1. Cosmologie.

Ce n’est pas seulement le nombre des atomes, c’est celui des mondes qui est infini dans l’univers. Il y a un nombre infini de mondes semblables au nôtre et un nombre infini de mondes différents. En effet puisque les atomes sont en nombre infini, comme nous l’avons dit tout à l’heure, il y en a partout, leur mouvement les portant même jusque dans les lieux les plus éloignés. Et d’autre part, toujours en vertu de cette infinité en nombre, la quantité d’atomes propres à servir d’éléments, ou, autrement dit, de causes, à un monde, ne peut être épuisée par la constitution d’un monde unique, ni par celle d’un nombre fini de mondes, qu’il s’agisse d’ailleurs de tous les mondes semblables au nôtre ou de tous les mondes différents. Il n’y a donc rien qui empêche l’existence d’une infinité de mondes.

2. Théorie de la perception.

a - Les simulacres

(46) Il y a, outre les corps solides, des répliques de même forme qu’eux et qui dépassent de loin en subtilité tout ce que nous percevons. Il n’est point impossible, en effet, qu’il se répande dans le milieu qui entoure les corps, des émanations de ce genre, ni que ce milieu présente les conditions favorables à la constitution d’enveloppes creuses et lisses, ni que les effluves partis des solides conservent, par la suite, dans ce milieu, la position et l’ordre qu’ils avaient dans les solides mêmes. Ces répliques, nous les appelons des simulacres. Parlons maintenant de leur mouvement. Un mouvement qui se poursuit dans le vide, sans qu’aucun obstacle doive lui résister, franchit toute distance imaginable, en un temps inconcevable : car ce sont la résistance et la non-résistance qui communiquent au mouvement l’aspect de la lenteur et de la rapidité. (47) Cependant, il n’est pas vrai qu’un corps qui se meut dans ces temps, dont le raisonnement seul nous révèle l’existence, arrive à pareil instant au terme de distances plus grandes et de distances plus petites, car cela est à son tour inconcevable ; et, d’autre part, si un corps en mouvement met un temps perceptible pour arriver depuis un point quelconque de l’infini, il ne s’ensuit pas qu’il n’arrivera pas, en un temps imperceptible, depuis un lieu à partir duquel son mouvement soit saisissable pour nous : car il sera vrai qu’en elle-même sa vitesse sera proportionnelle aux résistances, quoique, pendant la durée du mouvement que nous observons, nous lui laissions, relativement à nous, une vitesse telle que celle qui n’aurait rencontré aucune résistance. Voilà un principe utile à retenir. Maintenant qu’il est posé, remarquons que rien dans les phénomènes ne contredit l’idée que la subtilité des simulacres est insurpassable, et concluons, en nous appuyant sur le principe indiqué, qu’ils ont des vitesses insurpassables, car ils sont capables d’accomplir, aussi vite qu’on veut, un trajet quelconque, puisqu’à un nombre infini d’entre eux rien (ou peu de chose) ne fait obstacle, tandis que pour beaucoup et même pour une infinité quelque chose aussitôt fait obstacle.

(48) Ajoutons que la génération des simulacres est rapide comme la pensée. Et en voici les raisons : leurs éléments sont toujours prêts, sortant de la surface des corps par un écoulement continuel, sans qu’il s’ensuive pour ceux-ci une diminution sensible et révélatrice, parce que la perte est compensée ; puis, sortis des corps, les éléments des simulacres n’ont qu’à conserver, et conservent chacun pendant longtemps, la position et l’ordre où ils se trouvaient à la surface de ces corps, bien qu’il survienne parfois de la confusion ; enfin, comme il n’est pas nécessaire que les simulacres soient remplis en profondeur, des assemblages serrés se forment rapidement dans l’atmosphère. Il y a encore d’autres causes qui produisent également des simulacres, comme on peut l’admettre ; car ni ces divers modes de formation ni rien de ce que nous avons dit jusqu’ici touchant les simulacres, n’est contredit par les sensations, et bien loin de là, ainsi qu’on s’en apercevra en se demandant comment faire pour apporter, des objets extérieurs jusqu’à nous, des représentations qui garantissent évidemment l’existence de ces objets et qui, d’autre part, leur soient conformes.

b - La vision

(49) Il faut admettre que c’est parce que quelque chose des objets extérieurs pénètre en nous que nous voyons les formes et que nous pensons. Car les objets extérieurs ne sauraient imprimer en nous, à travers l’air, les couleurs et les formes qu’ils possèdent en eux-mêmes, ni nous les laisser saisir par des rayons ou par un courant de nature quelconque allant de nous à eux ; rien de tout cela n’est satisfaisant comme d’admettre que des répliques détachées des objets et en reproduisant les formes et les couleurs entrent, sous des grandeurs proportionnellement réduites, dans nos yeux ou dans notre esprit ; elles sont d’ailleurs animées d’un mouvement rapide, (50) ce qui les rend aptes à produire par leur accumulation, l’image d’un objet unique et permanent, et conservant leur conformité avec l’objet, malgré le vide de leur intérieur, parce que l’objet a donné à chacune de leurs surfaces un appui suffisant, au moyen de l’impulsion imprimée au simulacre, dans le sens de l’intérieur à l’extérieur, par les atomes vibrants du corps solide et plein qui le lance dans le milieu. Ainsi l’image que nous saisissons par l’activité de notre pensée ou par celle de nos sens, qu’il s’agisse d’une forme ou d’un attribut essentiel de la forme, est la forme du solide, c’est-à-dire de l’objet même, c’est la forme de l’objet réel produite par la fréquence successive du simulacre ou par ce qui en reste. Pour ce qui est de l’erreur et de la fausseté, elles résident toujours dans l’opinion que nous formons touchant l’objet de notre attente, en regardant cette opinion comme devant être confirmée, ou comme ne devant pas être infirmée par les sensations, alors qu’il se trouve, par la suite, que la confirmation manque ou que le démenti survient. (51) Et notre théorie explique tout ce qu’il faut : car, d’une part, s’il n’y avait pas des simulacres lancés vers nous, on ne saurait expliquer la ressemblance que présentent, avec ce qu’on appelle les êtres réels, ces fantômes tels que les images des miroirs ou des rêves ou tels que les images résultant d’une représentation de notre pensée, ou de l’un des autres critères ; et, d’autre part, l’erreur ne saurait se produire si nous ne pouvions saisir en nous-mêmes l’existence d’une action liée à l’appréhension de l’image, mais qui s’en écarte cependant. Si l’affirmation produite par cet acte d’opiner n’est pas confirmée ou est infirmée, il y a erreur ; si elle est confirmée ou n’est pas infirmée, il y a vérité. (52) Voilà une doctrine qu’il faut maintenir fermement : d’une part, afin de ne pas renverser les critères que nous fournit sous diverses formes l’évidence sensible ; de l’autre, afin de ne pas mettre le faux sur le même pied que le vrai et par là porter dans tous les domaines le trouble et la confusion.

c - L’audition

L’audition aussi est produite par un certain courant transmis à nous depuis le sujet qui émet la voix, ou depuis la chose qui fait écho, ou depuis la chose qui produit le son, enfin depuis ce qui, d’une manière quelconque, nous procure l’affection auditive. Ce courant se divise en solides qui retiennent la configuration du tout, se maintenant ainsi conformes les uns aux autres, et conservant chacun avec l’objet qui les émet une identité de nature : double qualité grâce à laquelle ils nous permettent de remonter à l’objet émetteur et à défaut de laquelle ils rendent seulement manifeste son existence hors de nous ; (53) car s’il ne nous est pas transmis depuis l’objet une représentation à lui conforme, la sensation représentative dont nous parlons ne saurait avoir lieu. Tel est le mécanisme de l’audition. Il ne faut donc pas croire que l’air lui-même soit façonné par la voix lancée au-dehors ou par toute autre chose sonore, car il s’en faut de beaucoup qu’il puisse éprouver une telle modification par le fait de la voix. La vérité est que, quand nous émettons la voix, le choc qui se produit dans notre gosier détermine hors de nous un mouvement conforme de certains solides dont la réunion constitue un courant et comme un souffle, et c’est ce mouvement qui nous procure l’affection auditive.

d - L’odorat

Pour ce qui est de l’odeur, à son tour, il faut admettre que, ainsi qu’il arrive pour l’audition, elle ne produirait sur nous aucune affection, s’il n’y avait des corpuscules massifs transmis de l’objet jusqu’à nous, et aptes à exciter le sens de l’odorat ; les uns de ces corpuscules l’excitant de manière à le troubler et à contrarier sa nature, les autres sans le troubler et conformément à sa nature.

3. Les corps simples.

a - L’atome

(54) Il faut admettre que, de toutes les qualités qui nous apparaissent dans les corps, les atomes n’en présentent pas d’autres que la forme, le poids, la grandeur, avec tout ce qui est inséparable de la forme. En effet, toute qualité, c’est-à-dire toute qualité sensible proprement dite, est sujette au changement, tandis que les atomes ne changent point, puisqu’il faut que, dans la dissolution des composés, quelque chose de solide et d’indissoluble subsiste, quelque chose qui produise les changements par un simple déplacement de parties, et non pas par un passage au non-être ni par un élan hors du non-être. Or, il est nécessaire que ce qui ne fait que se déplacer soit incorruptible et étranger au changement, mais doué d’une masse et d’une forme propres, car il faut nécessairement supposer ces deux qualités dans la chose qui se déplace.

(55) En effet, dans les choses de notre expérience qui changent de forme, celle-ci est saisie comme leur étant inhérente ; mais il n’en est pas des qualités comme de cette dernière : elles disparaissent entièrement du corps qui change. Ces éléments qui restent suffisent donc pour produire toutes les différences qui diversifient les composés, puisqu’il faut bien que quelque chose subsiste dans le changement, afin que tout ne se résolve pas en non-être.

Il ne faut pas croire, si nous ne voulons pas être contredits par les faits, que les atomes puissent avoir toutes les grandeurs possibles, mais il faut admettre qu’il y a des différences de grandeur. Car cela étant ajouté, on pourra mieux expliquer les affections et les sensations. (56) Mais admettre toutes sortes de grandeurs dans les atomes est inutile pour rendre compte de la variété des qualités.

Si d’ailleurs il y avait des atomes de toute grandeur, il faudrait que certains d’entre eux vinssent à tomber sous le sens de la vue, ce qui ne s’observe pas ni ne se conçoit. En outre, disons-nous contre la même doctrine, il ne faut pas croire qu’il y ait dans un corps fini des corpuscules en nombre infini et d’une grandeur absolument quelconque. D’où il suit, d’abord, qu’il faut rejeter la division à l’infini, qui va toujours vers un plus petit en subdivisant chaque partie, si nous ne voulons pas enlever toute solidité aux choses ni réduire les êtres au non-être à force de les couper en morceaux en les cherchant dans l’enveloppement d’une composition sans terme. D’où il suit, en second lieu, qu’il ne faut pas même admettre dans un corps fini la possibilité de passer à l’infini d’un point à un autre, ni même d’une partie à une partie toujours plus petite. (57) En effet, la division à l’infini poursuivie par la subdivision des parties est impossible. D’une part en effet, allant du tout aux parties, quand on nous a dit qu’il y a des corpuscules en nombre infini dans un corps, nous ne pouvons plus comprendre comment ces corpuscules ont encore un volume quelconque et, par là, de la réalité, puisqu’ils représentent le résultat d’une subdivision infinie ; et, d’autre part, allant des parties au tout, comment se ferait-il qu’avec un nombre infini de parties le corps fini dont on parle restât fini ? Les parties en nombre infini ayant évidemment une certaine grandeur, il arriverait, quelle qu’elle fût, que le corps en question aurait une grandeur infinie. A son tour, l’existence dans un corps d’un nombre infini de parties égales susceptibles de se séparer de leur tout et de changer de place, est également impossible. En effet, un corps fini a une extrémité qui, si elle n’est pas saisissable à part et en elle-même, est cependant perceptible dans le corps auquel elle appartient. Or, supposant un corps qui soit au-dessous du précédent par la petitesse, il n’y a pas moyen de ne pas le concevoir sur le même modèle que le premier, c’est-à-dire comme ayant lui aussi une extrémité inséparable de lui ; il n’y a pas moyen de penser qu’il n’en sera pas de même pour le corps suivant et pour tous les autres, à l’infini, qu’on rencontrerait en marchant de l’avant dans la petitesse croissante, de tels corps se présentant d’ailleurs à la pensée et non plus à la sensation. (58) Maintenant il ne faut considérer le minimum sensible ni comme étant tout à fait semblable au corps assez grand pour admettre le passage d’une partie à une autre, ni comme étant tout à fait différent d’un tel corps, bien qu’on ne puisse percevoir et distinguer les parties dans ce minimum sensible. Mais si, en lui appliquant l’idée d’une communauté de nature entre lui et les corps dont les parties sont discernables, nous arrivons à concevoir jusqu’en lui des parties que nous plaçons l’une par ici, l’autre par là, nous nous trouvons, relativement à ces parties, dans le même cas que précédemment pour le tout. En conséquence de cette réflexion, nous considérons désormais ces minima sensibles comme une première donnée d’où il faut partir dans le monde sensible, sans descendre plus bas, et nous ne considérons pas dans cette première donnée une pluralité réunie en une seule et même chose, ni encore moins une réunion de parties de parties. Chacun de ces minima sensibles ne fait que fournir en lui-même et par lui-même une mesure pour les grandeurs sensibles, mesure qui se trouve contenue plus de fois dans les grandeurs plus grandes, moins de fois dans les grandeurs moindres. Or, il faut admettre que le minimum existant dans l’atome est, avec le reste de l’atome, dans le même rapport que le minimum sensible avec le reste du corps sensible : car il est clair que, ne différant du minimum sensible que par la petitesse, le minimum dans l’atome doit être au reste de l’atome ce que le minimum sensible est au reste du corps sensible. (59) C’est déjà, en effet, par analogie avec les choses sensibles que nous avons attribué à l’atome une grandeur, partant de quelque chose de petit et nous contentant de reculer très loin les limites de la petitesse. Il faut donc croire aussi à l’existence de minima indivisibles et de termes ultimes et - indécomposables de la grandeur dans les atomes, et ces minima sont la mesure originaire qui sert à déterminer toutes les grandeurs, aussi considérables ou petites qu’elles soient ; toutes les grandeurs, disons-nous, autant du moins qu’il s’agit de considérer par la raison des choses invisibles. La communauté de nature qui existe entre les minima de grandeur dans les atomes et les minima sensibles qui n’admettent pas le passage de partie à partie suffit en effet pour nous conduire jusqu’à cette conclusion. Et il est impossible d’admettre que ces minima de grandeur dans l’atome aient pu exister isolément, recevoir du mouvement et se réunir pour constituer des agrégats.

b - Les atomes dans l’Univers

(60) On ne peut attribuer à l’étendue infinie de l’univers ni haut ni bas, du moins en entendant par là que ce haut est au plus haut possible et que ce bas est au plus bas possible. Néanmoins, depuis quelque point du sol que nous nous levions, il est certain que jamais le bas ne nous apparaîtra comme situé dans la direction qui s’élève au-dessus de notre tête, cette direction fût-elle prolongée à l’infini, et jamais le bas déterminé relativement à une chose quelconque supposée conçue, ne nous apparaîtra, quand même nous suivrions jusqu’à l’infini la direction qu’il indique, comme étant à la fois et par rapport à la même chose, le haut et le bas : car cela est inconcevable. Ainsi il y a moyen d’assigner un mouvement indéfiniment prolongé conçu comme tendant vers le haut, et un autre comme tendant vers le bas ; encore qu’il doive arriver mille fois, dans le parcours, qu’un mobile parti de chez nous vers les lieux supérieurs à notre tête, arrive aux pieds des êtres placés au-dessus de nous, ou que, inversement, un mobile, parti du bas chez nous, arrive à la tête des êtres placés au-dessous de nous. La distinction des deux mouvements se maintient, disons-nous, car chacun d’eux est, malgré tout, conçu comme opposé à l’autre à l’infini.

(61) Lorsqu’ils sont emportés à travers le vide, les atomes ne rencontrent aucune résistance et, par conséquent, doivent tous être animés de vitesses égales. En effet, les atomes lourds ne se mouvront pas plus vite que ceux qui sont petits et légers, quand ni les uns ni les autres ne rencontrent aucun obstacle ; et les atomes de petit volume ne se mouvront pas plus lentement que les grands, quand les petits atomes eux-mêmes ne subissent aucune résistance, ce qui les rend capables d’accomplir un trajet quelconque en aussi peu de temps qu’on veut. Et cette égalité de vitesse dans le vide a lieu aussi bien pour le mouvement transversal imprimé par un choc que pour le mouvement vers le bas donné à chaque atome par son poids propre. Car, tant qu’un atome conservera l’impulsion qu’il a reçue d’un choc et celle qui lui vient de son propre poids, pendant tout ce temps il se mouvra aussi vite que la pensée, cela jusqu’à ce qu’une chose lui résiste soit en vertu d’une impulsion d’origine antérieure, dont elle serait elle-même animée, soit en vertu de son propre poids.

(62) Mais il y a plus. Si nous considérons les composés eux-mêmes, l’un sera dit plus rapide que l’autre, les atomes composants ayant tous, où qu’on les prenne, la même- vitesse, par le fait que les atomes contenus dans les agrégats tendent vers le même lieu dans le minimum de temps continu, même s’ils ne se meuvent pas vers le même lieu dans les temps perçus par la raison ; mais ils se heurtent souvent avant que la continuité du mouvement devienne perceptible par les sens. Et en effet cette opinion, formée par nous au moyen d’une inférence et prononçant sur l’invisible, savoir que les temps dont l’existence est perçue par la raison seule sont continus, n’est pas vraie relativement à ces corps-là : c’est ce qui est vu par les sens ou par représentation immédiate de la pensée qui est toujours vrai.

4. La nature de l’âme.

(63) Après cela, nous devons étudier la nature de l’âme, en nous reportant pour éprouver chacune de nos assertions, aux sensations et aux affections : car c’est de cette manière que nous pourrons avoir en nos assertions la plus ferme confiance. Comprenons donc que l’âme est un corps composé de particules subtiles, disséminé dans tout l’agrégat constituant notre corps ; qu’elle ressemble beaucoup à un souffle mêlé d’une certaine quantité de chaleur, car elle est semblable d’une part au souffle et de l’autre à la chaleur ; mais qu’une certaine partie l’emporte de beaucoup en subtilité sur le souffle et la chaleur mêmes et que celle-ci, grâce à cela, est plus intimement unie à tout le reste de l’agrégat. C’est ce que rendent manifeste les facultés de l’âme, ses affections, ses mouvements rapides, ses pensées, bref tout ce dont la privation entraîne la mort. Il faut, aussi, bien se mettre dans l’idée que la cause principale de la sensibilité réside dans l’âme. (64) Sans doute elle ne la posséderait pas si elle n’était enveloppée d’une certaine façon par le reste de l’agrégat. Mais, d’un autre côté, c’est grâce à l’âme que le reste de l’agrégat se trouve posséder lui aussi, sans partager d’ailleurs avec l’âme toutes les facultés de l’âme, la sensibilité comme accident : c’est pourquoi, lorsque l’âme se retire, le corps n’a plus la sensibilité. Car, encore une fois, il ne la possédait pas sur lui-même, mais seulement par le fait d’une autre chose mêlée à lui. Cette chose réalise sa faculté de sentir dans l’agrégat seulement, puis, quand cette faculté est réalisée, la chose suffit par elle-même à éprouver, dès qu’un mouvement est donné, une impression sensible, et cette sensibilité qui n’est pas en elle rigoureusement essentielle, elle la communique au reste de l’agrégat au moyen, comme je l’ai dit, de sa contiguïté et de son accord avec lui. (65) Aussi l’âme étant la cause principale de la sensibilité, ne la perdra-t-elle jamais tant qu’elle sera présente dans l’agrégat, même si une partie de celui-ci a été enlevée ; et de quelques facultés de l’âme que la dissolution de l’agrégat, atteint dans son tout ou dans ses parties, entraîne la perte, toujours, tant qu’elle restera dans l’agrégat, elle conservera la sensibilité ; tandis qu’au contraire le reste de l’agrégat, demeurât-il intact dans son tout et dans ses parties, n’a plus la sensibilité dès que ce principe s’est retiré, je veux dire tout ce qu’il y a en lui d’atomes aptes à constituer la substance de l’âme. D’ailleurs, quand l’agrégat tout entier a achevé de se dissoudre, l’âme se dissipe et n’a plus les mêmes facultés ni les mêmes mouvements ni par conséquent la sensibilité non plus. (66) Car il est impossible de concevoir que le principe sentant réside ailleurs que dans le système constitué comme nous le voyons, et puisse se passer des mouvements que nous voyons dans le reste de l’agrégat ; bref, il est impossible de concevoir que ce principe subsiste lorsqu’il n’est plus entouré de l’enveloppe et du milieu où nous le voyons manifester son activité. Il faut aussi (67) se représenter ce qu’est l’incorporéité attribuable à l’âme, car on pourrait en venir à croire que le mot désigne quelque chose de proprement incorporel. On ne peut rien concevoir de proprement incorporel que le vide. Mais le vide ne peut ni agir ni pâtir : il ne fait que permettre aux corps de se mouvoir à travers lui. Par conséquent, ceux qui disent que l’âme est un être incorporel parlent pour ne rien dire. Si elle était incorporelle, en effet, elle ne pourrait agir ni pâtir ; or nous voyons avec évidence que ces deux accidents sont réellement éprouvés par l’âme. (68) Telles sont nos doctrines sur la nature de l’âme. On devra se souvenir de ce que nous avons dit au début de cette lettre, et rapporter aux affections et aux sensations ces raisonnements au sujet de l’âme. On arrivera ainsi à posséder les vues dont nous avons indiqué les traits essentiels, et à les posséder assez bien pour approfondir avec sûreté, en se laissant guider par elles, toutes les études de détail sur la question.

5. Caractéristiques des corps composés.

Les formes, les couleurs, les grandeurs, les poids, bref, toutes les choses que nous rapportons aux corps comme attributs essentiels et perçus dans la sensation des corps, les attribuant à tous les corps ou seulement aux corps visibles, ces choses ne doivent être regardées ni comme existant par elles-mêmes et substantiellement, car cela est inconcevable, (69) ni comme étant des êtres incorporels qui viendraient s’ajouter aux corps, ni comme étant des parties matérielles des corps. Il faut les regarder comme constituant intégralement par leur réunion la nature permanente des corps. Mais elles ne peuvent pas constituer par leur assemblage un agrégat concret, à la façon dont les corpuscules massifs, que ce soient des atomes ou des parties moindres que le tout, constituent, en se juxtaposant, un corps plus gros qu’eux. Ces choses sont seulement, comme je viens de le dire, ce qui fait par sa réunion la nature permanente des corps. Chacune de ces choses est l’objet d’un mode d’appréhension propre, mais la perception du corps concret est donnée en même temps, et elles ne sauraient s’en isoler, ne pouvant être posées que dans la notion d’ensemble du corps.

(70) Les accidents, de leur côté, se rencontrent souvent dans les corps mais n’y sont pas attachés d’une manière permanente. Il ne faut pas en faire des êtres invisibles ou incorporels. Le mot dont nous nous servons pour les désigner, est pris par nous dans son sens le plus usité, et il ressort de ce sens qu’ils n’ont ni la nature du tout que, l’ayant pris dans son ensemble, nous appelons corps, ni celle des propriétés qui l’accompagnent en permanence. On les saisit et on les nomme au moyen de certaines appréhensions immédiates qui accompagnent celle des corps concrets ; (71) mais, à quelque corps qu’on les voie arriver, les accidents ne sont jamais liés aux corps de façon permanente. Il ne faut pas bannir du domaine de l’être l’évidence des accidents, sous prétexte qu’ils ne sont pas de même nature que le tout substantiel auquel ils arrivent, ni que les attributs liés aux corps en permanence ; et il ne faut pas non plus croire qu’ils existent par eux-mêmes, car un tel mode d’existence n’est pas concevable, même pour les attributs essentiels et permanents ; mais il faut, car c’est l’évidence même, les regarder tous comme des choses qui arrivent aux corps ; et on ne doit pas les considérer comme des attributs permanents des corps ni comme des choses ayant par elles-mêmes rang de substances, mais il faut les prendre tels que la sensation elle-même les saisit et les pose.

(72) À cette doctrine sur les accidents, il faut joindre, en la saisissant fermement, la conception suivante du temps. Il ne faut pas examiner le temps de la même manière que les autres choses, c’est-à-dire en nous reportant aux prénotions que ces choses ont laissées en nous ; car le temps n’est pas donné dans les êtres. Il faut prendre comme point de départ le fait évident qui nous conduit à affirmer que le temps est long ou court, en lui appliquant ce qualificatif par analogie. Il ne faut pas donner au temps, à la place des noms qui servent ordinairement à le désigner, d’autres noms qu’on croit préférables, mais il faut le désigner par les noms établis. Il ne faut pas non plus lui attribuer une nature étrangère à la sienne, et la présenter comme identique à son essence véritable : car c’est là un défaut dans lequel on tombe quelquefois ; mais seulement réfléchir fortement aux perceptions élémentaires, à l’aide desquelles nous constituons cette essence dans ce qu’elle a de propre, et dont nous partons pour mesurer le temps. (73) Il n’y a pas en effet à démontrer, et l’on saisit par une simple réflexion, que nous composons le temps avec les jours et les nuits, avec nos affections et nos états d’impassibilité, avec les mouvements et les repos, concevant en tout cela un certain accident commun d’un caractère spécial, que nous nommons le temps.

6. Génération et évolution.

a - Formation des mondes
Il faut admettre que le monde, et en général tout agrégat limité, se forment, par analogie avec ce que nous observons journellement, aux dépens de l’infini, tous ces mondes et tous ces agrégats limités se différenciant au sein des tourbillons grands ou petits et diversement constitués d’où ils proviennent. Puis, par une marche inverse, ils se dissolvent tous, les uns plus vite, les autres plus lentement ; les uns sous l’action de telles causes, les autres sous celle de telles autres causes. (74) Il ne faut pas croire que les mondes aient nécessairement une seule et même forme. On doit admettre que dans tous les mondes, sans exception, il y a des animaux, des plantes et tous les autres êtres que nous observons, car personne ne saurait démontrer que tel monde est susceptible également de renfermer et de ne pas renfermer les germes des animaux, des plantes et des autres êtres que nous observons ; et, d’autre part, que tel autre monde est absolument incapable de renfermer de pareils germes.
b - L’acquisition des langues.
(75) On doit croire que la nature humaine apprend beaucoup au contact des choses, et se développe sous la pression des nécessités qu’elles lui imposent ; qu’ensuite le raisonnement perfectionne les dons de la nature et les complète par de nouvelles découvertes, plus vite dans certains cas, plus lentement dans d’autres ; que, dans certaines périodes de temps la nature humaine fait de plus grands progrès et dans d’autres des progrès moindres. Il résulte de cette doctrine que les noms ne se sont pas trouvés établis au début par institution et convention, mais que la nature humaine elle-même, au sein de chaque nation, éprouvant des affections particulières et recevant des images particulières, a fait sortir l’air des gosiers, d’une façon appropriée, selon qu’il était poussé au-dehors par chacune des affections et des images, ces façons d’émettre la voix étant aussi différentes que les diverses régions où se trouvent les nations. (76) Dans la suite seulement, chaque nation a institué pour l’usage commun de ses membres les particularités de son langage propre, afin que ceux-ci puissent se désigner mutuellement les choses avec moins d’ambiguïté et plus de brièveté. Enfin, ceux qui introduisaient dans la communauté certaines choses qu’elle ne connaissait pas, se trouvant forcés d’en parler, fournissaient, eux qui connaissaient ces choses, des sons pour les désigner, et l’esprit des auditeurs s’assimilant ces sons par le raisonnement, en les associant à la cause observable qui en provoquait d’ordinaire l’émission chez les locuteurs, arrivait ainsi à interpréter ces mots nouveaux.