Chers parents !

10 août 2003

C’est le moment où vous discutez dans les familles, autour de la table et sur l’oreiller, l’avenir de vos enfants !
De tous ces moutards en tunique de collège et de ces garçons, frais bacheliers qui rôdent ces jours-ci à travers les rues, qu’allez-vous faire ?
C’est la rentrée demain dans les lycées, bientôt dans les écoles ; l’heure est décisive et le moment grave, plus grave qu’on ne pense ! J’en ai tant connu de ces pauvres garçons qui ont mal fini parce qu’on les fit mal commencer ! Ce n’était point leur faute, mais celle des hommes qui, chargés de diriger leurs premiers pas, les jetèrent tout petits dans le chemin qui conduit tout de suite à la souffrance et plus tard quelquefois à la honte.
Il y a des pères orgueilleux et dont l’orgueil pèse sur la vie des fils. Ces pères-là, qui sont aubergistes ou drapiers, veulent voir leur rejeton médecin ou avocat. C’est bien ! mais encore faut-il que ces ambitieux, avant de lancer l’enfant dans cette voie, sachent à quoi ils s’engagent et à quels périls ils l’exposent.
Vous aimez les chiffres, faisons-en.
C’est, - si votre moutard a aujourd’hui douze ans, - c’est 50,000 francs au moins qu’il faudra dépenser pour lui, si vous voulez en faire un médecin ou un avocat. Le savez-vous ?
Votre fils ne pourra pas, avant l’âge de vingt-huit ans, gagner un sou. Il faudra, jusque-là, payer sa nourriture et son loyer, ses habits, ses bottes, ses examens, ses livres - sans qu’il y ait une minute d’hésitation, un instant d’arrêt ! Trois mois sans argent le feraient reculer de trois ans ; six mois sans vivres le condamneraient, faute d’un miracle, à la Bohème, pour l’éternité.
Cinquante mille francs, entendez-vous ! Les avez-vous ? Les garderez-vous ? Les donnerez-vous ?
Vous ne les avez pas ? Vous pouvez ne plus les avoir ?... ou vous hésitez à les donner ? - Ne rêvez pas alors pour Ernest ni le bonnet de docteur, ni la toge de l’avocat, ni même le diplôme de bachelier, et quand le proviseur vous priera de choisir demain, éloignez-vous des classes de latin, éloignez-vous !
Votre fils vous reviendrait des humanités ignorant comme une carpe, - heureux encore, s’il sait qu’il ne sait rien !
Convaincu de son incapacité et se demandant pourquoi on a dépensé tant d’argent pour qu’il s’ennuyât tant, il se mettra bravement à apprendre un métier, entrera dans un magasin ou un bureau, un atelier ou une boutique, à la caisse ou au rayon.
Si, par hasard, il sort avec la foi classique, la tête bourrée de mots baroques, parlant grec, citant les latins ; jugeant la vie, ce fort en thême, à travers ce qu’il sait de l’histoire des Euménides ou des Samnites, il ira, votre fils, se cogner à tous les angles durs et pointus de la réalité. Il éprouvera tous les désespoirs de l’impuissant, subira toutes les déconvenues qui frappent les incapables. Peut-être il gardera l’orgueil puant des cuistres ; il mourra, dans ce cas, régent à Pont-à-Mousson ; - à moins qu’il n’ait des protecteurs, des protectrices, ou encore du talent ! Mais de ce talent-là la graine pourrit et la fleur gèle dans les serres universitaires. Il n’y a qu’About et Weiss qui y aient résisté. Ne comptez donc pas sur sa cuistrerie même pour l’enrichir, et mettez-moi tout bonnement votre jeune homme aux classes de science ! Qu’il apprenne l’orthographe, le dessin, la mécanique, la physique ou la chimie : en sortant il pourra trouver une place, continuer un commerce, prendre un fonds, et vivre la vie honnête et saine de la bourgeoisie !
Vous préférez courir les chances ? - Ernest remplacera Trousseau et Charles a tout ce qu’il faut pour bien parler. Soit ; mais une fois la décision prise, c’est un devoir pour vous de ne pas laisser en route celui que vous aurez vous-même égaré, et il ne faut pas non plus que votre prudence maladroite gêne sa marche et tourne au détriment même de vos espérances !
C’est, hélas ! ce qui arrive bien souvent. Pour avoir gâché quelque argent dans les festins des premières années, alors qu’ils chantaient : « Mon béret rouge ! » ou jouaient les Rollas dans les caboulots du quartier, ils se sont vus un jour abandonnés par leur famille. Il y a eu échange de lettres aigres, puis violentes : - peu à peu les cœurs se séparent, et entre le père et le fils un abîme se creuse ; les voisins le savent, la petit ville en jase. On offre à l’enfant de revenir ; il n’ose pas, parce qu’il arriverait déguenillé et que depuis longtemps on a dans le pays calomnié sa misère.
Il revient quelquefois - dix ans après, en sortant de Poissy, où il a fait trois ans sous un faux nom ; il arrive le soir comme un mendiant ou un assassin. - Il arrive aussi, pour mourir, les poumons brûlés par l’absinthe ou dévorés par la phtisie : le père, devant le lit d’agonie, maudit son orgueil et sa cruauté...
J’ai l’air de prendre la défense des fils paresseux ou rebelles. Non, mais j’ai éternellement pitié de ceux qui ont faim, surtout de ceux à qui je sais qu’on pourrait, sans se ruiner, envoyer du pain.
J’ai peur que les parents ne croient pas qu’on jeûne et qu’on a froid ! Je me figure que s’ils y croyaient, ils feraient au moins, comme à des étrangers, la charité à leurs enfants !
J’ai connu un pauvre et honnête garçon qui, ayant demandé à sa famille - riches gens de province - qu’elle lui ouvrit seulement un crédit chez le boulanger et lui assurât un grabat dans un grenier d’hôtel, reçut cette réponse. Non.
Le fils les hait : « Je ne vous avais pas demandé à naître, dit-il, je vous demande de ne pas me laisser mourir ! »
Aussi, chers parents, regardez-y à quatre fois ! et si vous n’êtes point assez riches pour payer même les folies de vos fils, laissez vos fils à Carpentras ! S’ils ont du cœur au ventre, quelque chose là, ils viendront malgré vous, et nous saluerons leur courage, à moins que nous n’ayons à suivre leur enterrement. Paris dévore ! la fatalité les tuera, mais vous ne serez pas, au moins, complices du crime ! - Sur dix hommes de trente ans qui meurent, cinq ont été poussés au cimetière par la ladrerie ou l’orgueil des pères ! N’insultons pas toujours le cadavre des fils !.

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