Vivre avec autrui, c’est prendre un risque en incluant dans son cadre de vie un élément dont on ne sait pas les véritables motivations et capacités. Toutefois, vivre avec autrui est un impératif pour les hommes, voir une pente naturelle parce que cet animal non adapté à la Nature, doit sommer sa force avec les autres pour pouvoir survivre.
La vie avec l’autre est donc nécessaire mais porteuse de risques, voir de conflits qui sont du à la possibilité de chacun d’agir comme il l’entend.
Pour faire en sorte que cette vie avec autrui soit la moins conflictuelle et donc la plus efficace, il faut donc atteindre la liberté d’action de chacun et lui imposer des limites, et pour cela même il faut établir un appareil qui contraigne à respecter ces limites. La vie avec autrui passe par le contrôle de la liberté d’autrui.
Mais comment est-ce que ce contrôle peut prétendre atteindre notre liberté ? Est-ce là un épanouissement parce qu’il permet la stabilité des sociétés ou bien est-ce une régression qui n’est pas dans notre intérêt ?
Pour vivre en société, avec les autres, devrions nous nous assurer de l’action d’autrui en restreignant sa liberté pour éviter tout conflit ?
A priori, avec une telle formulation on peut dire que oui. Si autrui n’est plus libre, je ne prends plus de risques à vivre avec lui. Cependant nous cherchons à savoir quel est notre plus grand intérêt. Contenir la liberté d’autrui, ne présente t’il pas des inconvénients assez grand pour se demander si nous avons intérêt à la liberté d’autrui.
II faut donc aussi bien voir comment spontanément, la vie avec autrui s’institue comme le contrôle de la liberté, et comment cela peut être dépassé s’il y a là quelque intérêt.

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La liberté d’autrui est d’abord une liberté manifeste d’action. L’autre peut agir sur moi, a priori comme bon lui semble, mais défini comme autre, J "e ne peux pas savoir quelles sont ses intentions. L’éventualité qu’il puisse me mettre en péril est la première qui me pousse à agir et à prévenir cela. Ainsi autrui est surtout vu comme un facteur risque qu’il faut contenir : on a l’esquisse d’un rapport de domination ou autrui est vu comme devant être dominé.
Comme ce même raisonnement s’applique à tous, il y a des tentatives de dominations « de tous contre tous », c’est à dire des conflits permanents. Ceux ci sont issus de la liberté totale d’action qui peut réveiller le sens de la conservation de l’être de chacun et provoquer sa réaction.
Pour remédier à cet état de conflits permanents, il faut s’attaquer à une de ses conditions que l’on peut modifier : la liberté de chacun d’agir comme il veut.

Cette liberté peut en effet être contrôlée. Spontanément donc les hommes en vivant avec autrui tendent au contrôle de la liberté d’autrui pour mettre fin à tout conflit possible mais comment cela est-il réalisable ? Les hommes renoncent en effet à l’expression de leur tendance à persévérer dans l’être par le conflit en limitant leur liberté d’action : mais alors il faut bien un élément qui puisse se charger de faire respecter à tous cet engagement.
Pour remédier aux conflits permanents, il y a le moyen qui est le contrat mutuel passé par chacun quant aux limites de sa liberté et il y a le moyen du moyen, ou État qui se charge de faire respecter ces contrats sous peines de sanctions.

Vivre avec autrui implique dans cette perspective première une restriction de la liberté d’autrui : les autres sont tels qu’ils doivent être et s’il ne le sont pas, ils y sont forcé par l’État. L’institution de l’État est celle d’un outil de régulation qui doit faire accepter les limites de sa liberté à autrui pour qu’il accède à la vie commune. Ainsi la vie avec autrui est régulée, stabilisée, sans conflits parce que l’autre est tel qu’il doit être, et ce qu’il doit être ne peut me mettre en péril selon le contrat passé. L’imprévisibilité de l’autre par sa liberté ayant été dominé, autrui est « contenu », et je n’ai pas à m’inquiéter.
Notre intérêt semble résider dans l’aliénation d’autrui à la société sous la tutelle de l’État. Cette aliénation réduit la liberté d’autrui et l’oblige à se définir tel qu’on veut qu’il soit défini. S’il était totalement libre de ses actions, il serait de nouveau imprévisible et vu comme une menace.

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Toutefois, qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire que réduire la liberté d’autrui ? Comment peut-elle être acceptée ou rejetée ? Quelle est sa réalité ?

Car s’il y a besoin d’un État pour contraindre à limiter les libertés c’est que cette limite n’est pas spontanée et qu’elle peut être mise en question.
Dans la théorie, tout autrui se plie au contrat réciproque qui limite les libertés de chacun, et l’état le vérifie. Mais si l’État est un outil de régulation, il comporte par son rôle de répression le risque de devenir un outil de domination qui devient l’instrument d’un petit nombre de dominants qui font autrui tels qu’ils veulent qu’ils soient.

Dans ce rapport de domination, la légitimité de l’état est elle-même atteinte. En effet, celui ci n’est plus objectif comme moyen du moyen mais passe sous le contrôle d’une poignée d’homme. L’État devient alors simplement moyen de domination. Mais comment et jusqu’où cet État de fait et non plus de droit en quelque sorte peut-il se poursuivre ?
L’action de l’État, ne passe ni par la force de la domination ni par la ruse, en effet la multitude, autrui, est tout à fait capable de se révolter, y compris l’appareil de répression de l’État. L’action de l’état passe par l’autorité, et n’a ni recours à la force, ni à la ruse, mais à la simple obéissance de ceux qu’il gouverne et qui selon La Boétie sont complices de cette servitude volontaire sous le poids de la tradition passée. Le rapport de domination par l’état tel qu’il vient d’être décrit montre l’absence de liberté de chacun, puisque tout autrui est totalement aliéné à l’état donné des choses et ne veut en changer. II n’y a pas de liberté dans le sens où il n’y a pas d’horizons nouveaux et cette perte de la liberté est consentie par la majorité.

II y a aussi dans le discours de La Boétie des hommes dits libres « comme Ulysse », qui tiennent pour plus grande valeur leur liberté et qui se détachent du consensus social. Ils brisent le rapport de domination, la servitude volontaire et sont en quelques sortes les fissures d’un système qui rend esclave. L’histoire montre que ce sont souvent eux que les polices ont traqués, autant que les criminels. (Socrate, Voltaire etc...)
D’autre part, à force de vouloir flaire d’autrui ce que l’on veut qu’il soit, on provoque l’échec de la vie politique et de l’expression de la liberté politique, et cet échec à l’extérieur, pousse au développement d’une liberté et d’une pensée intérieure, comme la conscience aiguë mais cachée de la ruine d’un système qui asservit. A mesure que les abus de ce système grandissent, cette conscience se développe jusqu’à aboutir à une remise en clause de la société, la vie avec autrui telle qu’elle est. Donc si la soumission à l’État paraît être notre intérêt, celle ci ne semble pas pour autant durer très longtemps. Cette soumission commune est vite ressentie comme une domination de l’état dont la légitimité est remise en cause, et dont l’action ne développe plus une liberté politique mais une liberté individuelle à force de domination et d’autorité.

Enfin, quand l’État institue les relations avec autrui, il fait en sorte que chacun soit protégé de l’action des autres. En réduisant la- liberté de l’autre, il formalise les relations de chacun à tous et relie A à B par un lien C. Mais cette relation n’est pas amenée à changer tant que la société reste -telle qu’elle est.
Non seulement, en repoussant la liberté de chacun dans son système, l’État qui joue au jeu de la domination risque d’être renversé mais plus grave encore : il est voué à ne pas changer : le lien C ne change pas, c’est l’État, la seule autorité qui l’a choisi.
En faisant des autres ce que l’on veut qu’ils soient, on ne fait qu’emprisonner autrui et on aboutit à la fois à une pauvreté des actions et des relations et à la fois à un mécontentement latent toujours capable de s’éveiller.
Or ces deux effets ne sont pas dans notre intérêt : une vie pauvre et mécontente, qui risque d’être renversée n’est pas un idéal. Ainsi renoncer à sa liberté pour la chose publique pose problème : la cause est dans notre intérêt, les effets ne le sont pas.

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Dès lors, il faut dépasser la simple constitution d’une société où autrui est vu comme un simple obstacle et où il faut renoncer à sa liberté pour être protégé des autres.
C’est que la conception que l’on a d’autrui est à revoir, elle est réductrice. Nous ne voyons qu’un objet qui interagit avec nous et qui peut nous faire obstacle, mais comme le suggère Deleuze dans son commentaire de Vendredi ou les limbes du pacifique, autrui est aussi le reflet de possibilités, de perspectives libres c’est-à-dire autonomes qui aboutissent à une richesse de la pensée. Sans voir derrière moi, en regardant celui qui est en face je peux savoir si ce qu’il y a derrière mon dos est effrayant ou réjouissant.
En tenant compte de cela, la liberté d’autrui doit aussi être vu positivement, et il faut s’interroger sur l’intérêt que cette nouvelle conception peut susciter. S’attacher à ce qu’autrui ait sa liberté c’est accepter de ne pas le voir tel que l’on voudrait qu’il soit et de prendre en compte non plus seulement ce qu’il est par rapport à moi mais aussi ce qu’il est en lui-même.

La première conséquence de ceci c’est que tenir de la liberté d’autrui aboutit à une grande richesse des opinions que l’on tient tous en compte, ou du moins qui ont le droit de s’exprimer. Et plus généralement, cette liberté évite toute monotonie et toute constance. La liberté de chacun est porteuse de conflits mais ces conflits sont aussi la condition d’une évolution. Socrate fonde sa philosophie sur le dialogue, c’est à dire un débat avec autrui. Permettre à des antagonismes de coexister, permet surtout de progresser par la confrontation de ces antagonismes. C’est là où il y a des forces contraires que les choses changent. C’est ainsi que Kant expose son idée de l’insociable sociabilité. L’homme est sociable, il cherche la concorde mais malgré tout la nature fait en sorte qu’il soit encore et toujours confronté à des conflits car c’est ainsi qu’elle fait avancer l’humanité. L’homme est perfectible, et la liberté d’autrui en est le moyen, voir la condition.
Si je ne vois que ce que je veux voir chez l’autre, alors ce n’est qu’un miroir et je ne cherche qu’à me protéger d’abord, et je n’ai aucun moyen de changer de comportement ; mais si je vois en autrui, un autre, alors la confrontation est susceptible de m’améliorer, de me faire apprendre des choses.

D’autre part, si je reconnais autrui comme tel, je comprends que je ne peux le modeler, en faire ce que je veux et totalement le dominer. Si j’accepte la liberté d’autrui, j’attaque l’illusion même de la domination et j’évite ainsi le douloureux retour à la réalité quand la relation est renversée. L’idée même que malgré le refus d’accorder à autrui une liberté, celui ci se révolte montre que jamais l’on ne peut soumettre totalement un individu si ce n’est par le recours extrême à la mort. Si cette reconnaissance de la liberté d’autrui achève l’illusion de la domination, il n’en faut pas moins un appareil pour faire respecter ce nouveau constat et cet appareil a priori reste l’État. Mais ce dernier dans ce contexte n’est pas censé devenir l’outil d’une domination, et l’effort commun se concentre alors pour en faire le moyen du moyen, aussi objectif que possible. L’État lui-même ne doit plus être vu comme une police de répression qui sanctionne mais comme l’agent qui oriente chacun et qui aide.
On est ainsi passé d’une société focalisée sur le bien commun à protéger, à une société individualiste où le commun soutient l’individu. Dans cette perspective, la vie avec un autrui libre d’agir, de critiquer, d’aider ou punir est dans l’intérêt de chacun et elle est aussi dans l’intérêt de la communauté aussi, car elle pousse à l’amélioration.

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Au première abord, autrui et sa liberté nous menacent et il nous faut prévenir ses actes. Je ne veux pas que l’autre soit une menace pour moi et je lui retire donc cette liberté. Pour cela, on passe par un contrat avec autrui de renoncement à cette liberté et on se subordonne à la tutelle d’un État qui nous fait respecter nos promesses.
Sous cet État, chacun est vu tel que les autres le veulent, et les relations avec autrui sont codifiées par l’État et n’ont pas de raison de changer avec lui.
Cet état des choses s’il est premier intérêt puisqu’il permet l’association n’en est pas pour autant le plus grand. Cet état ne peut rester ainsi, sans quoi il tombera dans l’immobilisme et le mécontentement.
Notre intérêt réside vraiment dans le droit à autrui d’être libre, c’est à dire autonome et non tel qu’on veut qu’il soit. En effet, cette liberté permet les divergences, les conflits dont il faut tirer un travail positif : celui de l’amélioration. La reconnaissance de la liberté des autres nous révèle l’illusion de la domination sur les autres, de l’assurance que l’autre n’est plus une menace.
C’est pourquoi l’institution de l’État ne doit pas se faire négativement par la répression mais positivement, en reconnaissant à autrui sa liberté. La vie en société s’avance alors sur le chemin de la perfectibilité et de la vie commune, à plusieurs et évite celui de la rigidité et de la vie à un seul, sans voir les autres.