• Pensez-vous proposer une philosophie du cinéma ?

J.R. - Non, je ne définirais certainement pas mon travail comme une philosophie du cinéma. D’une manière générale je ne pense pas que la philosophie soit une philosophie de quelque chose. La philosophie est toujours un discours entre quelque chose et quelque chose, y compris lorsqu’elle parle d’une chose qui est désignée par un nom générique, comme ici le cinéma. La philosophie est pour moi un travail sur l’homonymie. Il n’y a donc pas une philosophie du cinéma. Il peut y avoir en revanche un travail philosophique sur le cinéma, qui sera nécessairement un travail sur l’homonymie du terme « cinéma », un travail qui cherchera à défaire cette homonymie, à penser les trajets qui se dessinent entre les différents cinémas. En effet, le cinéma est multiple : on peut le définir comme un dispositif technique, celui du cinématographe, mais c’est aussi un divertissement populaire, et c’est encore le nom d’un art, ce « septième art » qui indique justement un pont singulier entre « septième » et « art ». Enfin le cinéma, c’est le nom d’un rapport entre l’art et ce qui n’est pas lui, donc le nom d’une ambiguïté de l’art. C’est le nom d’un livre de philosophie de Gilles Deleuze, et c’est aussi le nom d’une utopie ou d’une mystique... Un travail philosophique sur le cinéma est un travail sur le sens de cette homonymie, un travail qui se demande par exemple s’il y a ou non un rapport entre le plaisir qu’on peut éprouver à voir Louis de Funès et la « mystique du cinéma » d’Élie Faure. La pensée sur le cinéma est un parcours entre des points extrêmement distants : il y a d’un côté ce qui se passe dans la réalité d’une projection, et de l’autre ce qui constitue le cinéma comme un phénomène historique, social - ou philosophique, si l’on y tient.

  • Malgré tout, il existe bien quelque chose comme une « philosophie du cinéma ». On peut repérer un certain nombre de discours philosophiques qui se proposent de penser le cinéma, d’en produire la philosophie : Benjamin, Deleuze, Cavell, Badiou ou Rosset aujourd’hui... Qu’en faites-vous ? De manière générale, et Deleuze mis à part, vos écrits n’accordent pas une grande place aux philosophes qui ont parlé du cinéma. Vous portez plus d’intérêt au discours des cinéastes eux-mêmes, ou des critiques, qu’aux « philosophies » et même aux « théories » du cinéma.

J.R. - Des philosophies du cinéma, je ne sais pas s’il yen a. En tous cas je ne les connais pas. Encore une fois, de façon générale, je ne m’intéresse pas tellement aux discours qui se présentent immédiatement comme des philosophies de quelque chose. Il y a bien sûr des philosophes qui ont écrit sur le cinéma : ont-ils fait pour autant une philosophie du cinéma ? Je ne crois pas du tout, par exemple, que Deleuze fasse une philosophie du cinéma. Il fait une théorie de l’image-mouvement, et une théorie de l’image-temps. Il propose une métaphysique qui passe par le cinéma. Et les bouts de films dont il parle, qui souvent sont en réalité des bouts de textes, définissent la pensée de l’image, donc la métaphysique de Deleuze. En parlant du cinéma, Deleuze retrouve ses propres concepts.. Les images lui servent à élaborer une ontologie, une phénoménologie matérielle des éléments qui fait penser à Bachelard. Mais il ne parle guère des opérations qui produisent ces images. Les développements sur Vertov sont exemplaires de ce point de vue. Ce qui intéresse Deleuze dans Vertov, ce sont les mouvements fluides, les états gazeux ou « moléculaires » auxquels elles tendent, c’est l’image-perception, une perception qui serait prise dans les choses mêmes, dans les plis du réel. À la limite, il importe peu de savoir s’il a vu les films de Vertov dont il parle. Il est évident qu’il parle souvent de films qu’il n’a pas vus : il en retient certaines scènes ou certains aspects rapportés par des critiques dont il cite en note les articles. Cela n’est pas scandaleux dans sa perspective, mais pour ce qui me concerne, je suis incapable d’écrire sur des films que je n’ai pas vus.
Quant aux « théories du cinéma », elles couvrent des choses extraordinairement différentes, qui ont pris le cinéma en otage pour des raisons tout à fait diverses : une théorie du signifiant, une théorie des phénomènes culturels, etc. L’analyse du film a aussi été impliquée dans ce qui s’est appelé aux États-Unis la « theory » tout court : cette machine d’interprétation philosophico-psychanalytico-politique qui a joué là-bas le rôle d’une « critique de la culture » rajeunie, mais qui n’a pas spécialement vocation à être la philosophie d’un art en particulier.
Personnellement, je me suis concentré sur un certain nombre de discours qui définissent des possibles du cinéma. Ainsi, Jean Epstein ou Élie Faure définissent l’utopie à laquelle le cinéma a été identifié à un certain moment : la promesse d’un nouvel art du mouvement qui serait aussi un nouvel art des masses, un recommencement de l’art, une espèce d’équivalent, selon Elie Faure, de l’architecture hindoue antique. Chez Epstein et Canudo, cet art des images en mouvement, qui est un art de l’écriture de la lumière, se présente comme l’accomplissement d’un grand rêve esthétique de l’époque. Je me suis intéressé au discours bazinien, parce qu’il a fixé une certaine doxa sur le cinéma, dont Deleuze est encore très dépendant. Je me suis donc penché sur les discours du cinéma qui forment les grandes catégories dominantes à travers lesquelles l’opinion intellectuelle a accès aujourd’hui au cinéma comme art. Ce qui m’intéresse, c’est la manière dont le jeu de ces discours nous aide à penser les ponts entre les différents « cinémas ».
Il en va de même pour les écrits de cinéastes comme Godard ou Bresson : ils interviennent dans mon travail pour autant qu’ils définissent une certaine essence ou une certaine idée du cinéma. Ainsi Godard illustre bien une certaine mélancolie du cinéma, en définissant une essence de ce qu’est le cinéma, ou de ce qu’il aurait dû être, à travers une sorte de bilan de son histoire.
Dans le cas de Bresson, mon intérêt était double :::: : d’une part, il définit une certaine idée du cinéma comme art pur opposé au théâtre. Il mobilise pour cela l’idée d’une présence pure, déshumanisée. Mais cette idée de la pureté cinématographique correspond à la pensée du théâtre à l’époque de Maeterlinck ou de Meyerhold. Mon travail a donc consisté à interroger les moyens de cette pureté cinématographique en montrant ce qu’elle doit à ce qu’elle rejette. Cela n’a en soi aucun intérêt de montrer que quelqu’un ne fait pas ce qu’il dit : nous faisons tous autre chose que ce que nous disons. Mais l’important est que la pensée du cinéma naisse dans cet écart entre une textualité et une pratique. Le rapport entre des procédures spécifiques de présentation sensible et ce qu’on investit plus largement sous le nom de « cinéma » ­ quelque chose qu’on veut et qu’on attend du cinéma ­, c’est là que se situe l’enjeu philosophique. Il faut, pour le saisir, éviter de replier les discours qui traduisent une volonté de cinéma sur les pratiques effectives du cinéma, afin d’en faire l’essence de l’art cinématographique.

  • Prenons les choses par l’autre bout. Il y aurait, en gros, trois manières pour le cinéma de se rapporter à la philosophie : faire des films « philosophiques » (exprimant ou illustrant par leurs moyens propres des idées ou des théories philosophiques, faire des films sur la philosophie (est-ce même concevable ?), enfin, troisième possibilité, faire des films sur des philosophes.

J.R. - En un sens le cinéma passe son temps à faire de la philosophie, puisque le cinéma est par excellence un art de l’apparence, un art qui met en indécision la réalité à laquelle il renvoie. Tout film peut ainsi être considéré comme un exercice pratique sur le rapport entre réalité et apparence. En ce sens c’est une mine pour tout philosophe qui veut travailler sur l’être et l’apparence, qu’il le fasse à la manière d’Alain Badiou ou à celle de Clément Rosset. Des films qui mettent la philosophie en action, je ne sais pas très bien ce que cela pourrait être. Les films où intervient le type ou la personne du philosophe, posent à mon sens un problème plus intéressant.. J’ai travaillé sur les films que Rossellini a consacrés à certains philosophes. Ces films se présentent comme des films pédagogiques (ils ont été commandés par la télévision italienne). La fonction du cinéma semble être alors d’utiliser l’image pour illustrer et rendre plus aisément transmissible la pensée de ces philosophes. Mais cette demande apparaît difficilement tenable, tant pour le cinéma que pour la philosophie. Rossellini tente cette illustration directe dans son Socrate. On voit ainsi arriver un acteur qui a la tête que tout le monde connaît de Socrate. Des jeunes gens dans la rue commencent à le héler et à l’insulter : « Socrate, tu as une tête de satyre !, etc. . Et finalement : « Socrate qu’est-ce que tu sais ? » Et Socrate de répondre : « Je sais que je ne sais rien ». C’est le fiasco absolu. Pour que l’entreprise réussisse cinématographiquement, Rossellini doit faire tout autre chose : non plus illustrer la pensée du philosophe à l’usage du public, mais au contraire éloigner cette pensée du public supposé apprendre, la rapprocher du corps du philosophe à l’usage du public qui aime voir des films. Il doit construire une espèce de corps du philosophe qui serait le porteur de ses pensées, qui attesterait ses pensées. Dans le Descartes par exemple, Rossellini s’emploie d’une part à reproduire quelques grandes scènes célèbres : on y voit Descartes se défendre contre les objections des contradicteurs. Mais là on est encore dans l’illustration. Pour en sortir, il faut rapprocher la pensée de Descartes d’un corps de Descartes dont il est la manifestation immédiate. Ainsi le début de la Seconde Méditation.

Dans le Pascal aussi, la parole de Pascal est ramenée à une espèce de débilité corporelle, de fatigue, de souffrance fondamentale. Il y a toujours un paradoxe, une opposition entre la tâche qui consiste à illustrer la philosophie au cinéma et la tâche qui consiste à faire du cinéma. Pour faire du cinéma, il faut renvoyer le discours philosophique à un corps qui en annule la portée publique, il faut le restituer comme quelque chose qui adhère au corps mutique du philosophe.

  • Il n’y a pas d’essence du cinéma, mais seulement des idées qui définissent des possibles du cinéma : c’est l’axiome qui gouverne La Fable cinématographique. Mais pour recourir à une distinction aristotélicienne, n’y a-t-il pas du moins un propre du cinéma, qui sans le définir essentiellement, n’appartiendrait pourtant qu’à lui ? Et ce propre du cinéma, ne faut-il pas le chercher du côté du régime affectif particulier qu ’il rend possible ?

J.R. - S’il y a un propre du cinéma, c’est dans la manière qu’il a d’additionner des pouvoirs qui lui viennent d’ailleurs. L’émotion d’un film peut tenir entièrement par sa musique.. On sait que beaucoup de films hollywoodiens standard ont été magnifiés parce que les opérateurs venus d’Allemagne avaient un art particulier du clair-obscur qui nous rend les images admirables, même dans des films médiocres. Le cinéma a cette capacité, liée à son impureté, de pouvoir se servir de tout sans vergogne. Il essaie quelquefois de définir un pouvoir propre, mais si on prend la pratique moyenne du cinéma, il faut reconnaître qu’il s’agit d’une pratique additive, et d’un pouvoir combiné. Cela pose évidemment un problème : on sait que les additions provoquent très vite la nausée ; mais les additions font aussi surgir des possibilités d’art. La pluralité même de ses moyens d’art permet au cinéma de retourner le pouvoir d’addition en pouvoir de soustraction.
Le cinéma vit beaucoup de l’intensification de procédures qui lui viennent du roman qui est, . comme lui, un art « démocratique », un art capable de parler de tout, du quotidien comme de l’extraordinaire. Il en hérite en particulier la possibilité de lier l’enchaînement romanesque au suspens de la narration. Mais la visualité cinématographique a le pouvoir de masquer la suspension même, de la rendre indécidable. C’est ce qu’illustre bien la scène de la préparation du thé dans Allemagne année zéro. On suit une histoire particulièrement tragique, le fils va tuer son père : la boule de thé qui se balance dans la lumière porte à l’extrême la tension narrative du geste d’amour qui est en même temps un geste parricide. En même temps, l’attention que le spectateur lui porte lui procure comme un apaisement, le détache un moment de l’histoire... Ce qui définirait en propre le cinéma, ce serait peut-être sa capacité de réaliser, par un surplus de moyens, le propre de l’état esthétique au sens schillérien, cette union de la suprême agitation et du suprême repos. Le cinéma, c’est l’agitation qui peut toujours être suspendue. Je pense, dans La Rue de la Honte de Mizogushi, à ce moment où le fils vient de renier violemment la mère dont il a découvert le métier. Au plan suivant, nous voyons la mère de dos, agenouillée dans le hall de la maison close. Et dans la suite nous comprendrons qu’elle est folle. Mais il y a ce moment de repos qui est à la fois un moment de l’action et sa mise en indécision.

  • Cette puissance additive-soustractive du cinéma rejoint une idée plus générale, l’idée d’écart, qui tient presque lieu chez vous de principe de méthode. La tâche de la philosophie, qu’il s’agisse du cinéma ou de quoi que ce soit d’autre, est de mettre l’homonymie au travail, de décrire un système d’écarts, de déployer les intervalles qui séparent et relient des sphères disjointes qui sont aussi des manières distinctes d’interpréter et d’investir pratiquement cette homonymie. Si l’on vous suit, le suspens narratif qui vient contrarier la logique de la fable est un procédé parmi d’autres, que le cinéma partage avec la littérature. Le propre du cinéma serait plutôt dans la manière dont il joue de cet effet en rendant indécis l’affect qu’il suscite ­ comme s’il y allait à la fois d’une intensification de l’action et d’un basculement dans un moment de pure contemplation. Mais au-delà de ces moments tout de même exceptionnels, y a-t-il une pratique de l’écart qui distingue le cinéma, et dont la philosophie puisse s’inspirer ? Et d’abord, comment se donne un écart, au cinéma ?

J.R. - Un écart peut se donner de multiples manières. Il faut commencer par reconnaître qu’il y a de l’écart dans toute identité. Même la ressemblance est un écart. Une image de quelque chose qui n’est pas là, c’est déjà un écart. Il y a donc de la dissemblance au cœur même de la ressemblance. Et le travail de l’art est un travail qui tend à écarter encore plus l’écart, un travail pour compliquer un peu le rapport du dissemblable au semblable. Au cinéma, ce jeu joue sur un double ressort : le cinéma est un art du temps où l’on attend toujours quelque chose, où donc l’attente peut être à tout instant contredite. Ainsi le conducteur de la moto sur le guidon de laquelle est assis Buster Keaton tombe à terre. On s’attend à ce que la moto tombe à son tour. Or elle continue en ligne droite et franchit tous les obstacles jusqu’au moment où Keaton s’aperçoit qu’il n’y a plus de conducteur. C’est là le second ressort : le jeu narratif se double d’un jeu ontologique. L’image cinématographique peut varier comme elle le veut sa réalité, opposer sa physique à la physique newtonienne, puis y retourner pour reprendre le « fil de l’histoire ». Le théâtre et le roman ont aussi leurs moments de suspens, mais ils n’ont pas ce pouvoir physique de double jeu. Or ce pouvoir est double : il est additif et il est soustractif. Les mêmes raisons qui permettent au cinéma de cumuler les pouvoirs lui permettent de contrarier la puissance de la narration par la puissance du visible. C’est ce que j’ai essayé d’analyser dans M le Maudit : ce moment où les choses s’inversent, où le spectateur change de position par rapport au criminel à la faveur d’un moment d’arrêt où le criminel et la victime promise sont ensemble devant une vitrine.
L’écart est absolument nécessaire pour produire cette petite différence de potentiel qui fait que quelque chose se passe aussi chez le spectateur, un plaisir, une joie. Il faut toujours que ce qu’on attende soit aussi ce qu’on n’attende pas. Et l’avantage du cinéma, c’est qu’on y attend quelque chose à chaque seconde. Il y a donc un usage courant de l’écart, un usage standard, qui est propre au cinéma. Mais il y a également une pratique de l’écart qui entend écarter davantage encore, en organisant une opposition systématique entre les éléments. Ainsi chez Godard, qui fait dire à son héros, dans Made in USA  : « Je croyais être dans un film de Walt Disney joué par Humphrey Bogart, donc dans un film politique. » Mettre ensemble systématiquement des choses qui s’écartent ­ un son et une image, une attente et ce qui vient la décevoir ­, c’est aussi ce qui fonde le cinéma de Bresson. Chez lui tout est logique, tout s’enchaîne, et en même temps il y a toujours une espèce d’aléa qui fait que ce qui se passe n’est pas ce qu’on attendait.
L’écart est donc une espèce de monnaie courante du cinéma, en même temps qu’un procédé esthétique fondamental, tellement fondamental qu’aujourd’hui tout le monde l’emploie. Et le procédé qui doit nourrir une destruction finit par ne plus rien produire : il est usé, il faut en faire autre chose. C’est ainsi qu’on voit un retournement du sens de l’écart chez Godard : à partir d’un certain moment, le rapport entre les hétérogènes n’est plus destiné à produire un écart et un choc, mais à provoquer une fusion. Ce retournement n’est pas simplement lié au fait que Godard chercherait de nouveaux effets après avoir épuisé les anciens. C’est aussi le moment où le cinéma se montre lui-même et semble dire : « Je ne suis pas un ensemble de procédés pour produire des effets, je suis un monde. » Il y a un moment où les procédures de l’écart poétique viennent se renverser dans les procédures ontologiques d’auto-démonstration de l’art montrant qu’il est un monde. C’est aussi cette bascule ontologique qui m’intéresse dans le cinéma : ce rapport entre les procédures poétiques d’un art et la nécessité immanente qui le pousse à construire et à exprimer sa propre ontologie.

  • L’exemple de Godard est très frappant. il y a une continuité des mêmes gestes formels, en même temps qu’une inversion de leur sens. Ce qui montre qu’un procédé ne détermine jamais ses interprétations esthétiques ou philosophiques de façon univoque. Mais comment, dès lors, identifier un procédé, celui de l’écart par exemple ?

J .R. - Il y a deux problèmes. Il y a d’abord la dualité du procédé : d’une part, un écart est toujours en même temps un rapprochement : je déconnecte A de B en le rapprochant de Z. Il y a, en second lieu, le schème interprétatif dans lequel entre le procédé. Prenons par exemple Prénom Carmen. Le héros trouve sur une table de bistrot une rose en plastique, comme en vendent les marchands ambulants le soir dans les restaurants. Cette rose qui vient à la place de la célèbre « fleur que tu m’avais jetée », c’est en quelque sorte Offenbach à la place de Bizet. Le rapprochement signifie ici une prosaïsation et peut s’interpréter comme un détournement, une dérision du grand art ­ comme dans Pierrot le Fou, quand Belmondo dans sa baignoire lisait des pages d’Élie Faure à la fillette. La crudité des rapports entre les deux personnages semble aller de pair avec cette prosaïsation. Mais ce détournement avec sa fonction supposée de subversion politique n’est qu’un leurre. Ce qui se passe est bien plutôt l’inverse. La dérision n’est qu’une manière d’annuler les espagnolades de théâtre pour réengendrer la fiction de Carmen à partir d’une autre musique, celle de Beethoven. C’est ce qui se passe dans l’épisode central où la musique du Dixième Quatuor, en phase avec le bruit des vagues sur une plage impressionniste, rythme le mouvement qui pousse les corps l’un vers l’autre. Le détournement est retourné en musique fusionnelle des corps.

  • L’écart se distribuerait donc entre la « dramaturgie fictionnelle » et la « dramaturgie plastique », sans se réduire nécessairement à leur différence ou leur contrariété (lorsque l’enchaînement des actions est contrecarré, typiquement, par les moments de suspens ou de pure présence sensible). Il y aurait aussi une fonction plastique de l’écart...

J .R. - L’écart est toujours plastique (ou sonore) : il se voit, il s’entend, il se produit dans le rapport de ce qu’on voit et de ce qu’on entend. Il peut bien entendu renvoyer à un écart entre la donnée fictionnelle et la donnée plastique, mais ça n’est jamais un simple écart interne à la donnée fictionnelle. Dans l’exemple de Prénom Carmen, cela veut dire que les rapports entre les corps sont à la fois imprévisibles et déterminés par tout un jeu d’analogies. Ces rapports deviennent l’analogue du mouvement d’un quatuor de Beethoven, du mouvement des vagues sur la plage, ou des jeux de lumières lesquels condensent une multitude d’images venues de tableaux ou d’autres films. Leur visibilité s’inscrit dans une narrativité qui n’est pas une « histoire » - dans ce cas, on peut dire en effet qu’il n’y a pas d’« histoire » -, mais qui est déjà en elle-même plastique et sonore. Le sens de l’« écart » est défini par la manière dont cette visibilité s’inscrit dans ce développement plastique et sonore. C’est dans ce contexte que l’on peut dire que les « écarts » de Prénom Carmen fonctionnent comme des opérateurs de fusion. Et de fait, tout point de vue fusionnel est un point de vue qui privilégie un axe qu’on pourrait dire musical-plastique.. Il y a les effets plastiques, les effets sonores, et un discours sur la plastique et la musique de l’image qui les traverse tous les deux, qui organise un chevauchement entre les deux. Il ne suffit pas de faire jouer un quatuor de Beethoven au moment où l’on voit des vagues sur une plage : il faut encore que cela renvoie à une idée, plus ou moins constituée, selon laquelle il existe quelque chose comme une musique des images.

  • Il semble que le cinéma et la musique constituent chez vous deux paradigmes concurrents pour illustrer la combinaison de poétiques opposées qui définit le « régime esthétique ». On serait tenté de dire que le cinéma illustre de façon exemplaire l’opération propre au régime esthétique, l’opération de l’écart, tandis que la musique, telle du moins qu’elle circule dans les discours, désignerait plutôt le processus qui oriente globalement ce même régime, qui lui fournit peut-être son « idéologie » romantique, celle d’un devenir-monde de toute création.

J.R. - Oui, on pourrait le dire ainsi. Mais le paradigme cinématographique est lui-même traversé par cette double orientation. D’un côté le cinéma fonctionne comme une pratique de l’écart entre des visibilités et des discours, entre des visibilités et des significations mais il tend en même temps vers un horizon d’indiscernabilité. Le rêve d’une « musique des images » résume l’effort d’un enchaînement qui se sépare de la logique narrative et textuelle. La musique de générique et la musique de fin fonctionnent ordinairement comme cet élément d’indiscernabilité d’où le film sort et où il retourne. Le cinéma est, en ce sens, l’avatar ordinaire du rêve wagnérien de l’œuvre d’art totale qui fond tous les arts ensemble sous le commandement de cette musique fondamentale où tous les écarts viennent finalement se fondre. D’un côté donc la nature mixte du cinéma emblématise le fonctionnement de l’art dans son régime esthétique. Mais il emblématise aussi ce rêve d’homogénéité, ce rêve de l’art fondamental, non représentatif, l’idée de la musique comme monde que Schopenhauer a résumée mais qui soutient en même temps tous les écarts entre sens et sens - entre sensible et signification - qui sont sa pratique effective.

  • Que faites-vous, littéralement, de la musique des films ?

J.R. - Si j’en avais la compétence, j’aimerais me donner un corpus de films à analyser uniquement à partir des bandes son : renverser la tendance habituelle qui est de laisser tomber le son, se donner, à l’inverse, le programme de ne pas voir les films, de les considérer uniquement en tant qu’objets musicaux et sonores. On y vérifierait sans doute que la tonalité émotionnelle fondamentale des films tient, dans la grande majorité des cas, à la musique. Elle est là avant, anticipant l’effet : dans Moonfleet, les grands accents postromantiques de la musique de Miklos Rosza, précédant le petit air sifflé par la silhouette à peine discernable dans la nuit : mais aussi, dans Au hasard Balthazar ; les notes cristallines de la sonate de Schubert qu’interrompt le braiement de l’âne. Chez ceux-là mêmes qui jouent la rigueur de la dissociation, la musique joue en définitive le rôle consensuel, sinon rédempteur, qui force la leçon des événements filmiques : Monteverdi ou Mozart chez Bresson, Bach chez Straub (Ouvriers, paysans)...

  • Mais la musique elle-même peut faire écart, en empruntant au cinéma son procédé général, Elle n’est pas uniquement ce qui porte l’émotion, elle ne s’apparente pas nécessairement au pôle fusionnel qui est l’horizon du régime esthétique. Une musique peut venir en contrepoint, comme celle de Beethoven dans Made in USA, lorsqu’une mesure, tronquée, vient couvrir une voix ou un dialogue.

J.R. - Il faut sans doute une oreille musicale plus exercée que la mienne pour le percevoir. Les citations beethoveniennes dans Made in USA me semblent dans un cas ponctuer classiquement l’action, dans un autre l’accompagner ironiquement. Dans l’ensemble, il me semble que la musique chez Godard, quel que soit le soin qui lui est apporté, joue le même rôle qu’ailleurs, celui d’une tonalité affective fondamentale, d’une sorte de captatio benevolentiae sensible. Dans les Histoire(s) du cinéma, notamment, le discours sépulcral s’accompagne volontiers du recours au postmodernisme musical, style nordique. Les cas pour moi les plus intéressants sont ceux où le pouvoir fusionnel de la musique qui normalement joue en sourdine est précisément exposé et mis en question par la mise en scène. Je pense particulièrement à Miss Oyu de Mizogushi. Musique et vagues y sont aussi essentielles que dans Prénom Carmen, mais le rêve de fusion musicale et plastique est d’emblée contrarié par la donnée fictionnelle, celle de trois corps dont la proximité même exclut toute fusion. À partir de là, non seulement les « scènes de musique » mais chaque plan du film devient la mise en scène de la contradiction entre la promesse fusionnelle et l’impossibilité de cette fusion. Je pense aussi à Bergman (En présence du clown) où, à la différence de Bresson, la musique d’ouverture de Schubert est d’emblée problématisée par le rapport entre le disque, le corps malade qui l’écoute et le corps malade qui l’a produite. Je pense encore à Satantango de Bela Tarr où les fonctions littérales et métaphoriques de la musique sont démultipliées : il y a le tango d’une séquence, il y a l’application au film de la structure des pas avant et arrière du tango, il y a la musique des paroles séductrices prononcées par l’escroc en vie nouvelle Irimias qui est interprété par le compositeur de la musique, Mihali Vic.

  • L’émotion, l’affect cinématographique, n’est donc pas tout entier du côté de la fusion, de la « musique ». Peut-on parler d’un affect lié à l’écart comme tel ?

J.R. - L’affect musical est lui-même toujours lié à un écart : la musique n’accompagne l’action qu’en en distrayant : voir le rythme de valse lente qui accompagne dans Soupçons la montée du verre de lait. L’affect esthétique spécifique, c’est ce dont on parlait tout à l’heure, l’identité entre un état de repos et un état d’agitation. Le cinéma y est particulièrement propre en raison de la possibilité qu’il offre à tout instant de choisir sa distance. Le cinéma nous lie à une intrigue portée par des corps mimétiques qu’il est capable de rapprocher de nous à l’extrême.. En même temps il ne cesse soit de distraire cette identification par l’attention visuelle ou la captation musicale, soit de dénier la réalité qui est nécessaire à l’identification. Le plaisir ou l’émotion que peuvent produire au cinéma un resserrement ou un étirement du temps, un suspens dans l’action, un plan où trop d’actions se mêlent ou un contrechamp sur un paysage vide, etc. , ont lieu sur le fond de cette disponibilité essentielle à la variation des affects. Or cette possibilité de variation se trouve elle-même associée à ce dispositif de la salle obscure et de l’écran de lumière, à ce face à face qui fait que le cinéma est aujourd’hui devenu l’art auratique par excellence, à la fois l’équivalent d’une chambre d’enfant rêveur et celui du musée perdu, le refuge de la valeur auteur, mise à mal dans le champ des arts dits plastiques. Nous sommes toujours libres de décider, face à l’écran, d’être un enfant fasciné par le jeu des images, un salarié qui se détend, un spectateur critique des ombres de l’écran ou un esthète visitant le musée du cinéma.

  • Dans votre dernier livre, Malaise dans l’esthétique (Galilée, 2004), vous exposez les ambivalences et les dilemmes auxquels est exposé l’art contemporain qui se voudrait un art critique. Le cinéma est-il concerné de la même manière par ces difficultés ? En quel sens d’ailleurs peut-il être un art critique ? C’est une question que vous posiez, dans les années soixante-dix, lorsque vous dénonciez dans les Cahiers ce que vous appeliez la « fiction de gauche ».

J .R. - Il est clair que le cinéma a toujours fonctionné en décalage par rapport aux grandes décisions artistiques et aux grands dilemmes de la politique de l’art. Précisément parce que son statut artistique a toujours été problématique et s’est assuré par des voies obliques. La Chinoise emprunte la couleur franche des abstraits lyriques et la bande dessinée des artistes pop pour servir un dispositif de leçon brechtienne. Le film s’inscrit pourtant dans un processus de promotion du cinéma comme art qui est assez loin des processus d’autocritique ou d’auto-dérision de l’art qui ont marqué à la même époque le champ des arts plastiques. La « politique des auteurs » a triomphé au cinéma au moment même où tout un pan de l’art s’essayait à la ruiner et parfois, comme chez Godard, en utilisant les procédures mêmes par lesquelles s’opérait cette négation. Aujourd’hui encore les partages que l’on peut faire entre un cinéma commercial et un cinéma artistique reposent sur une réalité clairement identifiable qui s’oppose clairement à l’interrogation sur l’identité de ce qu’on voit dans une exposition d’« art contemporain ». Art contemporain désigne précisément le brouillage des identités et des fonctions : est-ce que le compte rendu photographique d’une action de Santiago Serra, payant des chômeurs pour qu’ils creusent leur propre tombe, ou de Gianni Motti, se faisant passer pour un homme politique, est de l’art ? Est-ce que c’est de la politique ? Est-ce que l’art, c’est des objets proposés à la jouissance du regard et à la vente ? Est-ce que c’est des formes d’intervention publique ? Le cinéma ne se pose pas ces problèmes, sauf là précisément où il sort de lui-même : hier quand des cinéastes comme Godard s’investissaient dans un travail proprement militant, ou aujourd’hui, quand le cinéma devient un dispositif vidéo présenté dans une exposition d’art contemporain.

  • Dans le partage du sensible commun, qui est à la fois l’affaire de l’art et celle de la politique, quelle est la place du cinéma ? Remplit-il une fonction singulière du fait qu’il serait de tous les arts le plus « populaire », et même le plus proche d’un « art de masse » ? Que faites-vous par exemple de la question du public ? Alain Badiou, lui, voit dans le cinéma un « emblème démocratique ».

J.R. - La notion d’art de masse est problématique en elle-même. Ce qu’on entend par là, c’est à la fois l’art partagé par le plus grand nombre, celui qui est censé parler au plus grand nombre le langage de l’art, et l’art qui n’est pas considéré comme art. Cette duplicité détermine une démultiplication du populaire et un jeu complexe d’alliances. Si Chaplin est le héros d’une certaine consécration esthétique du cinéma, c’est parce que son art s’inscrit dans un paradigme esthétique déjà constitué opposant un art populaire du geste exact - cirque, pantomime, sport - au rituel social du théâtre bourgeois fondé sur l’équivalence entre reconnaissance sociale et reconnaissance mimétique. Or si le cinéma est devenu un art de masse, c’est plus souvent en transposant ces jeux de reconnaissance qu’en accomplissant la promesse mallarméenne d’un art de la performance pure. Mais cela veut aussi dire que le cinéma brouille les cartes des programmes esthétiques. A sa manière il a accompli ce que les stratégies visant à rapprocher l’art du peuple ont le plus souvent manqué : faire apprécier l’art du clair obscur à des gens qui « ne s’intéressent pas à l’art », leur faire ressentir une phrase musicale de Schubert, Beethoven ou Mahler avec la même intensité que celle qui s’attache aux joies et aux malheurs des héros de feuilletons, les habituer à des formes de récit complexifiés, etc. La cinéphilie a témoigné de ce brouillage des frontières séparant grand art et art populaire. Elle a constitué son panthéon dans une transversale absolument singulière entre le divertissement des salles de quartier et le temple de l’art cinématographique, et l’a imposé aux esthètes de profession.

  • Cinéma et politique sont-ils des agents autonomes opérant dans des champs particuliers, ou existe-t-il une dépendance de l’un vis-à-vis de l’autre ? Ce que vous écrivez à propos de Lubitsch semble suggérer cette dernière hypothèse : « Quand la lutte des classes n’est plus derrière la porte, quand on proclame la fin de l’Histoire [...], c’est la comédie sociale, les jeux de famille et de société de la ressemblance qui envahissent l’écran. » (« La porte du paradis », Cahiers du cinéma, 554). Vous dites également que « l’efficacité politique des formes de l’art, c’est à la politique de les construire dans ses propres scénarios » (« Les écarts du cinéma », Trafic, n° 50).

J.R. - Il faut considérer deux choses. D’une part, il y a une politique immanente à l’art. D’autre part, il y a un rapport entre cette politique interne et le champ politique proprement dit. Ce rapport ne définit pas seulement les possibilités d’efficacité politique d’un film mais aussi ses possibilités artistiques elles-mêmes. C’est ce que j’ai voulu dire à propos de Trouble in Paradise de Lubitsch et de la séquence où le séducteur escroc met le trotskiste à la porte : les jeux de l’apparence et de la séduction chez les riches tiennent à la fois leur légèreté et leur gravité du fait que ce monde brillant est la mince pellicule qui recouvre le monde obscur et conflictuel qui le soutient. Sans lutte de classes, sans réel de l’apparence, le marivaudage tourne au reality show. Il en va de même pour l’effet extérieur du cinéma. Quand Godard tournait Made in USA, Pierrot le Fou ou La Chinoise, son discours intrinsèquement ambigu rencontrait un état du combat anti-impérialiste et de l’espérance révolutionnaire qui faisait communiquer sans problème les formes cinématographiques de dissensualité avec les formes de subjectivation politique. C’est en définitive la politique, ou ce qui en tient lieu à une époque donnée, qui fournit les conditions qui rendent véritablement opérante la dissensualité propre à une forme artistique.
Aujourd’hui l’affaissement « consensuel » de la politique signifie une « sociologisation » latente du dispositif des films et des formes de leur interprétation. Il s’agit alors de reproduire des écarts artistiques par rapport à la doxa sociologique, mais les premiers sont vite aussi stéréotypés que la seconde. Prenez Elephant, de Gus van Sant. Le film écarte à la fois les polémiques au premier degré sur la possession des armes et les explications sociologiques du malaise de l’Amérique profonde. Cette volonté politique est immédiatement une volonté esthétique qui reprend un procédé romanesque et cinématographique maintenant classique : le suspens des causes. Il ne doit pas y avoir d’explication - psychologique, sociologique ou autre - au massacre. Tout doit donc être sur le même plan : les tueurs à l’œuvre dans le lycée doivent avoir ni plus ni moins de réalité que les personnages d’un jeu vidéo, et pour cela il faut que les couloirs interminablement parcourus ou la salle de gymnastique déserte aient déjà l’irréalité d’un écran d’ordinateur. Il faut aussi que les temps se mêlent. Cela définit un certain type de beauté : la beauté par neutralisation. Le premier problème est que cette beauté a perdu de sa surprise. Pour qu’il y ait surprise, il faudrait que le parallèle ordinateur/réalité soit brouillé, que le suspens des causes soit lui-même inquiété, etc. Le second problème est que ce refus des stéréotypes de l’opinion en rejoint d’autres : l’adolescent qui agit sans raison témoigne d’un monde où tout est possible parce que le père et la loi sont en absence...

  • Il y aurait donc trop d’écart, ou pas assez : les circuits individuels, les points de vue démultipliés finissent par s’annuler réciproquement... Nous voici reconduits à la notion d’écart. Ne croyez-vous pas qu’il existe un rapport entre certaines opérations typiques du cinéma et certains gestes philosophiques ? Dans votre cas, on pourrait dire que le métier du philosophe, son éthos, présente une affinité avec l’héritage de la cinéphilie « macmahonienne » [1], celle qui admire la « mise en scène invisible » de Walsh ou de Mann, qui privilégie l’action et le geste comme éléments de base de la construction filmique.

J.R. - Il y a sans doute un rapport. Mais, tout d’abord, on ne peut ramener le privilège du geste à la mise en scène invisible. Le geste est à la fois ce que le cinéma est particulièrement propre à mettre en valeur et ce qui ne lui est pas propre. Penser en termes de geste, c’est récuser l’évidence d’un langage propre du cinéma. C’est mettre l’accent sur la polyvalence du geste. Il accomplit l’action mais aussi il la déconnecte de ses motivations, des valeurs qu’elle poursuit, etc. Et puis il se métaphorise lui-même. Mon intérêt pour la gestuelle de James Stewart chez Antony Mann était lié à cela : ce n’était pas l’exaltation mac-mahonienne du geste qui qualifie un certain type d’homme. C’est la manière dont l’attention au présent, au cadre, à ce qui y bouge, à ce qui va y entrer, déconnecte l’attention des valeurs éthiques habituelles du western. Ce qui m’intéresse dans le geste n’est pas une éthique mais une poétique : la façon dont une jonction est en même temps une disjonction, dont une conséquence est un écart ou une inversion. Ainsi, dans M le maudit, le geste de la petite fille, victime promise du tueur, qui veut effacer la marque sur l’épaule, opère le retournement de l’action : le chasseur devient le chassé. Cela veut dire aussi : l’action du film est et n’est pas à la fois sa métaphorisation. En définitive l’intérêt est pour le geste qui refait le partage entre le dedans et le dehors - de l’action, du film, du cinéma...
Ma manière de concevoir le travail philosophique est sans doute cinématographique en ce sens : c’est une manière d’être à l’affût, de chercher dans un paysage donné les seuils ou les points de passage qui permettent de le découper autrement, d’y inscrire un trajet, une traversée. Ces passages sont généralement ménagés par des différences, par la coexistence dans un même paysage de plans hétérogènes, ou de points opposés qui dessinent un parcours possible. C’est une sensibilité au cadre, au-dedans et au-dehors qu’il coupe, à la configuration du paysage traversé - celui des modes de présentation du visible, des types d’enchaînement intelligibles qu’on peut y tracer ; une façon donc de traiter le paysage des idées comme James Stewart scrute l’environnement et engage le geste qui anticipe sa modification. La notion de partage du sensible en ce sens peut être considérée comme une notion cinématographique. La pensée est d’abord faite de gestes. Un concept, c’est un geste qui redessine un paysage en même temps qu’un chemin nouveau tracé entre des points éloignés. C’est de fait un certain éthos de la philosophie ou plutôt une certaine manière de le penser, de penser sa nature en dernier recours poétique.

[1La salle de cinéma « Mac-Mahon », située à deux pas de la place de l’Étoile, est devenue à la fin des années cinquante le quartier général d’un cercle de cinéphiles, d’un genre nouveau, vouant une admiration inconditionnelle à quelques réalisateurs (Lang, Walsh, Losey, Preminger, etc.). Le mac-mahonisme eut aussi sa revue, Présence du cinéma.