L’Amour, et le désir, sont manque

9 septembre 2003

Socrate - Éros est-il amour de rien ou de quelque chose ?

Agathon - De quelque chose évidemment.

Socrate - Eh bien, voilà un point auquel tu dois veiller avec soin, en te remettant en mémoire ce dont il est amour [1]. Tout ce que je veux savoir, c’est si Éros éprouve oui ou non le désir de ce dont il est amour.

Agathon - Assurément, il en éprouve le désir, répondit-il.

Socrate - Est-ce le fait de posséder ce qu’il désire et ce qu’il aime qui fait qu’il le désire et qu’il l’aime, ou le fait de ne pas me posséder ?

Agathon - Le fait de ne pas le posséder, cela du moins est vraisemblable, répondit-il.

Socrate - Examine donc, reprit Socrate, si au lieu d’une vraisemblance il ne s’agit pas d’une nécessité : il y a désir de ce qui manque, et il n’y a pas désir de ce qui ne manque pas ? Il me semble à moi, Agathon, que cela est une nécessité qui crève les yeux ; que t’en semble-t-il ?

Agathon - C’est bien ce qu’il me semble, répondit-il.

Socrate - Tu dis vrai. Est-ce qu’un homme qui est grand souhaiterait être grand, est-ce qu’un homme qui est fort souhaiterait être fort ?

Agathon - C’est impossible, suivant ce que nous venons d’admettre.

Socrate - Cet homme ne saurait manquer de ces qualités, puisqu’il les possède.

Agathon - Tu dis vrai.

Socrate - Supposons en effet, dit Socrate, qu’un homme qui est fort souhaite être fort, qu’un homme qui est rapide souhaite être rapide, qu’un homme qui est en bonne santé souhaite être en bonne santé, car quelqu’un estimerait peut-être que, en ce qui concerne ces qualités et toutes celles qui ressortissent au même genre, les hommes qui sont tels et qui possèdent ces qualités, désirent encore les qualités qu’ils possèdent. C’est pour éviter de tomber dans cette erreur, que je m’exprime comme je le fais. Si tu considères, Agathon, le cas de ces gens-là, il est forcé qu’ils possèdent présentement les qualités qu’ils possèdent, qu’ils le souhaitent ou non. En tout cas, on ne saurait désirer ce que précisément on possède. Mais supposons que quelqu’un nous dise : « Moi, qui suis en bonne santé, je n’en souhaite pas moins être en bonne santé, moi, qui suis riche, je n’en souhaite pas moins être riche ; cela même que je possède, je ne désire pas moins le posséder. » Nous lui ferions cette réponse : « Toi, bonhomme, qui est doté de richesse, de santé et de force, c’est pour l’avenir que tu souhaites en être doté, puisque, présentement en tout cas, bon gré mal gré, tu possèdes tout cela. Ainsi, lorsque tu dis éprouver le désir de ce que tu possèdes à présent, demande-toi si ces mots ne veulent pas tout simplement dire ceci : "Ce que j’ai à présent, je souhaite l’avoir aussi dans l’avenir." » Il en conviendrait, n’est-ce pas ?

(…) Dans ces conditions, aimer ce dont on n’est pas encore pourvu et qu’on ne possède pas, n’est-ce pas souhaiter que, dans l’avenir, ces choses-là nous soient conservées et restent présentes ?

Agathon - Assurément, répondit-il.

Socrate - Aussi l’homme qui est dans ce cas, et quiconque éprouve le désir de quelque chose, désire ce dont il ne dispose pas et ce qui n’est pas présent ; et ce qu’il n’a pas, ce qu’il n’est pas lui-même, ce dont il manque, tel est le genre de choses vers quoi vont son désir et son amour.


[1Cf. Le Banquet, 197b où Agathon affirmait qu’Éros est amour de la beauté.

Dans la même rubrique

22 mars 2020

Aimer, c’est désirer retrouver sa moitié perdue

Mais, d’abord, il vous faut apprendre ce qu’était la nature de l’être humain et ce qui lui est arrivé. Au temps jadis, notre nature n’était pas la même qu’aujourd’hui, mais elle était d’un genre différent.
Oui, et premièrement, il y avait trois (…)

19 mars 2020

Socrate, Calliclès et les tonneaux percés

« Socrate — Bien. Allons donc, je vais te proposer une autre image […]. En effet, regarde bien si ce que tu veux dire, quand tu parles de ces deux genres de vie, une vie d’ordre et une vie de dérèglement, ne ressemble pas à la situation suivante. (…)

16 mars 2009

Plaisir et douleur sont inséparablement liés

Socrate est en prison, enchaîné :
Socrate s’assit sur son lit, et pliant la jambe d’où l’on venait d’ôter la chaîne, et la frottant avec sa main : « Quelle chose étrange », nous dit-il, « que ce que les hommes appellent plaisir, et comme elle (…)

16 mars 2009

Les plaisirs sans mélange

SOCRATEAprès les plaisirs mélangés, l’ordre naturel exige que nous abordions à leur tour les plaisirs sans mélange. PROTARQUE Très bien. SOCRATE Je vais donc me tourner vers eux et tâcher de les mettre sous nos yeux ; car je ne partage pas du (…)

22 janvier 2009

Le noble mensonge

—Quel moyen serait alors à notre disposition, dis-je, dans le cas où se présente la nécessité de ces mensonges dont nous parlions tout à l’heure, pour persuader de la noblesse d’un certain mensonge d’abord les gouvernants eux-mêmes, et si ce (…)

16 janvier 2009

Pour bien vivre, il ne faut pas réprimer ses passions.

Calliclès - Mais voici ce qui est beau et juste suivant la nature, je te le dis en toute franchise, c’est que, pour bien vivre, il faut laisser prendre à ses passions tout l’accroissement possible, au lieu de les réprimer, et, quand elles ont (…)

16 janvier 2009

La nature et la loi sont contraires

Calliclès : Or, le plus souvent, la nature et la loi s’opposent l’une à l’autre. Si donc, par pudeur, on n’ose pas dire ce qu’on pense, on est forcé de se contredire. C’est un secret que tu as découvert, toi aussi, et tu t’en sers pour dresser (…)

4 juin 2006

Les deux formes de l’art imitatif.

L’Étranger : J’ai, quant à moi, l’impression nette d’apercevoir deux formes de l’art imitatif. Mais, pour ce qui est de dire en laquelle des deux peut bien se trouver la nature en quête de laquelle nous sommes, je ne me juge pas encore capable de (…)

25 avril 2005

Philosopher, c’est apprendre à mourir.

Lors de son dernier entretien, avant de devoir se donner la mort comme le veut sa condamnation (voyez l’Apologie de Socrate), Socrate justifie son consentement devant la sentence.
Socrate - Mais il est temps que je vous rende compte, à vous (…)

17 janvier 2005

La fable de Gygès le Lydien

Voyez le commentaire que fait Cicéron de cette fable : Sur la fable de Gygès le Lydien.
Que ceux qui pratiquent la justice agissent par impuissance de commettre l’injustice, c’est ce que nous sentirons particulièrement bien si nous faisons la (…)

4 octobre 2004

Le mythe de l’invention de l’écriture

Socrate
[274c] Je puis te rapporter une tradition des anciens, car les anciens savaient la vérité. Si nous pouvions la trouver par nous-mêmes, nous inquiéterions-nous des opinions des hommes ?
Phèdre
Quelle plaisante question ! Mais dis-moi (…)

3 novembre 2003

Philosophie, science, ignorance et opinion

Le philosophe est celui qui désire la sagesse tout entière
(474c)
Socrate : Lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il aime une chose, on n’entend point par là, si l’on parle juste, qu’il aime une partie de cette chose et non l’autre, mais qu’il la (…)

3 novembre 2003

La ligne droite divisée

Voir L’Allégorie de la Caverne., pour une présentation allégorique de la condition humaine conforme à la distinction entre le visible et l’intelligible élaborée ici.
(509d)
Socrate : Prends donc une ligne coupée en deux segments inégaux , (…)

11 septembre 2003

Socrate et Diotime (3) : La dialectique du Beau

Diotime poursuit ses révélations sur la nature d’Eros, et en vient à la révélation suprème.
Socrate et Diotime (1) : Le mythe de la naissance d’amour
Socrate et Diotime (2) : Le désir d’immortalité
Voilà sans doute, Socrate, dans l’ordre (…)

11 septembre 2003

Socrate et Diotime (2) : Le désir d’immortalité

Socrate poursuite le récit de sa rencontre avec Diotime.
Socrate et Diotime (1) : Le mythe de la naissance d’amour
Socrate et Diotime (3) : La dialectique du Beau
Je repris : "Eh bien, soit, étrangère : tu as raison. Mais si telle est la (…)

14 août 2003

Le mythe de Prométhée

Hésiode, Prométhée
Eschyle, Prométhée enchaîné
C’était le temps où les dieux existaient déjà, mais où les races mortelles n’existaient pas encore. Quand vint le moment marqué par le destin pour la naissance de celles-ci, voici que les dieux (…)

13 août 2003

L’Allégorie de la Caverne.

Voir La ligne droite divisée pour un exposé de la distinction entre le visible et l’intelligible.
« Socrate : Maintenant, représente-toi de la façon que voici l’état de notre nature relativement à l’instruction et à l’ignorance. Considère ceci (…)

13 août 2003

Socrate et Diotime (1) : Le mythe de la naissance d’amour

Socrate, le philosophe, interroge Diotime, savante en ce qui concerne le domaine de l’amour, et en beaucoup d’autres choses . Socrate et Diotime (2) : Le désir d’immortalité
Socrate et Diotime (3) : La dialectique du Beau
Voici le discours (…)

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par les responsables.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Lien hypertexte

(Si votre message se réfère à un article publié sur le Web, ou à une page fournissant plus d’informations, vous pouvez indiquer ci-après le titre de la page et son adresse.)

Ajouter un document