L’histoire, placée au service de la vie, se trouve au service d’une puissance non historique.

Seconde considération intempestive, 1

3 décembre 2003

Contemple le troupeau qui passe devant toi en broutant. Il ne sait pas ce qu’était hier ni ce qu’est aujourd’hui : il court de-ci de-là, mange, se repose et se remet à courir, et ainsi du matin au soir, jour pour jour, quel que soit son plaisir ou son déplaisir. Attaché au piquet du moment il n’en témoigne ni mélancolie ni ennui. L’homme s’attriste de voir pareille chose, parce qu’il se rengorge devant la bête et qu’il est pourtant jaloux du bonheur de celle-ci. Car c’est là ce qu’il veut : n’éprouver, comme la bête, ni dégoût ni souffrance, et pourtant il le veut autrement, parce qu’il ne peut pas vouloir comme la bête. Il arriva peut-être un jour à l’homme de demander à la bête : « Pourquoi ne me parles-tu pas de ton bonheur et pourquoi ne fais-tu que me regarder ? » Et la bête voulut répondre et dire : « Cela vient de ce que j’oublie chaque fois ce que j’ai l’intention de répondre. » Or, tandis qu’elle préparait cette réponse, elle l’avait déjà oubliée et elle se tut, en sorte que l’homme s’en étonna.

Mais il s’étonna aussi de lui-même, parce qu’il ne pouvait pas apprendre à oublier et qu’il restait sans cesse accroché au passé. Quoi qu’il fasse, qu’il s’en aille courir au loin, qu’il hâte le pas, toujours la chaîne court avec lui. C’est une merveille : le moment est là en un clin d’œil, en un clin d’œil il disparaît. Avant c’est le néant, après c’est le néant, mais le moment revient pour troubler le repos du moment à venir. Sans cesse une page se détache du rôle du temps, elle s’abat, va flotter au loin, pour revenir, poussée sur les genoux de l’homme. Alors l’homme dit : « Je me souviens. » Et il imite l’animal qui oublie aussitôt et qui voit chaque moment mourir véritablement, retourner à la nuit et s’éteindre à jamais. C’est ainsi que l’animal vit d’une façon non historique : car il se réduit dans le temps, semblable à un nombre, sans qu’il reste une fraction bizarre. Il ne sait pas simuler, il ne cache rien et apparaît toujours pareil à lui-même, sa sincérité est donc involontaire. L’homme, par contre, s’arc-boute contre le poids toujours plus lourd du passé. Ce poids l’accable ou l’incline sur le côté, il alourdit son pas, tel un invisible et obscur fardeau. Il peut le renier en apparence, ce qu’il aime à faire en présence de ses semblables, afin d’éveiller leur jalousie. C’est pourquoi il est ému, comme s’il se souvenait du paradis perdu, lorsqu’il voit le troupeau au pâturage, ou aussi, tout près de lui, dans un commerce familier, l’enfant qui n’a encore rien à renier du passé et qui, entre les enclos d’hier et ceux de demain, se livre à ses jeux dans un bienheureux aveuglement. Et pourtant l’enfant ne peut toujours jouer sans être assailli de troubles. Trop tôt on le fait sortir de l’oubli. Alors il apprend à comprendre le mot « il était », ce mot de ralliement avec lequel la lutte, la souffrance et le dégoût s’approchent de l’homme, pour lui faire souvenir de ce que son existence est au fond : un imparfait à jamais imperfectible. Quand enfin la mort apporte l’oubli tant désiré, elle dérobe aussi le présent et la vie. Elle appose en même temps son sceau sur cette conviction que l’existence n’est qu’une succession ininterrompue d’événements passés, une chose qui vit de se nier et de se détruire elle-même, de se contredire sans cesse.

Si c’est un bonheur, un besoin avide de nouveau bonheur qui, dans un sens quelconque, attache le vivant à la vie et le pousse à continuer à vivre, aucun philosophe n’a peut-être raison autant que le cynique car le bonheur de la bête, qui est la forme la plus accomplie du cynisme, est la preuve vivante des droits du cynique. Le plus petit bonheur, pourvu qu’il reste ininterrompu et qu’il rende heureux, renferme, sans conteste, une dose supérieure de bonheur que le plus grand qui n’arrive que comme un épisode, en quelque sorte par fantaisie, telle une idée folle, au milieu des ennuis, des désirs et des privations. Mais le plus petit comme le plus grand bonheur sont toujours créés par une chose : le pouvoir d’oublier, ou, pour m’exprimer en savant, la faculté de sentir, abstraction faite de toute idée historique, pendant toute la durée du bonheur. Celui qui ne sait pas se reposer sur le seuil du moment, oubliant tout le passé, celui qui ne sait pas se dresser, comme le génie de la victoire, sans vertige et sans crainte, ne saura jamais ce que c’est que le bonheur, et, ce qui pis est, il ne fera jamais rien qui puisse rendre heureux les autres. Imaginez l’exemple le plus complet : un homme qui serait absolument dépourvu de la faculté d’oublier et qui serait condamné à voir, en toute chose, le devenir. Un tel homme ne croirait plus à son propre être, ne croirait plus en lui-même. Il verrait toutes choses se dérouler en une série de points mouvants, il se perdrait dans cette mer du devenir. En véritable élève d’Héraclite il finirait par ne plus oser lever un doigt. Toute action exige l’oubli, comme tout organisme a besoin, non seulement de lumière, mais encore d’obscurité. Un homme qui voudrait ne sentir que d’une façon purement historique ressemblerait à quelqu’un que l’on aurait forcé de se priver de sommeil, ou bien à un animal qui serait condamné à ruminer sans cesse les mêmes aliments. Il est donc possible de vivre sans presque se souvenir, de vivre même heureux, à l’exemple de l’animal, mais il est absolument impossible de vivre sans oublier. Si je devais m’exprimer, sur ce sujet, d’une façon plus simple encore, je dirais : il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens historique qui nuit à l’être vivant et finit par l’anéantir, qu’il s’agisse d’un homme, d’un peuple ou d’une civilisation.

Pour pouvoir déterminer ce degré et, par celui-ci, les limites où le passé doit être oublié sous peine de devenir le fossoyeur du présent, il faudrait connaître exactement la force plastique d’un homme, d’un peuple, d’une civilisation, je veux dire cette force qui permet de se développer hors de soi-même, d’une façon qui vous est propre, de transformer et d’incorporer les choses du passé, de guérir et de cicatriser des blessures, de remplacer ce qui est perdu, de refaire par soi-même des formes brisées. Il y a des hommes qui possèdent cette force à un degré si minime qu’un seul événement, une seule douleur, parfois même une seule légère petite injustice les fait périr irrémédiablement, comme si tout leur sang s’écoulait par une petite blessure. Il y en a, d’autre part, que les accidents les plus sauvages et les plus épouvantables de la vie touchent si peu, sur lesquels les effets de leur propre méchanceté ont si peu de prise qu’au milieu de la crise la plus violente, ou aussitôt après cette crise, ils parviennent à un bien-être passable, à une façon de conscience tranquille. Plus la nature intérieure d’un homme possède de fortes racines, plus il s’appropriera de parcelles du passé. Et, si l’on voulait imaginer la nature la plus puissante et la plus formidable, on la reconnaîtrait à ceci qu’elle ignorerait les limites où le sens historique pourrait agir d’une façon nuisible ou parasitaire. Cette nature attirerait à elle tout ce qui appartient au passé, que ce soit au sien propre ou à l’histoire, elle l’absorberait pour le transmuer en quelque sorte en sang. Ce qu’une pareille nature ne maîtrise pas, elle sait l’oublier. Ce qu’elle oublie n’existe plus. L’horizon est fermé et forme un tout. Rien ne pourrait faire souvenir qu’au-delà de cet horizon il y a des hommes, des passions, des doctrines et des buts. Ceci est une loi universelle : tout ce qui est vivant ne peut devenir sain, fort et fécond que dans les limites d un horizon déterminé. Si l’organisme est incapable de tracer autour de lui un horizon, s’il est d’autre part trop poussé vers des fins personnelles pour donner à ce qui est étranger un caractère individuel, il s’achemine, stérile ou hâtif, vers un rapide déclin. La sérénité, la bonne conscience, l’activité joyeuse, la confiance en l’avenir - tout cela dépend, chez l’individu comme chez le peuple, de l’existence d’une ligne de démarcation qui sépare ce qui est clair, ce que l’on peut embrasser du regard, de ce qui est obscur et hors de vue, dépend de la faculté d’oublier au bon moment aussi bien que, lorsque cela est nécessaire, de se souvenir au bon moment, dépend de l’instinct vigoureux que l’on met à sentir si et quand il est nécessaire de voir les choses au point de vue historique, si et quand il est nécessaire de voir les choses au point de vue non historique. Et voici précisément la proposition que le lecteur est invité à considérer : le point de vue historique aussi bien que le point de vue non historique sont nécessaires à la santé d’un individu, d’un peuple et d’une civilisation.

Chacun voudra commencer ici par faire une observation. Les connaissances et les sentiments historiques d’un homme peuvent être très limités, son horizon peut être étroit, comme celui d’un habitant d’une vallée des Alpes ; dans chaque jugement il pourra placer une injustice, pour chaque conception il pourra commettre l’erreur de croire qu’il est le premier à la formuler. Malgré toutes les injustices et toutes les erreurs, il gardera son insurmontable verdeur, et sa santé réjouira tous les yeux. Et, tout près de lui, celui qui est infiniment plus juste et plus savant s’étiolera et ira à sa ruine, parce que les lignes de son horizon sont instables et se déplacent toujours à nouveau, parce qu’il ne parvient pas à se dégager des fines mailles que son esprit d’équité et de véracité tendent autour de lui, pour s’adonner à une dure volonté, à des aspirations brutales. Nous avons vu qu’au contraire l’animal, entièrement dépourvu de conceptions historiques, limité par un horizon en quelque sorte composé de points, vit pourtant dans un bonheur relatif et pour le moins sans ennui, ignorant la nécessité de simuler. La faculté de pouvoir sentir, en une certaine mesure, d’une façon non historique devra donc être tenue par nous pour la faculté la plus importante, pour une faculté primordiale, en tant qu’elle renferme le fondement sur lequel peut seul s’édifier quelque chose de solide, de bien portant et de grand, quelque chose de véritablement humain. Ce qui est non historique ressemble à une atmosphère ambiante, où seule peut s’engendrer la vie, pour disparaître de nouveau avec l’anéantissement de cette atmosphère. A vrai dire, l’homme ne devient homme que lorsqu’il arrive en pensant, en repensant, en comparant, en séparant et en réunissant, à restreindre cet élément non historique. Dans la nuée qui l’enveloppe, naît alors un rayon de claire lumière et il possède la force d’utiliser ce qui est passé, en vue de la vie, pour transformer les événements en histoire. Mais, lorsque les souvenirs historiques deviennent trop écrasants, l’homme cesse de nouveau d’être, et, s’il n’avait pas possédé cette ambiance non historique il n’aurait jamais commencé d’être, il n’aurait jamais osé commencer. Où y a-t-il des actes que l’homme eût été capable d’accomplir sans s’être enveloppé d’abord de cette nuée non historique ?

Mais abandonnons les images et illustrons notre démonstration par un exemple. Qu’on s’imagine un homme secoué ou entraîné par une passion violente, soit pour une femme, soit pour une grande idée ! Comme le monde se transforme à ses yeux ! Quand il regarde derrière lui, il se sent aveugle, ce qui se passe à ses côtés lui est étranger, comme s’il entendait des sons vagues et sans signification ; ce qu’il aperçoit, jamais il ne l’aperçut ainsi, avec autant d’intensité, d’une façon aussi vraie, aussi rapprochée, aussi coloriée et aussi illuminée, comme s’il en était saisi par tous les sens à la fois. Toutes les évaluations sont pour lui changées et dépréciées. Il y a tant de choses qu’il ne goûte plus, parce qu’il les sent à peine. Il se demande s’il a longtemps été la dupe de mots étrangers, d’opinions étrangères ; il s’étonne que sa mémoire tourne infatigablement dans le même cercle et que pourtant elle soit trop faible et trop lasse pour faire seulement un seul bond en dehors de ce cercle. Cette condition est la plus injuste que l’on puisse imaginer, elle est étroite, ingrate envers le passé, aveugle en face du danger, sourde aux avertissements ; on dirait un petit tourbillon vivant dans une mer morte de nuit et d’oubli. Et pourtant d’un pareil état d’esprit, quelque non historique et anti-historique qu’il soit, est née non seulement l’action injuste, mais aussi toute action vraie ; nul artiste ne réalisera son oeuvre, nul général sa victoire, nul peuple sa liberté, sans les avoir désirées et y avoir aspiré préalablement dans une semblable condition non historique. De même que celui qui agit, selon l’expression de Goethe, est toujours sans conscience, il est aussi toujours dépourvu de science. Il oublie la plupart des choses pour en faire une seule. Il est injuste envers ce qui est derrière lui et il ne connaît qu’un seul droit, le droit de ce qui est prêt à être. Ainsi, tous ceux qui agissent, aiment leur action infiniment plus qu’elle ne mérite d’être aimée. Et les meilleures actions se font dans un tel débordement d’amour qu’elles sont certainement indignes de cet amour, bien que leur valeur soit incalculable.

Si quelqu’un était capable de se placer dans l’atmosphère non historique, pour flairer et comprendre les nombreux cas de grands événements historiques qui y ont pris naissance, il serait peut-être à même, en tant qu’être connaissant, de s’élever à un point de vue supra-historique, tel que l’a décrit Niebuhr, comme résultat possible des considérations historiques.

« L’histoire, dit Niebuhr, comprise d’une façon claire et détaillée, sert du moins à une chose : à se convaincre que les esprits les plus élevés de notre espèce humaine ne savent pas combien fortuite est la conception qui est la leur, et qu’ils imposent avec violence aux autres - avec violence, parce que l’intensité de leur conscience est extrêmement vive. Celui qui n’a pas la certitude de ce fait et n’en a pas fait l’expérience dans des cas nombreux, celui-là se laisse terrasser par l’apparition d’un esprit puissant qui veut la passion la plus haute dans une forme déterminée. » Il faudrait dénommer supra-historique ce point de vue, parce que celui qui s’y placerait ne pourrait plus éprouver aucune tentation de continuer à vivre et à participer à l’histoire, par là même qu’il aurait reconnu l’existence de cette seule condition indispensable à toute action : l’aveuglement et l’injustice dans l’âme de celui qui agit. Il serait même guéri de la tendance de prendre dorénavant l’histoire démesurément au sérieux. Car, en face de chaque homme, en face de chaque événement, parmi les Grecs ou les Turcs, qu’il s’agisse d’une heure du 1er ou d’une heure du XIXe siècle, il aurait appris à résoudre la question de savoir pourquoi et comment on vit. Celui qui demanderait à ses amis, s’ils seraient tentés de revivre les dix ou vingt dernières années de leur vie, apprendrait facilement à connaître lequel d’entre eux est préparé à ce point de vue supra-historique. Il est vrai qu’ils répondront tous non, mais ce non ils le motiveront de façon différente. Les uns espéreront peut-être avec confiance que « les vingt prochaines années seront meilleures ». Ce sont ceux dont David Hume dit ironiquement :

And from the dregs of life hope to receive,
What the first sprightly running could not give

Nous voulons les appeler les hommes historiques. Un regard jeté dans le passé les pousse à préjuger de l’avenir, leur donne le courage de lutter encore avec la vie, fait naître en eux l’espoir que le bien finira par venir, que le bonheur gîte derrière la montagne dont ils s’approchent. Ces hommes historiques s’imaginent que le sens de la vie leur apparaîtra à mesure qu’ils apercevront le développement de celle-ci ; ils regardent en arrière pour comprendre le présent, par la contemplation du passé, pour apprendre à désirer l’avenir avec plus de violence. Ils ne savent pas combien ils pensent et agissent d’une façon non historique, malgré leur Histoire, et combien leurs études historiques, au lieu d’être au service de la connaissance pure, se trouvent être à celui de la vie.

Mais cette question, à quoi nous avons donné la première réponse, peut aussi bien être résolue d’une façon différente. Il est vrai que c’est encore une fois par une négation, mais par une négation qui repose sur des arguments différents. La négation de l’homme supra-historique ne voit pas le salut dans le développement, mais considère, au contraire, que le monde est terminé et atteint sa fin à chaque moment particulier. Que pourrait-on apprendre de dix nouvelles années, si ce n’est ce que les dix années écoulées ont déjà enseigné !

Savoir si le sens de cet enseignement c’est le bonheur ou la résignation, la vertu ou la pénitence, c’est sur quoi les hommes supra-historiques ne se sont jamais accordés entre eux. Mais à l’encontre de toute considération historique du passé, ils sont unanimes à déclarer que le passé et le présent sont identiques, c’est-à-dire qu’avec toute leur diversité ils se ressemblent d’une façon typique. Ils représentent des normes immuables et omniprésentes, un organisme immobile d’une valeur stable et d’une signification toujours pareille. De même que cent langues différentes correspondent aux mêmes besoins typiques et déterminés des hommes, de sorte que quelqu’un qui comprendrait ces besoins, de toutes les langues n’aurait rien à apprendre de nouveau, de même le penseur supra-historique projette une lumière intérieure sur toute l’histoire des peuples et des individus, devinant, en visionnaire, le sens primitif des différents hiéroglyphes, évitant même avec lassitude les signes dont le nombre s’accroît de jour en jour. Car, comment, dans l’abondance infinie des événements, n’en arriverait-il pas à la satiété, à la sursaturation et même au dégoût ? De sorte que le plus audacieux finirait peut-être par être prêt à dire à son cœur, avec Léopardi :

Rien ne vit qui soit digne
De tes élans et la terre ne mérite pas un soupir.
Douleur et ennui, voilà notre être et le monde est boue
- point autre chose.
Calme-toi.

Mais laissons les hommes supra-historiques à leur dégoût et à leur sagesse. Aujourd’hui nous voulons, au contraire, nous réjouir de tout cœur de notre manque de sagesse, et prendre du bon temps en véritables hommes d’action et de progrès, en vénérateurs de l’évolution. Il se peut que notre appréciation du développement historique ne soit qu’un préjugé occidental ! Pourvu que, dans les limites de ce préjugé, nous progressions et nous ne nous arrêtions pas en route ! Pourvu que nous apprenions toujours mieux à faire de l’histoire en vue de la vie ! Alors nous concéderons volontiers aux supra-historiques qu’ils possèdent plus de sagesse que nous ; à condition, bien entendu, que nous puissions avoir la certitude de posséder la vie à un degré supérieur, car alors notre manque de sagesse aurait plus d’avenir que leur sagesse à eux. Et pour qu’il n’y ait point de doute sur le sens de cette antinomie entre la vie et la sagesse, je veux appeler à mon secours un procédé qui depuis longtemps a fait ses preuves et établir directement quelques thèses.

Un phénomène historique étudié d’une façon absolue et complète et réduit en phénomène de la connaissance est mort pour celui qui l’a étudié, car, en même temps, il a reconnu la folie, l’injustice, l’aveugle passion, en général tout l’horizon obscur et terrestre de ce phénomène et par là même sa puissance historique. Dès lors, cette puissance, pour lui qui sait, est devenue sans puissance ; mais, pour lui qui vit, elle ne l’est peut-être pas encore.

L’histoire, considérée comme science pure devenue souveraine, serait, pour l’humanité, une sorte de conclusion et de bilan de la vie. La culture historique par contre, n’est bienfaisante et pleine de promesses pour l’avenir que lorsqu’elle côtoie un puissant et nouveau courant de la vie, une civilisation en train de se former, donc uniquement lorsqu’elle est dominée et conduite par une puissance supérieure et qu’elle ne domine et ne conduit pas elle-même.

L’histoire, pour autant qu’elle est placée au service de la vie, se trouve au service d’une puissance non historique, et, à cause de cela, dans cet état de subordination, elle ne pourra et ne devra jamais être une science pure, telle que l’est, par exemple, la mathématique. Mais la question de savoir jusqu’à quel point la vie a besoin, d’une façon générale, des services de l’histoire, c’est là un des problèmes les plus élevés, un des plus grands intérêts de la vie, car il s’agit de la santé d’un homme, d’un peuple, d’une civilisation. Quand l’histoire prend une prédominance trop grande, la vie s’émiette et dégénère et, en fin de compte, l’histoire elle-même pâtit de cette dégénérescence.

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Il est absolument impossible de vivre sans oublier

Le contexte : L’histoire, placée au service de la vie, se trouve au service d’une puissance non historique.
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« Imaginez l’exemple le plus complet : un homme qui serait (…)

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