Ce que l’histoire n’est pas.
Dans ce texte (Ce que l’histoire n’est pas.), Cournot, un auteur du XIXème siècle, a choisi de parler de l’histoire. Il essaie d’approcher du sens du mot histoire et s’intéresse à ce qu’est l’histoire. Mais cette étude est délicate car elle est source de paradoxes.
Pour répondre à ce problème, l’auteur a choisi de définir précisément ce que n’était pas l’histoire. Il explicite ensuite ses deux premières affirmations par deux analogies, puis il conclue en introduisant la notion de temps dans la définition de l’histoire.
La compréhension du concept d’histoire met enjeu la liberté humaine dans le cours des événements et le rôle de l’homme dans l’enchaînement dans ceux-ci. C’est pour cela qu’il est important de se demander avec l’auteur : Qu’est-ce que l’histoire ?
Explication du texte philosophique de Cournot
En effet, ce texte de Cournot dégage le sens du mot « histoire ». Ce mot est ambigu puisqu’il signifie à la fois l’ensemble des faits passés et l’étude de ces mêmes événements.
1. Première partie de la thèse : « S’il n ’v a pas (...) le système est régi »
Cournot commence son texte par une affirmation qu’il semble avoir démontré auparavant : « S’il n’y a pas d’histoire proprement dite là où tous les événements dérivent nécessairement et régulièrement les uns des autres, en vertu des lois constantes par les quelles le système est régi ». Nous pouvons alors nous demander pourquoi Cournot présuppose cela. La définition que pose Cournot ressemble à celle d’un système physique régit par des lois naturelles contre lesquelles on ne peut aller ce sont les« lois constantes ». L’auteur évoque le déterminisme (c’est-à-dire le fait que la même cause produit toujours le même effet) : « tous les événements dérivent nécessairement et régulièrement les uns des autres ». Il affirme donc que l’histoire n’est pas nécessairement déterminée et qu’on ne peut parler de système physique régit par des lois naturelles. On peut se demander pourquoi l’auteur affirme une telle chose. L’histoire peut être définie comme l’étude des événements et surtout comme l’étude de leurs causes. C’est précisément là que se trouve l’explication de l’affirmation de Cournot. Le mot « cause » en histoire n’a pas le même sens qu’en physique : En physique, la même cause produit toujours le même effet (je lâche une bille ; elle tombe nécessairement ; les causes sont le poids de la bille et la force de pesanteur. La chute d’une bille n’aura jamais d’autres causes). En histoire, on peut justement se demander s’il y a réellement des facteurs déterminants. Ainsi, si l’on prend l’exemple de l’assassinat d’un dirigeant, on se rend compte que cela n’a pas le même effet selon le contexte : en 1914, l’assassinat de l’Archiduc François - Ferdinand a déclenché la première guerre mondiale ; en 1963 l’assassinat du président Kennedy n’a pas provoqué la moindre guerre. L’enchaînement historique des événements ne peut donc être compris dans le sens d’un système physique nécessairement déterminé puisque La signification du mot « cause est changée.
2. Deuxième partie de la thèse : « II n’y a pas (..) entre eux »
L’auteur poursuit l’exposition de sa thèse qu’il va ensuite éclairer par deux analogies : « il n’y a pas non plus d’histoire, dans le vrai sens du mot, pour une suite d’événements qui seraient sans aucune liaison entre eux. ». Nous pouvons remarquer que Cournot, sans le définir vraiment, insiste sur la signification de l’histoire : « l’histoire, dans le vrai sens du mot ». C’est d’ailleurs ce qui constitue le lien logique entre les deux parties de la phrase. L’auteur oppose le déterminisme au hasard complet : la « suite d’événements (...) sans aucune liaison entre eux ». L’histoire, selon Cournot, ne consiste donc pas en une accumulation de faits qui n’auraient aucune relation les uns avec les autres. Il opère donc une distinction très nette entre le travail de l’historien et le travail de l’archiviste (l’archiviste est celui qui répertorie tous les faits). Selon l’auteur, l’étude des événements passés consiste donc d’abord à faire un tri des sources et des documents dont l’historien dispose et à chercher autant que possible l’explication des faits qui lui sont soumis, autrement dit à procéder à une analyse causale de ces faits. L’histoire n’est donc pas, selon Cournot, le seul fruit du hasard mais l’explication de faits ayant des raisons et des causes bien précises. Être historien , c’est donc mettre en relation des faits, étudier leur enchaînement . L’auteur reprend donc ici la théorie d’un courant apparu au XVIIIème siècle : « Il ne suffit plus d’être objectif, de décrire un événement, il faut l’expliquer », affirme Voltaire. On comprend alors pourquoi il n’y pas d’histoire « pour une suite d’événements qui seraient sans aucune liaison entre eux ». Le travail de l’historien est en effet de trouver les liaisons entre les faits, d’unifier les histoires personnelles à l’histoire universelle.
Selon Cournot, l’histoire n’est donc ni nécessairement déterminée, ni le seul fruit du hasard.
3. Étude des deux analogies : « Ainsi (..) leur connaissance »
Ce sont les deux analogies suivantes qui nous permettent de comprendre que l’histoire n’est pas le simple fait du hasard. L’auteur prend d’abord l’exemple d’une loterie : « Ainsi, les registres d’une loterie publique pourraient offrir une succession de coups singuliers, quelque fois piquants pour la curiosité mais qui ne constitueraient pas une histoire. » En effet, le but d’une loterie publique est d’avoir le maximum de hasard possible pour que les chances de gagner soient éparpillées. Seul un calcul de probabilité permet de concevoir le nombre de chances pour que, par exemple, le même numéro sorte trois fois de suite, mais aucune cause ne permet de savoir si, effectivement, le même numéro sera tiré trois fois de suite. Une mise en relation des trois coups successifs est alors impossible : le travail de l’historien n’existe donc pas dans ce cas-là. C’est ce qu’explique l’auteur dans la fin de l’exposition de son exemple : « car les coups se succèdent sans s’enchaîner, sans que les premiers exercent aucune influence sur ceux qui les suivent ». Il n’y a pas de causes dans le hasard, ce qui empêche l’analyse causale et par là même, le travail de l’historien.
L’auteur poursuit à l’aide d’une deuxième analogie : « à peu près comme dans ces annales où les prêtres de l’Antiquité avaient soin de consigner les monstruosités et les prodiges à mesure qu’ils venaient à leur connaissance ». Cela reprend l’idée du travail de l’archiviste. Ce dernier doit répertorier tout ce qui se passe, tous les faits divers qui paraissent « insignifiants », mais qui sont tout de même vécus. C’est l’archiviste qui découpe et classe les articles, les faits... Selon Cournot, ce travail est distinct du travail de l’historien, les événements répertoriés par l’archiviste n’ayant aucune liaison les uns avec les autres. On ne peut donc pas parler d’histoire dans la consignation de faits divers. L’auteur insiste sur la notion de hasard à travers les mots « monstruosités » et « prodiges » qui montrent que ces faits étaient exceptionnels, insolites. Le hasard étant, par définition, l’antithèse du déterminisme, l’étude des causes d’un événement dû au hasard n’a aucun sens (le propre d’un fait du au hasard étant justement de n’avoir aucune cause). Le travail de l’historien n’est donc pas possible dans ce cas - là.
4. Remarque conclusive : « Tous ces événements (..) chronologique »
« Tous ces événements merveilleux, sans liaison les uns avec les autres, ne peuvent former une histoire, dans le vrai sens du terme, quoiqu’ils se succèdent suivant un certain ordre chronologique », conclue Cournot. Dans cette conclusion, il insiste encore sur la signification de l’histoire. « dans le vrai sens du terme ». Cette conclusion permet à l’auteur de réaffirmer sa thèse tout en complétant sa définition de l’histoire. En effet, Cournot fait une concession dans sa remarque conclusive : « quoiqu’ils se succèdent suivant un certain ordre chronologique ». L’auteur inclut donc la notion de temps dans sa définition de l’histoire . La notion d’ordre chronologique est intéressante puisque Cournot pose ici le véritable problème. Il évoque d’autres conceptions de l’histoire qui sont de considérer comme histoire tout fait passé, tout ce qui appartient au passé. Avec cette idée d’ordre chronologique, Cournot indique que le temps est la condition primordiale et nécessaire de l’histoire : le travail de l’historien consiste non seulement à mettre les événements en relation mais aussi à étudier leur enchaînement dans le temps. Cependant, chez Cournot, l’ordre chronologique n’est pas une condition suffisante à l’histoire.
Nous nous trouvons donc confrontés à plusieurs problèmes liés en un L’auteur affirme que l’histoire ne s’applique pas à des systèmes nécessairement déterminés et qu’elle ne s’applique pas non plus à des événements totalement hasardeux. En outre, Cournot soulève le problème du temps dans l’histoire et de la succession chronologique des événements. Nous pouvons donc nous poser cette question : Qu’est-ce que l’Histoire ?
Intérêt philosophique du texte
Ce texte nous expose en effet ce que n’est pas l’histoire et sous-entend ce qu’elle pourrait être sans le dire clairement. N’étant ni déterminée, ni le fruit d’un complet hasard, elle dépend de ceux qui en sont les acteurs : les hommes.
1. Conséquences de la liberté humaine dans le cours des événements
Nous pouvons en effet nous intéresser à l’insertion de l’homme et de sa liberté dans le cours des événements. L’homme à lui seul peut infléchir le cours de l’histoire. Si, par une opération de sa volonté, il a choisi la liberté (c’est-à-dire qu’il a décidé de se laisser déterminé par sa raison et non par sa nature : il a choisi d’être le maître de ses pulsions), il peut penser le cours de la vie et faire en sorte qu’il en soit selon sa pensée. Ainsi, Napoléon a pensé l’Europe comme conquise par la France, et il a mis en oeuvre tous les moyens pour qu’il en soit selon sa pensée. Or, l’homme, puisque maître de ses pulsions et de ses désirs, n’est pas déterminé à agir de telle ou telle sorte. On comprend ainsi le point de vue de l’auteur qui affirme que l’histoire n’est pas une succession de faits déterminés par des « lois constantes ». En outre, elle n’est pas totalement due au hasard puisque l’événement est pensé auparavant dans un esprit humain : on ne peut donc pas parler de hasard dans ce cas là puisque l’homme aura librement choisi de donner telle ou telle allure à un événement. L’histoire est donc avant tout la conception d’une humanité libre, maîtresse d’elle-même, capable de redresser le cours des choses. Cette conception de l’histoire peut d’ailleurs se rendre dans le cadre de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel : l’esclave apprend à maîtriser les conditions naturelles pour satisfaire les désirs de son maître. Il parvient à trouver son humanité en prenant une distance par rapport à la Nature, en apprenant à maîtriser les faits.
2. Conséquences : histoires personnelles et histoire universelle
L’humanité a donc son rôle dans l’histoire universelle. L’homme est acteur et chacun joue son propre rôle comme il l’entend. Le travail de l’historien est justement de mettre en relation les histoires personnelles pour en faire l’histoire universelle. Les histoires particulières ne doivent pas être isolées : le monde forme un tout et l’histoire tend à unifier ce tout. Les histoires individuelles ne sont pas des parties indépendantes ou autonomes. Ainsi, il est du domaine de l’historien de mettre en relation l’histoire personnelle de ce petit ouvrier allemand, au chômage en 1930, et la montée soudaine du nazisme en 1933. Les hommes, sans qu’ils le sachent réellement sont donc responsables d’une grande pièce jamais inachevée ayant pour décor le monde. Nous atteignons ici un autre problème : Les histoires particulières ne sont pas indépendantes les unes des autres. L’historien doit veiller à leur unification. Et pourtant, nous avons montré dans le texte qu’on ne pouvait appeler histoire la tâche qui consistait à consigner les faits divers, sans aucune liaison les uns avec les autres. Or, le travail d’unification n’est possible qu’à la condition de connaître ces histoires particulières, par l’intermédiaire du travail d’archiviste. Il y a donc un paradoxe dans l’étude des événements et dans l’affirmation de Cournot.
3. Le travail de l’historien commence par le travail de l’archiviste
Le mot « histoire » vient du grec historein , raconter. En effet, dans la tradition philosophique, l’histoire commence par être le récit simple des événements passés. Chez Aristote, l’histoire consiste à amasser des documents, à recueillir des données de faits, sans soucis de les systématiser. Le travail historique commence dans l’Antiquité grecque avec Thucydide, qui décrit les événements avec un grand soucis d’objectivité. Puis, le sens a dévié et l’histoire est devenue l’étude de l’enchaînement des faits comme le présuppose l’auteur. Cependant, le travail historique commence par la consignation des faits pour les mettre ensuite en relation. Le mot grec est d’ailleurs passer ensuite par le latin historia, enquête. Or, le premier travail de l’enquêteur est bien de chercher à connaître tous les faits dans l’objectivité avant d’essayer de les expliquer. Peut-on alors raisonnablement séparer le travail de l’archiviste et celui de l’historien ? Les archives constituent en fait la première phase du travail de l’historien. Nous pouvons donc bien parler d’histoire dans le cas du travail de l’archiviste même si les événements répertoriés n’ont, apparemment, aucune liaison entre eux.
4. Peut-on réellement penser l’histoire comme l’étude des causes des événements ?
De plus, le but de l’histoire est de chercher à connaître la vérité, de trouver l’enchaînement des événements. L’histoire, c’est essayer de trouver une logique à un événement, c’est-à-dire à ce qui advient à une certaine date et à un certain lieu. L’événement a donc un côté prévisible : il est attendu à partir d’un enchaînement . de causes. Mais en même temps, il a le caractère de ce qui est unique, nouveau, singulier. L’histoire a d’abord été une chronique des événements. Elle tend, et nous l’avons vu chez Cournot, à être de plus en plus une étude des événements qui cherche à les comprendre et à en trouver la logique. La prospective se veut `connaissance de l’avenir, mais des événements ayant une portée générale, pas des faits individuels. Reste à savoir si l’événement n’est pas foncièrement, ce qui résiste à l’esprit et le surprendra toujours. L’événement est donc par définition ce qui n’a pas de logique en soi. Dans ce cas, peut-on vraiment expliquer un événement tout en gardant son objectivité. Le travail de mise en relation des événements, d’analyse causale semble donc impossible. Nous pouvons alors nous demander si le travail de l’archiviste n’est pas le seul travail historique possible. L’histoire en serait donc réduit à une simple chronique d’événements.
Dans ce texte, Cournot dégage le problème de l’histoire : il affirme qu’elle n’est pas nécessairement déterminée et qu’elle n’est pas le fruit total du hasard. Il sous-entend également que l’histoire est l’analyse causale de l’enchaînement des événements. Cournot affirme donc que le concept de l’histoire ne trouve de raison d’être que dans la présence de la liberté humaine, capable d’aller contre les lois naturelles et capable de penser par avance le cours des événements.
Cependant, la définition de l’histoire que l’auteur pose met justement en jeu cette liberté humaine : si l’histoire est l’analyse des causes, c’est aussi la recherche d’une logique dans le cours des choses. Cette logique est en contradiction avec la condition nécessaire de la présence de la liberté humaine : si les événements ont une logique, cela signifie qu’ils ne sont pas dépendants de cette liberté, mais qu’ils sont déterminés selon des règles inconnues encore, extrêmement complexes et différentes des lois naturelles.
L’intérêt philosophique de ce texte est donc de proposer une définition de l’histoire, qui malheureusement semble être paradoxale.