l’englobe ; mais les dénominations d’homme et de raisonnable sont d’égale étendue, s’englobent mutuellement l’une l’autre. Mais il faut ici remarquer qu’on n’entend pas toujours, par dénomination, un seul mot, comme dans la grammaire, mais parfois un grand nombre de mots associés dans une périphrase. Car ces mots : Celui qui, dans ses actions, observe les lois de son pays [2], ne constituent qu’une seule dénomination équivalente à celle-ci : juste.
En imposant ainsi des dénominations d’une signification plus étendue ou plus resserrée, nous remplaçons le calcul des consécutions de choses imaginées dans l’esprit par un calcul des consécutions d’appellations. Si par exemple quelqu’un qui n’a aucun usage de la parole (tel un homme né et demeuré entièrement sourd et muet) place devant ses yeux un triangle, et, à côté, deux angles droits (tels que sont les coins d’une figure carrée), il pourra en y réfléchissant faire la comparaison, et trouver que les trois angles de ce triangle sont égaux à ces deux angles droits qui se trouvent à côté. Mais si on lui montre un nouveau triangle qui par sa forme diffère du précédent, il ne pourra pas, sans un nouvel effort, savoir si les trois angles de ce second triangle sont égaux à la même quantité. Mais l’homme qui a l’usage de mots, observant que cette égalité n’est pas consécutive à la longueur des côtés ni à aucune autre propriété particulière de ce triangle, mais seulement au fait que les côtés sont des lignes droites, et les angles au nombre de trois, et que c’est pour cela seulement qu’il a nommé cette figure triangle, conclura hardiment et de manière universelle que cette égalité des angles droits est dans tout triangle, quel qu’il soit. Et il enregistrera sa découverte dans ces termes généraux : Tout triangle a ses trois angles égaux à deux droits. Et ainsi la consécution trouvée dans un seul cas particulier sera enregistrée et gardée en mémoire comme une règle universelle ; ce qui dispense notre calcul mental de tenir compte du moment et de l’endroit, nous délivre de tout travail de l’esprit, hormis le premier, et fait que ce qui a été trouvé vrai ici et maintenant est vrai en tous temps et en tous lieux.
Mais l’usage des mots pour enregistrer nos pensées n’est nulle part aussi manifeste que dans l’emploi de la numération. Un homme qui est de naissance faible d’esprit, et qui n’a jamais pu apprendre par cœur l’ordre des noms de nombres, tels que un, deux, trois, peut remarquer tous les coups de l’horloge, hochant la tête à chacun, ou dire : un, un, un mais il ne pourra jamais savoir quelle est l’heure qui sonne. Il semble qu’il y ait eu un temps où ces noms de nombres n’étaient pas en usage et où les hommes étaient obligés d’appliquer les doigts d’une main, ou des deux, sur les choses dont ils voulaient tenir un compte : et c’est de là que procèderait ce fait, que de nos jours les noms de nombres ne sont pas plus de dix, dans quelque nation que ce soit, voire, dans certaines, de cinq, et qu’ensuite on les répète. Et si celui qui sait compter jusqu’à dix récite ces nombres en désordre, il se perdra et ne saura pas s’il est au bout ; il sera bien moins capable encore d’additionner, de soustraire, et d’accomplir les autres opérations de l’arithmétique. Sans mots, il n’est donc pas possible de conduire un calcul portant sur des nombres : beaucoup moins encore un calcul portant sur les grandeurs, la vitesse, la force, et les autres choses dont le calcul est nécessaire à l’existence ou au bien-être de l’humanité.
Quand deux dénominations sont jointes ensemble dans une consécution ou affirmation, telles que Un homme est une créature vivante, ou Si c’est un homme, c’est une créature vivante, si la deuxième dénomination, créature vivante, désigne tout ce que désigne la première homme, alors l’affirmation ou consécution est vraie ; autrement elle est fausse. Car vrai et faux sont des attributs de la parole, et non des choses. Là où il n’est point de parole, il n’y a ni vérité ni fausseté. Il peut y avoir erreur, comme lorsqu’on attend ce qui n’arrivera pas ou qu’on suppose ce qui n’est pas arrivé : mais ni dans un cas ni dans l’autre on ne peut vous reprocher de manquer à la vérité.
Nécessité des définitions.
Puisque la vérité consiste à ordonner correctement les dénominations employées dans nos affirmations, un homme qui cherche l’exacte vérité doit se rappeler ce que représente chaque dénomination dont il use, et la placer en conséquence : autrement, il se trouvera empêtré dans les mots comme un oiseau dans des gluaux ; et plus il se débattra, plus il sera englué. C’est pourquoi en géométrie, qui est la seule science que jusqu’ici il ait plu à Dieu d’octroyer à l’humanité, on commence par établir la signification des mots employés, opération qu’on appelle définitions, et on place ces définitions au début du calcul.
On voit par là combien il est nécessaire à quiconque aspire à une connaissance vraie d’examiner les définitions des auteurs qui l’ont précédé, de les corriger lorsqu’elles sont rédigées avec négligence, ou bien de les composer par lui-même. Car les erreurs de définition se multiplient d’elles-mêmes à mesure que le calcul avance, et elles conduisent les hommes à des absurdités qu’ils finissent parapercevoir, mais dont ils ne peuvent se libérer qu’en recommençant tout le calcul à partir du début, où se trouve le fondement de leurs erreurs. De là vient que ceux qui se fient aux livres font comme ceux qui additionnent beaucoup de totaux partiels en un total plus général sans considérer si ces totaux partiels ont été bien calculés ou non ; trouvant finalement une erreur manifeste, et ne suspectant pas leurs premiers fondements, ils ne savent pas comment s’en sortir : ils passent leur temps à voleter à travers leurs livres, comme des oiseaux qui, entrés par la cheminée, se trouvent enfermés dans une pièce et volètent vers la lumière trompeuse des carreaux de la fenêtre, n’ayant pas assez d’esprit pour considérer par où ils sont entrés. C’est donc sur la définition correcte des dénominations que repose le premier usage de la parole, qui est l’acquisition de la science. Et c’est sur les définitions incorrectes ou dans l’absence de définitions que repose le premier abus, duquel procèdent toutes les thèses fausses ou absurdes, et par lequel les hommes qui reçoivent leur instruction de l’autorité des livres et non de leur propre réflexion tombent aussi bas au-dessous de la condition de l’ignorant que les hommes dotés de la vraie science s’élèvent au-dessus. Car l’ignorance tient le milieu entre la vraie science et les doctrines erronées. La sensation et l’imagination naturelles ne sont pas sujettes à l’absurdité. La nature, en elle-même, ne peut se tromper. Mais à mesure que les hommes disposent d’un langage plus riche, ils deviennent plus sages ou plus fous qu’on n’est ordinairement. Sans l’usage des Lettres, il n’est pas possible de devenir remarquablement sage, ou (à moins d’avoir la mémoire altérée par une maladie ou une mauvaise constitution des organes) remarquablement sot. Car les mots sont les jetons des sages, qui ne s’en servent que pour calculer, mais ils sont la monnaie des sots, qui les estiment en vertu de l’autorité d’un Aristote, d’un Cicéron, d’un saint Thomas, ou de quelque autre docteur, qui, en dehors du fait d’être un homme, n’est pas autrement qualifié.
Ce qui est sujet à dénominations.
Sont sujets à dénominations tous les objets qui peuvent entrer dans un compte, ou y être pris en considération, être ajoutés l’un à l’autre pour faire une somme ou soustraits l’un de l’autre de manière à laisser un reste. Les Latins appelaient les comptes monétaires rationes et le fait de compter ratiocinatio. Et ce que, dans les factures et dans les livres de compte, nous appelons une écriture, ils l’appelaient nomen, c’est-à-dire dénomination. C’est à partir de là, semble-t-il, qu’ils en vinrent à appliquer, par extension, le mot de ratio à la faculté de calculer dans tous les autres domaines. Les Grecs n’ont qu’un mot, logos pour désigner à la fois la parole et la raison : non qu’ils pensassent qu’il n’est pas de parole dont la raison soit absente, mais parce qu’ils pensaient que sans la parole il n’y a pas de raisonnement. L’acte de raisonner, ils l’appelèrent syllogisme, mot qui désigne le fait d’ajouter à une chose dite les conséquences attachées à une autre. Et parce que la même chose peut entrer en compte en fonction d’accidents divers, les dénominations des choses ont été diversement déformées et diversifiées, afin d’exprimer cette diversité. Cette diversité des dénominations peut se réduire â quatre chefs généraux.
Premièrement, une chose peut entrer en compte en qualité de matière ou de corps, sous les noms de vivante, sensible, raisonnable, chaude, froide, mue, immobile. Avec toutes ces dénominations les mots matière ou corps sont sous-entendus : ce sont autant de dénominations de la matière.
Deuxièmement, une chose peut entrer en compte ou être prise en considération à cause de quelque accident ou qualité que nous concevons être en elle ; par exemple, parce qu’elle est mue, parce qu’elle est longue de tant, parce qu’elle est chaude, etc. Alors nous faisons de la dénomination de la chose elle-même, par un petit changement, par une petite déformation, la dénomination de l’accident : au lieu de vivante, nous introduisons dans notre compte le mot vie, au lieu de mu, mouvement ; au lieu de chaud, chaleur ; au lieu de long, longueur, et ainsi de suite. Toutes ces dénominations sont les dénominations des accidents et propriétés par lesquels une matière, un corps, se distingue d’un autre. On les appelle des dénominations abstraites, parce qu’elles sont disjointes, non certes de la matière, mais du compte qui concerne la matière.
Troisièmement, nous faisons entrer en compte les propriétés de notre propre corps, grâce auxquelles nous opérons une telle distinction ; par exemple, lorsqu’une chose est vue par nous, notre calcul ne porte pas sur la chose elle-même, mais sur la vision, la couleur, l’idée de la chose telle qu’elle est dans l’imagination ; et quand une chose est entendue, notre calcul ne porte pas sur elle, mais seulement sur l’audition, ou son, qui est le phantasme, la conception, que nous en fournit l’oreille. Ce sont là des dénominations de phantasmes.
L’usage des dénominations positives.
Quatrièmement, nous portons en compte, considérons et dotons de dénominations les dénominations elles-mêmes, ainsi que les manières de parler : car général, universel, spécial, équivoque sont des dénominations de dénominations. Et affirmation, interrogation, commandement, narration, syllogisme, sermon, allocution, et beaucoup de termes de ce genre sont des dénominations qui désignent des manières de parler.
Telle est toute la variété des dénominations positives, qui sont mises pour noter quelque chose qui se trouve dans la nature ou peut être feint par l’esprit humain (par exemple : les corps qui existent ou dont on peut concevoir l’existence) ; ou les propriétés que possèdent les corps ou qu’on peut leur attribuer fictivement ; ou enfin, les mots et la parole.
Les dénominations négatives et leurs usages.
Il y a aussi d’autres dénominations qu’on appelle négatives. Ce sont des notes qui signifient qu’un mot n’est pas la dénomination de la chose en question ; par exemple les mots rien, personne, infini, ineffable, trois moins quatre ; et ainsi de suite. On s’en sert néanmoins dans le calcul ou la correction du calcul, et aussi pour rappeler à notre esprit ses méditations passées, quoiqu’elles ne soient la dénomination d’aucune chose. Mais elles nous servent à refuser d’admettre des dénominations employées à tort.
Les mots dénués de sens.
Toutes les autres dénominations ne sont que des sons dénués de signification. Il y en a de deux sortes. La première se rencontre lorsqu’elles sont nouvelles, et que leur sens n’est pas expliqué par une définition : les Scolastiques et des philosophes embrouillés dans leur propre pensée en ont forgé un grand nombre.
La seconde se présente lorsqu’on fabrique une dénomination avec deux dénominations dont tes significations sont contradictoires et incompatibles ; telle cette dénomination, corps incorporel ou, ce qui revient au même, substance incorporelle ; et il y en a bien d’autres. En effet, chaque fois qu’une affirmation est fausse, les deux dénominations dont elle est composée, une fois associées en une seule, ne signifient rien. Par exemple, si c’est une fausse affirmation de dire qu’un quadrilatère est rond, l’expression quadrilatère rond ne signifie rien : ce n’est qu’un son. De même est-il faux de dire que la vertu peut être versée ou soufflée dans telle ou telle direction. Les mots de vertu infuse ou de vertu insufflée sont aussi absurdes et dénués de signification qu’un quadrilatère rond. Aussi ne rencontrera-t-on guère de mot dépourvu de sens et de signification qui ne soit pas fait de quelques dénominations latines ou grecques. C’est rarement qu’un Français entendra notre Sauveur désigné par la dénomination de Parole, mais fréquemment par celle de Verbe. Et pourtant toute la différence entre Verbe et Parole, c’est que l’un est latin et l’autre français.
La compréhension.
Quand un homme, en entendant parler, a les pensées que les paroles prononcées et leur mise en relation avaient comme destination, comme tâche assignée, de signifier, on dit alors qu’il comprend ces paroles. La compréhension n’est en effet rien d’autre que la conception causée par la parole. Par conséquent, si la parole est propre à l’homme (et pour autant que je sache il en est ainsi), la compréhension lui est particulière, elle aussi. Par conséquent aussi, il ne peut pas y avoir compréhension des affirmations absurdes et fausses, au cas où elles seraient universelles, encore que beaucoup de gens pensent comprendre alors qu’ils ne font que répéter les mots à voix basse, ou les repasser dans leur esprit.
Des façons de parler qui expriment les appétits, les aversions et les passions de l’esprit humain, de leur usage et de leur abus, je parlerai après avoir parlé des passions.
Les dénominations flottantes.
Les dénominations des choses qui nous affectent, c’est-à-dire qui nous plaisent et nous déplaisent, sont, dans les entretiens ordinaires des hommes, d’une signification flottante, parce que la même chose n’affecte pas de même tous les hommes, ni le même homme en des moments différents. Étant donné en effet que toutes les dénominations sont attribuées pour signifier nos conceptions, et que toutes nos affections ne sont que des conceptions, nous ne pouvons guère éviter, quand nous concevons différemment les mêmes choses, de les nommer différemment. Car quoique la nature de ce que nous concevons soit la même, cependant les diverses façons dont nous la recevons en fonction de nos constitutions corporelles différentes, et des différentes façons dont notre opinion est prévenue, donnent à toute chose une teinture de nos différentes passions. C’est pourquoi en raisonnant on doit prendre garde aux mots qui, outre la signification de ce que nous imaginons de leur nature, en ont une aussi qui vient de la nature, des dispositions et des intérêts de celui qui parle. Telles sont les dénominations des vertus et des vices ; car l’un appelle sagesse ce qu’un autre appelle crainte ; l’un nomme cruauté ce que l’autre nomme justice ; l’un appelle prodigalité ce qu’un autre appelle magnificence ; l’un nomme gravité ce que l’autre nomme hébétude, etc. Aussi de telles dénominations ne peuvent-elles jamais constituer le fondement véritable d’aucun raisonnement. Pas davantage, les métaphores et les figures de rhétorique ; mais celles-ci sont moins dangereuses, parce qu’elles professent leur caractère flottant, ce que ne font pas les dénominations dont nous venons de parler.