L’analyse des pouvoirs peut-elle se déduire de l’économie ?

26 avril 2004

(...) L’analyse du pouvoir ou l’analyse des pouvoirs peut-elle, d’une manière ou d’une autre, se déduire de l’économie ?

Voilà pourquoi je pose cette question, et voilà ce que je veux dire par là. Je ne veux aucunement effacer des différences innombrables, gigantesques, mais, malgré et à travers ces différences, il me semble qu’il y a un certain point commun entre la conception juridique et, disons, libérale du pouvoir politique - celle que l’on trouve chez les philosophes du XVIIIe siècle - et puis la conception marxiste ou, en tout cas, une certaine conception courante qui vaut comme étant la conception du marxisme. Ce point commun, ce serait ce que j’appellerais l’« économisme » dans la théorie du pouvoir. Et par là, je veux dire ceci : dans le cas de la théorie juridique classique [1] du pouvoir, le pouvoir est considéré comme un droit dont on serait possesseur comme d’un bien, et que l’on pourrait par conséquent transférer ou aliéner, d’une façon totale ou partielle, par un acte juridique ou un acte fondateur de droit - peu importe pour l’instant - qui serait de l’ordre de la cession ou du contrat. Le pouvoir, c’est celui, concret, que tout individu détient et qu’il viendrait à céder, totalement ou partiellement, pour constituer un pouvoir, une souveraineté politique. La constitution du pouvoir politique se fait donc dans cette série, dans cet ensemble théorique auquel je me réfère, sur le modèle d’une opération juridique qui serait de l’ordre de l’échange contractuel. Analogie, par conséquent, manifeste, et qui court tout au long de ces théories, entre le pouvoir et les biens, le pouvoir et la richesse.

Dans l’autre cas, bien sûr, je pense à la conception marxiste générale du pouvoir : rien de cela, c’est évident. Mais vous avez dans cette conception marxiste quelque chose d’autre, qu’on pourrait appeler la « fonctionnalité économique » du pouvoir. « Fonctionnalité économique », dans la mesure où le pouvoir aurait essentiellement pour rôle à la fois de maintenir des rapports de production et de reconduire une domination de classe que le développement et les modalités propres de l’appropriation des forces productives ont rendue possible. Dans ce cas-là, le pouvoir politique trouverait dans l’économie sa raison d’être historique. En gros, si vous voulez, dans un cas, on a un pouvoir politique qui trouverait, dans la procédure de l’échange, dans l’économie de la circulation des biens, son modèle formel ; et, dans l’autre cas, le pouvoir politique aurait dans l’économie sa raison d’être historique, et le principe de sa forme concrète et de son fonctionnement actuel.

Le problème qui fait l’enjeu des recherches dont je parle peut, je crois, se décomposer de la manière suivante. Premièrement : le pouvoir est-il toujours dans une position seconde par rapport à l’économie ? Est-il toujours finalisé et comme fonctionnalisé par l’économie ? Le pouvoir a-t-il essentiellement pour raison d’être et pour fin de servir l’économie ? Est-il destiné à la faire marcher, à solidifier, à maintenir, à reconduire des rapports qui sont caractéristiques de cette économie et essentiels à son fonctionnement ? Deuxième question : le pouvoir est-il modelé sur la marchandise ? Le pouvoir est-il quelque chose qui se possède, qui s’acquiert, qui se cède par contrat ou par force, qui s’aliène ou se récupère, qui circule, qui irrigue telle région, qui évite telle autre ? Ou bien, faut-il, au contraire, pour l’analyser, essayer de mettre en oeuvre des instrument différents, même si les rapports de pouvoir sont profondément intriqués dans et avec les relations économiques, même si effectivement les rapports de pouvoir constituent toujours une sorte de faisceau ou de boucle avec les relations économiques ? Et dans ce cas l’indissociabilité de l’économie et du politique ne serait pas de l’ordre de la subordination fonctionnelle, ni non plus de l’ordre de l’isomorphie formelle, mais d’un autre ordre qu’il s’agirait précisément de dégager.

Pour faire une analyse non économique du pouvoir, de quoi, actuellement, dispose-t-on ? Je crois qu’on peut dire qu’on dispose vraiment de très peu de chose. On dispose, d’abord, de cette affirmation que le pouvoir ne se donne pas, ni ne s’échange, ni ne se reprend, mais qu’il s’exerce et qu’il n’existe qu’en acte. On dispose également de cette autre affirmation que le pouvoir n’est pas premièrement maintien et reconduction des relations économiques, mais, en lui-même, primairement, un rapport de force. Des questions, ou plutôt deux questions : si le pouvoir s’exerce, qu’est-ce que cet exercice ? En quoi consiste-t-il ? Quelle est sa mécanique ? On a là quelque chose dont je dirais que c’était une réponse-occasion, enfin, une réponse immédiate, qui me paraît renvoyée finalement par le fait concret de bien des analyses actuelles : le pouvoir, c’est essentiellement ce qui réprime. C’est ce qui réprime la nature, les instincts, une classe, des individus. Et lorsque, dans le discours contemporain, on trouve cette définition ressassante du pouvoir comme ce qui réprime, après tout, le discours contemporain ne fait pas une invention. Hegel l’avait dit le premier, et puis Freud et puis Reich . En tout cas, être organe de répression, c’est, dans le vocabulaire d’aujourd’hui, le qualificatif presque homérique du pouvoir. Alors, l’analyse du pouvoir ne doit-elle pas être d’abord, et essentiellement, l’analyse des mécanismes de répression ?

Deuxièmement - deuxième réponse-occasion, si vous voulez -, si le pouvoir est bien en lui-même mise en jeu et déploiement d’un rapport de force, plutôt que de l’analyser en termes de cession, contrat, aliénation, au lieu même de l’analyser en termes fonctionnels de reconduction des rapports de production, ne faut-il pas l’analyser d’abord et avant tout en termes de combat, d’affrontement ou de guerre ? On aurait donc, face à la première hypothèse - qui est : le mécanisme du pouvoir, c’est fondamentalement et essentiellement la répression -, une seconde hypothèse, qui serait : le pouvoir, c’est la guerre, c’est la guerre continuée par d’autres moyens. Et, à ce moment-là, on retournerait la proposition de Clausewitz [2] et on dirait que la politique, c’est la guerre continuée par d’autres moyens. Ce qui voudrait dire trois choses. D’abord ceci : que les rapports de pouvoir, tels qu’ils fonctionnent dans une société comme la nôtre, ont essentiellement pour point d’ancrage un certain rapport de force établi à un moment donné, historiquement précisable, dans la guerre et par la guerre. Et, s’il est vrai que le pouvoir politique arrête la guerre, fait régner ou tente de faire régner une paix dans la société civile, ce n’est pas du tout pour suspendre les effets de la guerre ou pour neutraliser le déséquilibre qui s’est manifesté dans la bataille finale de la guerre. Le pouvoir politique, dans cette hypothèse, aurait pour rôle de réinscrire perpétuellement ce rapport de force, par une sorte de guerre silencieuse, et de le réinscrire dans les institutions, dans les inégalités économiques, dans le langage, jusque dans les corps des uns et des autres. Ce serait donc le premier sens à donner à ce retournement de l’aphorisme de Clausewitz : la politique, c’est la guerre continuée par d’autres moyens ; c’est-à-dire que la politique, c’est la sanction et la reconduction du déséquilibre des forces manifesté dans la guerre. Et le retournement de cette proposition voudrait dire autre chose aussi : à savoir que, à l’intérieur de cette « paix civile », les luttes politiques, les affrontements à propos du pouvoir, avec le pouvoir, pour le pouvoir, les modifications des rapports de force - accentuations d’un côté, renversements, etc. -, tout cela, dans un système politique, ne devrait être interprété que comme les continuations de la guerre. Et serait à déchiffrer comme des épisodes, des fragmentations, des déplacements de la guerre elle-même. On n’écrirait jamais que l’histoire de cette même guerre, même lorsqu’on écrirait l’histoire de la paix et de ses institutions.

Le retournement de l’aphorisme de Clausewitz voudrait dire encore une troisième chose : la décision finale ne peut venir que de la guerre, c’est-à-dire d’une épreuve de force où les armes, finalement, devront être juges. La fin du politique, ce serait la dernière bataille, c’est-à-dire que la dernière bataille suspendrait enfin, et enfin seulement, l’exercice du pouvoir comme guerre continuée.

Vous voyez donc qu’à partir du moment où l’on essaie de se dégager des schémas économistes pour analyser le pouvoir, on se trouve immédiatement face à deux hypothèses massives : d’une part, le mécanisme du pouvoir, ce serait la répression - hypothèse, si vous voulez, que j’appellerai commodément l’hypothèse de Reich - et, deuxièmement, le fond du rapport de pouvoir, c’est l’affrontement belliqueux des forces - hypothèse que j’appellerai, là encore par commodité, l’hypothèse de Nietzsche. Ces deux hypothèses ne sont pas inconciliables, au contraire ; elles paraissent même s’enchaîner avec assez de vraisemblance : la répression, après tout, n’est-elle pas la conséquence politique de la guerre, un peu comme l’oppression, dans la théorie classique du droit politique, était l’abus de la souveraineté dans l’ordre juridique ?

On pourrait donc opposer deux grands systèmes d’analyse du pouvoir. L’un, qui serait le vieux système que vous trouvez chez les philosophes du XVIIIe siècle, s’articulerait autour du pouvoir comme droit originaire que l’on cède, constitutif de la souveraineté, et avec le contrat comme matrice du pouvoir politique. Et ce pouvoir ainsi constitué risquerait, lorsqu’il se dépasse lui-même, c’est-à-dire lorsqu’il déborde les termes mêmes du contrat, de devenir oppression. Pouvoir-contrat, avec comme limite, ou, plutôt, comme franchissement de la limite, l’oppression. Et vous auriez l’autre système qui essaierait, au contraire, d’analyser le pouvoir politique non plus selon le schéma contrat-oppression, mais selon le schéma guerre-répression. Et à ce moment-là, la répression, ce n’est pas ce qu’était l’oppression par rapport au contrat, c’est-à-dire un abus, mais, au contraire, le simple effet et la simple poursuite d’un rapport de domination. La répression ne serait autre chose que la mise en oeuvre, à l’intérieur de cette pseudo-paix que travaille une guerre continue, d’un rapport de force perpétuel. Donc, deux schémas d’analyse du pouvoir : le schéma contrat-oppression, qui est, si vous voulez, le schéma juridique, et le schéma guerre-répression, ou domination-répression, dans lequel l’opposition pertinente n’est pas celle du légitime et de l’illégitime, comme dans le schéma précédent, mais l’opposition entre lutte et soumission.


[1Voyez par exemple Du pacte social (CS, I, 6) (jld)

[2« La guerre n’est pas seulement un acte politique, mais un véritable instrument de la politique, une poursuite de relations politiques, une réalisation de celles-ci par d’autres moyens » (Clausewitz, K. von, De la guerre, Paris, Éd. de Minuit, 1950, livre 1, chap 1, p. 67). Voir aussi Livre II, chap. III, §III et Livre VIII, chap. VI

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Voyez le texte de Kant, (…)

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