Après avoir vu couvrir la terre de nouveaux États, après avoir découvert entre eux un rapport général qui tend à leur destruction mutuelle, il nous reste à voir en quoi précisément consiste leur existence, leur bien-être et leur vie ; afin de trouver ensuite par quels genres d’hostilités ils peuvent s’attaquer et s’entre-nuire l’un l’autre.

C’est du pacte social que le corps politique reçoit l’unité et le moi commun ; son gouvernement et ses lois rendent sa constitution plus ou moins robuste, sa vie est dans les cœurs des citoyens, leur courage et leurs mœurs le rendent plus ou moins durable, les seules actions qu’il commet librement et qu’on peut lui imputer sont dictées par la volonté générale et c’est par la nature de ces actions qu’on peut juger si l’être qui les produit est bien ou mal constitué. Ainsi tant qu’il existe une volonté commune d’observer le pacte social et les lois, ce pacte subsiste encore, et tant que cette volonté se manifeste par des actes extérieurs, l’État n’est point anéanti. Mais sans cesser d’exister, il peut se trouver dans un point de vigueur ou de dépérissement, par où faible, sain ou malade, et tendant à se détruire ou à s’affermir , son bien-être peut s’augmenter ou s’altérer d’une infinité de manières, qui presque toutes dépendent de lui. Ce détail immense n’est pas de mon sujet ; mais en voici le sommaire qui s’y rapporte.

IDÉE GÉNÉRALE DE LA GUERRE D’ÉTAT A ÉTAT

Le principe de vie du corps politique, et si l’on peut parler ainsi le cœur de l’État est le pacte social par où sitôt qu’on le blesse, à l’instant il meurt, tombe et se dissout, mais ce pacte n’est point une chartre en parchemin qu’il suffise de déchirer pour le détruire, il est écrit dans la volonté générale et c’est là qu’il n’est pas facile de l’annuler.

Ne pouvant donc d’abord diviser le tout, on l’atteint par ses parties, si le corps est invulnérable on blesse les membres pour l’affaiblir, si l’on ne lui peut ôter l’existence on altère au moins son bien-être, si l’on ne peut arriver au siège de la vie, on détruit ce qui la maintient, on attaque le gouvernement, les lois, les mœurs, les biens, les possessions, les hommes. Il faut bien que l’État périsse quand tout ce qui le conserve est anéanti.

Tous ces moyens sont employés ou peuvent l’être dans la guerre d’une puissance à une autre et ils sont souvent encore les conditions imposées par les vainqueurs pour continuer de nuire au vaincu désarmé.

Car l’objet de tout le mal qu’on fait à son ennemi par la guerre est de le forcer à souffrir qu’on lui en fasse encore plus par la paix. Il n ’y a point de ces sortes d’hostilités dont l’histoire ne fournisse des exemples. Je n’ai pas besoin de parler des contributions pécuniaires en marchandises ou en denrées ni du territoire enlevé ni des habitants transplantés. Le tribut annuel des hommes n’est pas même une chose rare. Sans remonter à Minos et aux Athéniens, on sait que les empereurs du Mexique n’attaquaient leurs voisins que pour avoir des captifs à sacrifier et de nos jours les guerres des rois de Guinée entre eux et leurs traités avec les peuples d’Europe n’ont pour objet que des tributs et traités d’esclaves. Que le but et l’effet de la guerre ne soit quelquefois que d’altérer la constitution de l’État ennemi, cela n’est pas non plus difficile à justifier . Les républiques de la Grèce s’attaquaient moins entre elles pour s’ôter mutuellement la liberté que pour changer la forme de leur gouvernement, et ne changeaient le gouvernement des vaincus que pour les mieux tenir dans leur dépendance. Les Macédoniens et tous les vainqueurs de Sparte se sont toujours fait une affaire importante d ’y abolir les lois de Lycurgue, et les Romains croyaient ne pouvoir donner une plus grande marque de clémence à un peuple soumis que de lui laisser ses propres lois. On sait encore que c’était une des maximes de leur politique de fomenter chez leurs ennemis et d’éloigner d’eux-mêmes les arts efféminés et sédentaires qui énervent et amollissent les hommes. Laissons aux Tarentins leurs dieux irrités, disait Fabius, sollicité d’emporter à Rome les statues et les tableaux dont Tarente était ornée et l’on impute justement à Marcellus la première décadence des mœurs romaines pour n’avoir pas suivi la même politique à Syracuse. Tant il est vrai qu’un conquérant habile nuit quelquefois plus aux vaincus par ce qu’il leur laisse que par ce qu’il leur ôte et qu’au contraire un avide usurpateur se nuit souvent plus qu’à son ennemi par le mal qu’il lui fait indirectement. Cette influence des mœurs a toujours été regardée comme très importante par les princes vraiment éclairés. Toute la peine que Cyrus imposa aux Lydiens révoltés fut une vie molle et efféminée et la manière dont s’y prit le tyran Aristodème pour maintenir les habitants de Cumes dans sa dépendance est trop curieuse pour ne la pas rapporter.

CE QUE C’EST QUE L’ÉTAT DE GUERRE

Quoique ces deux mots de guerre et de paix paraissent exactement corrélatifs, le second renferme une signification beaucoup plus étendue, attendu qu’on peut interrompre et troubler la paix en plusieurs manières sans aller jusqu’à la guerre. Le repos, l’union, la concorde, toutes les idées de bienveillance et d’affection mutuelle semblent renfermées dans ce doux mot de paix. Il porte à l’âme une plénitude de sentiment qui nous fait aimer à la fois notre propre existence et celle d’autrui, il représente le lien des êtres qui les unit dans le système universel, il n’a toute son étendue que dans l’esprit de Dieu à qui rien de ce qui est ne peut nuire et qui veut la conservation de tous les êtres qu’il a créés.

La constitution de cet univers ne permet pas que tous les êtres sensibles qui le composent concourent à la fois à leur bonheur mutuel, mais le bien-être de l’un faisant le mal de l’autre, chacun selon la loi de nature se donne à lui-même la préférence et quand il travaille à son avantage ou bien au préjudice d’autrui ; à l’instant la paix est troublée à l’égard de celui qui souffre, alors non seulement il est naturel de repousser le mal qui nous poursuit, mais quand un être intelligent voit que ce mal lui vient par la mauvaise volonté d’un autre, il s’en irrite et cherche à Je repousser. De là naissent la discorde, les querelles, quelquefois les combats et point encore la guerre.

Enfin quand les choses en sont au point qu’un être doué de raison est convaincu que le soin de sa conservation est incompatible non seulement avec le bien-être d’un autre mais avec son existence ; alors il s’arme contre sa vie et cherche à le détruire avec la même ardeur dont il cherche à se conserver soi-même et par la même raison. L’attaqué sentant que la sûreté de son existence est incompatible avec l’existence de l’agresseur attaque à son tour de toutes ses forces la vie de celui qui en veut à la sienne. Cette volonté manifestée de s’entre-détruire et tous les actes qui en dépendent produisent entre les deux ennemis une relation qu’on appelle guerre.

De là il s’ensuit que la guerre ne consiste point dans un ou plusieurs combats non prémédités, pas même dans l’homicide et le meurtre commis par un emportement de colère, mais dans la volonté constante, réfléchie et manifestée de détruire son ennemi, car pour juger que l’existence de cet ennemi est incompatible avec notre bien-être, il faut du sang-froid, et de la raison, ce qui produit une résolution durable ; et pour que le rapport soit mutuel, il faut qu’à son tour l’ennemi connaissant qu’on en veut à sa vie ait dessein de la défendre aux dépens de la nôtre. Toutes ces idées sont renfermées dans le mot de guerre.

Les effets publics de cette mauvaise volonté réduite en acte s’appellent hostilités : mais qu’il y ait des hostilités ou non, la relation de guerre une fois établie ne peut cesser que par une paix formelle. Autrement chacun des deux ennemis n’ayant nul témoignage que l’autre a cessé d’en vouloir à sa vie, ne pourrait ou ne devrait pas cesser de la défendre aux dépens de celle de l’autre.

Ces différences donnent lieu à quelque distinction dans les termes. Quand on se tient réciproquement en haleine par de continuelles hostilités, c’est proprement ce qu’on appelle faire la guerre. Au contraire quand deux ennemis déclarés demeurent tranquilles et ne font l’un contre l’autre aucun acte offensif, leur relation ne change pas pour cela, mais tant qu’elle n’a point d’effet actuel elle s’appelle seulement état de guerre. De longues guerres dont on se lasse et qu’on ne peut terminer produisent ordinairement cet état. Quelquefois loin de s’endormir dans l’inaction, l’animosité ne fait qu’attendre un moment favorable pour surprendre l’ennemi, et souvent l’état de guerre qui produit le relâchement est plus dangereux que la guerre même.

On a disputé si la trêve, la suspension d’armes, la paix de Dieu étaient un état de guerre ou de paix ? Il est clair par les notions précédentes que tout cela n’est qu’un état de guerre modifié, dans lequel les deux ennemis se lient les mains sans perdre ni déguiser la volonté de se nuire. On fait des préparatifs, on amasse des armes, des matériaux pour les sièges, toutes les opérations militaires qui ne sont pas spécifiées se continuent. C’est montrer assez que les intentions ne sont pas changées. Il en est de même encore quand deux ennemis se rencontrent en lieu neutre sans s’attaquer.

Rousseau, Fragment sur la guerre, Seuil, L’Intégrale, t.II, p.379