Carl Schmitt, l’ennemi des droits de l’homme

10 août 2003

En comptant ces deux-ci, une douzaine de livres de Carl Schmitt (1888-1985) ont été traduits en français en moins de dix ans. Les raisons d’une telle fièvre éditoriale sont loin d’être évidentes, surtout si l’on considère que le juriste allemand, dernier grand représentant du conservatisme autoritaire, n’est pas un penseur extrêmement original. La lecture de ces deux ouvrages, publiés le premier en 1921 et le second en 1950, permet en tout cas d’apprécier la cohérence interne de sa vision du monde : ennemi du libéralisme et des droits de l’homme, Schmitt n’a jamais varié dans ses convictions, malgré l’échec final du national-socialisme (auquel il avait adhéré en 1933), la défaite de l’Allemagne et la révélation de la Shoah.
Œuvre de jeunesse, la monographie sur La Dictature est consacrée aux justifications théoriques de cette forme de gouvernement, depuis la République romaine jusqu’à 1848. Dans la Rome antique, le dictateur était une personnalité désignée par le consul, sur requête du Sénat, avec mandat de mettre fin à une situation devenue périlleuse pour l’État (guerre étrangère ou sédition de la plèbe). Nommé pour six mois, il lui arrivait d’abandonner sa charge avant l’expiration de ce délai, pour peu qu’il estimât sa mission accomplie. La dictature romaine n’avait donc rien à voir avec le « césarisme » impérial. C’était une « dictature de commissaire », pour reprendre l’expression forgée par Schmitt à partir du vieux mot « commission ».
De cette forme antique, dans laquelle le pouvoir du dictateur restait un pouvoir « constitué », on passe, au XVIIe siècle, à une autre pratique, celle de la « dictature souveraine », dans laquelle le pouvoir du dictateur devient « constituant » - c’est-à-dire tout-puissant.
Les premiers exemples historiques, ici, sont ceux de Cromwell et de Robespierre. À la manière dont il les commente, on voit bien de quel côté se situe Schmitt. D’une part, la dictature souveraine lui paraît être le seul remède capable de sauver l’État, au cas où celui-ci serait menacé, de l’intérieur, par un groupe subversif. D’autre part, le dictateur qui exercerait cette fonction de « salut public » posséderait, selon lui, une légitimité supérieure à celle d’institutions parlementaires défaillantes. Au cas où un doute subsisterait, on trouvera, en appendice de La Dictature, le texte d’un rapport consacré par Schmitt à l’interprétation de l’article 48 de la Constitution de Weimar. Rédigé en 1924, ce rapport, qui traite des pouvoirs spéciaux à accorder, dans une situation d’urgence, au président du Reich, se montre favorable à la définition la plus extensive de ceux-ci. Schmitt va même jusqu’à accepter l’idée que le président fasse « répandre des gaz toxiques sur les villes » (p. 201), si c’est l’unique moyen de rétablir l’ordre
Trente ans plus tard, le juriste n’a rien perdu de sa fascination pour la manière forte. Se présentant comme une somme de droit international public, Le Nomos de la terre  [1]est une apologie de la souveraineté absolue de l’État-nation, dans la lignée de Hobbes et de Bodin. Ennemi acharné des « droits de l’homme », Schmitt s’efforce de justifier (dans un vocabulaire souvent ésotérique) l’enracinement territorial de l’État moderne, la notion d’espace vital, le droit de conquête et celui de la civilisation européenne à imposer sa loi (« nomos ») au reste du monde. Entre les lignes, le lecteur comprend que, si l’Angleterre, entourée de mers, n’a eu aucun problème pour se lancer dans des aventures coloniales, la Prusse, elle, ne pouvait asseoir sa puissance qu’au détriment de ses voisins immédiats (lesquels eurent donc tort de se plaindre).

FAIBLESSES ÉDITORIALES

Au passage, Schmitt attaque avec vigueur la philosophie internationaliste et pacifiste qui a présidé, entre les deux guerres, à la constitution de la Société des nations - cette « monstruosité » issue du traité de Versailles et uniquement destinée, selon lui, à favoriser l’expansion du libéralisme anglo-américain. Hostile à toute criminalisation de la guerre d’agression, Schmitt l’est aussi, bien sûr, à la notion de « guerre juste », dans laquelle il ne voit, là encore, qu’un mensonge destiné à permettre l’extermination totale du vaincu. Il est vrai qu’il écrivait son livre pendant les procès de Nuremberg, et après avoir lui-même passé quelques mois en prison.
Ces textes de 1921 et 1950 sont donc, l’un et l’autre, fortement datés. Le seul problème est que le lecteur qui ignorerait ce contexte historique aurait, dans les deux cas, quelque peine à le reconstituer. Excellemment traduit, le texte de La Dictature est livré sans notes ni préface ; seules quelques lignes (non signées), sur la quatrième de couverture, rendent grâce à Schmitt d’avoir démontré « l’insuffisance » de la philosophie libérale de l’État - ce qui est pour le moins expéditif. Quant au Nomos de la terre, il bénéficie, lui, d’une longue et savante préface qui, certes, reconnaît l’engagement national-socialiste de Schmitt (c’est un progrès par rapport aux années 70), mais persiste à le considérer comme un grand esprit incompris. Il est vrai que les « droits de l’homme » ont, aujourd’hui encore, beaucoup d’ennemis, aussi bien à gauche qu’à droite. Mais le « Schmitt de droite » (ou plutôt d’extrême droite) est plus ou moins mort avec la fin des fascismes européens. Quant à vouloir fabriquer, aujourd’hui, un « Schmitt de gauche », afin de mieux combattre les méfaits supposés du parlementarisme (ou ceux de la suprématie américaine), n’est-ce pas une illusion - et même l’une des plus perverses qui soient ?


[1Le titre complet, un rien pompeux, est : Le Nomos de la terre dans le droit des gens du Jus publicum europaeum