L’homme est fait pour être moissonné.
Pourquoi poussent les épis ? N’est-ce pas pour mûrir ? Mais s’ils mûrissent, n’est-ce pas pour être moissonnés ? Car ce ne sont pas des êtres isolés du reste ; et, s’ils avaient la conscience, devraient-ils souhaiter de n’être pas moissonnés, mais ce serait une malédiction pour eux de n’être pas moissonnés. Sachez bien que ce serait aussi une malédiction pour les hommes de ne pas mourir, autant dire de ne pas mûrir, de ne pas être moissonnés. Mais en même temps qu’il nous faut être moissonnés, nous avons également conscience que nous sommes moissonnés ; et c’est ainsi que nous sommes mécontents. C’est que nous ignorons qui nous sommes ; nous n’avons pas médité sur les choses humaines, autant que les cavaliers le font sur la nature du cheval ; Chrysantas, sur le point de frapper l’ennemi, entendit sonner le rappel par la trompette, et il y renonça ; il lui parut plus utile d’obéir à l’ordre de son général que d’agir de sa propre initiative ; mais nul d’entre nous ne veut obéir sans résistance à la nécessité, lorsqu’elle l’appelle ; c’est en pleurant, en gémissant, que nous subissons ce que nous subissons ; nous appelons cela des accidents. Accidents en quel sens, homme ? Si tu entends par accidents ce qui survient, tout est accident ; si tu leur donnes le sens de choses pénibles, qu’y a-t-il de pénible à ce que l’être qui naît soit détruit ? Ce qui le détruit, c’est le couteau, la roue, la mer, la chute d’une tuile, le tyran : que t’importe la voie par laquelle tu entres dans l’Hadès ? Elles se valent toutes. Et si tu veux savoir la vérité, la plus courte est celle que nous impose le tyran ; jamais un tyran n’a mis six mois à assassiner un homme, comme le fait la fièvre, qui met souvent une année. Tout cela n’est que bruit, paroles pompeuses et vides.