Canguilhem

Il faut que la justice vienne d’ailleurs.

Nous devons lever une confusion, celle qui consiste à confondre organisation et organisme. Le fait qu’une société est organisée - et il n’y a pas de société sans un minimum d’organisation - ne veut pas dire qu’elle est organique ; je dirais volontiers que l’organisation au niveau de la société est plutôt de l’ordre de l’agencement que de l’ordre de l’organisation organique, car ce qui fait l’organisme, c’est précisément que sa finalité sous forme de totalité lui est présente et est présente à toutes les parties [...]. Une société n’a pas de finalité propre ; une société, c’est un moyen ; une société est plutôt de l’ordre de la machine ou de l’outil que de l’ordre de l’organisme. [...]

N’étant ni un individu ni une espèce, la société, être d’un genre ambigu, est machine autant que vie, et, n’étant pas sa fin en elle-même, elle représente simplement un moyen, elle est un outil. Par conséquent, n’étant pas un organisme, la société suppose et même appelle des régulations ; il n’y a pas de société sans régulation, il n’y a pas de société sans règle, mais il n’y a pas dans la société d’autorégulation. La régulation y est toujours, si je puis dire, surajoutée, et toujours précaire.

De sorte qu’on pourrait se demander sans paradoxe si l’état normal d’une société ne serait pas plutôt le désordre et la crise que l’ordre et l’harmonie. En disant « l’état normal de la société », je veux dire l’état de la société considérée comme machine, l’état de la société considérée comme outil. C’est un outil toujours en dérangement parce qu’il est dépourvu de son appareil spécifique d’autorégulation. En disant « l’état normal », je n’ai pas voulu dire l’idéal de la vie humaine. L’idéal de la vie humaine n’est ni le désordre ni la crise. Mais c’est précisément pourquoi la régulation suprême dans la vie sociale, qui est la justice, la régulation suprême, même s’il y a dans la société des institutions de justice, ne figure pas sous la forme d’un appareil qui serait produit par la société elle-même.

Il faut que la justice vienne d’ailleurs, dans la société. [...]

La justice ne peut pas être une institution sociale, elle n’est pas une régulation inhérente à la société, la justice est tout à fait autre chose.

Georges Canguilhem (1904-1995), "Le problème des régulations dans l’organisme et la société" (1955) in Écrits sur la médecine, Éd. du Seuil, 2002, pp. 120-123.