La Fonction naturelle de l’intelligence (L’Evolution créatrice, chapitre 2)

6 septembre 2003

Il est nécessaire d’entrer ici dans quelques détails provisoires sur le mécanisme de l’intelligence. Nous avons dit que l’intelligence avait pour fonction d’établir des rapports. Déterminons plus précisément la nature des relations que l’intelligence établit. Sur ce point, on reste encore dans le vague ou dans l’arbitraire tant qu’on voit dans l’intelligence une faculté destinée à la spéculation pure. On est réduit alors à prendre les cadres généraux de l’entendement pour je ne sais quoi d’absolu, d’irréductible et d’inexplicable. L’entendement serait tombé du ciel avec sa forme, comme nous naissons chacun avec notre visage. On définit cette forme, sans doute, mais c’est tout ce qu’on peut faire, et il n’y a pas à chercher pourquoi elle est ce qu’elle est plutôt que tout autre chose. Ainsi, l’on enseignera que l’intelligence est essentiellement unification, que toutes ses opérations ont pour objet commun d’introduire une certaine unité dans la diversité des phénomènes, etc. Mais, d’abord, « unification » est un terme vague, moins clair que celui de« relation » ou même que celui de « pensée », et qui n’en dit pas davantage. De plus, on pourrait se demander si l’intelligence n’aurait pas pour fonction de diviser, plus encore que d’unir. Enfin, si l’intelligence procède comme elle fait parce qu’elle veut unir, et si elle cherche l’unification simplement parce qu’elle en a besoin, notre connaissance devient relative à certaines exigences de l’esprit qui auraient pu, sans doute, être tout autres qu’elles ne sont. Pour une intelligence autrement conformée, autre eût été la connaissance. L’intelligence n’étant plus suspendue à rien, tout se suspend alors à elle. Et ainsi, pour avoir placé l’entendement trop haut, on aboutit à mettre trop bas la connaissance qu’il nous donne. Cette connaissance devient relative, du moment que l’intelligence est une espèce d’absolu. Au contraire, nous tenons l’intelligence humaine pour relative aux nécessités de l’action. Posez l’action, la forme même de l’intelligence s’en déduit. Cette forme n’est donc ni irréductible ni inexplicable. Et, précisément parce qu’elle n’est pas indépendante, on ne peut plus dire que la connaissance dépende d’elle. La connaissance cesse d’être un produit de l’intelligence pour devenir, en un certain sens, partie intégrante de la réalité.

Les philosophes répondront que l’action s’accomplit dans un monde ordonné, que cet ordre est déjà de la pensée, et que nous commettons une pétition de principe en expliquant l’intelligence par l’action, qui la présuppose. En quoi ils auraient raison, si le point de vue où nous nous plaçons dans le présent chapitre devait être notre point de vue définitif. Nous serions alors dupes d’une illusion comme celle de Spencer, qui a cru que l’intelligence était suffisamment expliquée quand on la ramenait à l’empreinte laissée en nous par les caractères généraux de la matière : comme si l’ordre inhérent à la matière n’était pas l’intelligence même ! Mais nous réservons pour le prochain chapitre la question de savoir jusqu’à quel point, et avec quelle méthode, la philosophie pourrait tenter une genèse véritable de l’intelligence en même temps que de la matière. Pour le moment, le problème qui nous préoccupe est d’ordre psychologique. Nous nous demandons quelle est la portion du monde matériel à laquelle notre intelligence est spécialement adaptée. Or, pour répondre à cette question, point n’est besoin d’opter pour un système de philosophie. Il suffit de se placer au point de vue du sens commun.

Partons donc de l’action, et posons en principe que l’intelligence vise d’abord à fabriquer. La fabrication s’exerce exclusivement sur la matière brute, en ce sens que, même si elle emploie des matériaux organisés, elle les traite en objets inertes, sans se préoccuper de la vie qui les a informés. De la matière brute elle-même elle ne retient guère que le solide : le reste se dérobe par sa fluidité même. Si donc l’intelligence tend à fabriquer, on peut prévoir que ce qu’il y a de fluide dans le réel lui échappera en partie, et que ce qu’il y a de proprement vital dans le vivant lui échappera tout à fait. Notre intelligence, telle qu’elle sort des mains de la nature, a pour objet principal le solide inorganisé.

Si l’on passait en revue les facultés intellectuelles, on verrait que l’intelligence ne se sent à son aise, qu’elle n’est tout à fait chez elle, que lorsqu’elle opère sur la matière brute, en particulier sur des solides. Quelle est la propriété la plus générale de la matière brute ? Elle est étendue, elle nous présente des objets extérieurs à d’autres objets et, dans ces objets, des parties extérieures à des parties. Sans doute il nous est utile, en vue de nos manipulations ultérieures, de considérer chaque objet comme divisible en parties arbitrairement découpées, chaque partie étant divisible encore à notre fantaisie, et ainsi de suite à l’infini. Mais il nous est avant tout nécessaire, pour la manipulation présente, de tenir l’objet réel auquel nous avons affaire, ou les éléments réels en lesquels nous l’avons résolu, pour provisoirement définitifs et de les traiter comme autant d’unités. A la possibilité de décomposer la matière autant qu’il nous plait, et comme il nous plaît, nous faisons allusion quand nous parlons de la continuité de l’étendue matérielle ; mais cette continuité, comme on le voit, se réduit pour nous à la faculté que la matière nous laisse de choisir le mode de discontinuité que nous lui trouverons : c’est toujours, en somme, le mode de discontinuité une fois choisi qui nous apparaît comme effectivement réel et qui fixe notre attention, parce que c’est sur lui que se règle notre action présente. Ainsi la discontinuité est pensée pour elle-même, elle est pensable en elle-même, nous nous la représentons par un acte positif de notre esprit, tandis que la représentation intellectuelle de la continuité est plutôt négative, n’étant, au fond, que le refus de notre esprit, devant n’importe quel système de décomposition actuellement donné, de le tenir pour seul possible. L’intelligence ne se représente clairement que le discontinu.

D’autre part, les objets sur lesquels notre action s’exerce sont, sans aucun doute, des objets mobiles. Mais ce qui nous importe, c’est de savoir où le mobile va, où il est à un moment quelconque de son trajet. En d’autres termes, nous nous attachons avant tout à ses positions actuelles ou futures, et non pas au progrès par lequel il passe d’une position à une autre, progrès qui est le mouvement même. Dans les actions que nous accomplissons, et qui sont des mouvements systématisés, c’est sur le but nu la signification du mouvement, sur son dessin d’ensemble, en un mot sur le plan d’exécution immobile que nous fixons notre esprit. Ce qu’il y a de mouvant dans l’action ne nous intéresse que dans la mesure où le tout en pourrait être avancé, retardé ou empêché par tel ou tel incident survenu en route. De la mobilité même notre intelligence se détourne, parce qu’elle n’a aucun intérêt à s’en occuper. Si elle était destinée à la théorie pure, c’est dans le mouvement qu’elle s’installerait, car le mouvement est sans doute la réalité même, et l’immobilité n’est jamais qu’apparente ou relative. Mais l’intelligence est destinée à tout autre chose. A moins de se faire violence à elle-même, elle suit la marche inverse : c’est de l’immobilité qu’elle part toujours, comme si c’était la réalité ultime ou l’élément ; quand elle veut se représenter le mouvement, elle le reconstruit avec des immobilités qu’elle juxtapose. Cette opération, dont nous montrerons l’illégitimité et le danger dans l’ordre spéculatif (elle conduit à des impasses et crée artificiellement des problèmes philosophiques insolubles), se justifie sans peine quand on se reporte à sa destination. L’intelligence, à l’état naturel, vise un but pratiquement utile. Quand elle substitue au mouvement des immobilités juxtaposées, elle ne prétend pas reconstituer le mouvement tel qu’il est ; elle le remplace simplement par un équivalent pratique. Ce sont les philosophes qui se trompent quand ils transportent dans le domaine de la spéculation une méthode de penser qui est faite pour l’action. Mais nous nous proposons de revenir sur ce point. Bornons-nous à dire que le stable et l’immuable sont ce à quoi notre intelligence s’attache en vertu de sa disposition naturelle. Notre intelligence ne se représente clairement que l’immobilité.

Maintenant, fabriquer consiste à tailler dans une matière la forme d’un objet. Ce qui importe avant tout, c’est la forme à obtenir. Quant à la matière, on choisit celle qui convient le mieux ; mais, pour la choisir, c’est-à-dire pour aller la chercher parmi beaucoup d’autres, il faut s’être essayé, au moins en imagination, à doter toute espèce de matière de la forme de l’objet conçu. En d’autres termes, une intelligence qui vise à fabriquer est une intelligence qui ne s’arrête jamais à la forme actuelle des choses, qui ne la considère pas comme définitive, qui tient toute matière, au contraire, pour taillable à volonté. Platon compare le bon dialecticien au cuisinier habile, qui découpe la bête sans lui briser les os, en suivant les articulations dessinées par la nature [1]. Une intelligence qui procéderait toujours ainsi serait bien, en effet, une intelligence tournée vers la spéculation. Mais l’action, et en particulier la fabrication, exige la tendance d’esprit inverse. Elle veut que nous considérions toute forme actuelle des choses, même naturelles, comme artificielle et provisoire, que notre pensée efface de l’objet aperçu, fût-il organisé et vivant, les lignes qui en marquent au dehors la structure interne, enfin que nous tenions sa matière pour indifférente à sa forme. L’ensemble de la matière devra donc apparaître à notre pensée comme une immense étoffe où nous pouvons tailler ce que nous voudrons, pour le recoudre comme il nous plaira. Notons-le en passant : c’est ce pouvoir que nous affirmons quand nous disons qu’il y a un espace, c’est-à-dire un milieu homogène et vide, infini et infiniment divisible, se prêtant indifféremment à n’importe quel mode de décomposition. Un milieu de ce genre n’est jamais perçu ; il n’est que conçu. Ce qui est perçu, c’est l’étendue colorée, résistante, divisée selon les lignes que dessinent les contours des corps réels ou de leurs parties réelles élémentaires. Mais quand nous nous représentons notre pouvoir sur cette matière, c’est-à-dire notre faculté de la décomposer et de la recomposer comme il nous plaira, nous projetons, en bloc, toutes ces décompositions et recompositions possibles derrière l’étendue réelle, sous forme d’un espace homogène, vide et indifférent, qui la sous-tendrait. Cet espace est donc, avant tout, le schéma de notre action possible sur les choses, encore que les choses aient une tendance naturelle, comme nous l’expliquerons plus loin, à entrer dans un schéma de ce genre : c’est une vue de l’esprit. L’animal n’en a probablement aucune idée, même quand il perçoit comme nous les choses étendues. C’est une représentation qui symbolise la tendance fabricatrice de l’intelligence humaine. Mais ce point ne nous arrêtera pas pour le moment. Qu’il nous suffise de dire que l’intelligence est caractérisée par la puissance indéfinie de décomposer selon n’importe quelle loi et de recomposer en n’importe quel système.


Nous avons énuméré quelques-uns des traits essentiels de l’intelligence humaine. Mais nous avons pris l’individu à l’état isolé, sans tenir compte de la vie sociale. En réalité, l’homme est un être qui vit en société. S’il est vrai que l’intelligence humaine vise à fabriquer, il faut ajouter qu’elle s’associe, pour cela et pour le reste, à d’autres intelligences. Or, il est difficile d’imaginer une société dont les membres ne communiquent pas entre eux par des signes. Les sociétés d’Insectes ont sans doute un langage, et ce langage doit être adapté, comme celui de l’homme, aux nécessités de la vie en commun. Il fait qu’une action commune devient possible. Mais ces nécessités de l’action commune ne sont pas du tout les mêmes pour une fourmilière et pour une société humaine. Dans les sociétés d’Insectes, il y a généralement polymorphisme, la division du travail est naturelle, et chaque individu est rivé par sa structure à la fonction qu’il accomplit. En tout cas, ces sociétés reposent sur l’instinct, et par conséquent sur certaines actions ou fabrications qui sont plus ou moins liées à la forme des organes. Si donc les Fourmis, par exemple, ont un langage, les signes qui composent ce langage doivent être en nombre bien déterminé, et chacun d’eux rester invariablement attaché, une fois l’espèce constituée, à un certain objet ou à une certaine opération. Le signe est adhérent à la chose signifiée. Au contraire, dans une société humaine, la fabrication et l’action sont de forme variable, et, de plus, chaque individu doit apprendre son rôle, n’y étant pas prédestiné par sa structure. Il faut donc un langage qui permette, à tout instant, de passer de ce qu’on sait à ce qu’on ignore. Il faut un langage dont les signes -qui ne peuvent pas être en nombre infini - soient extensibles à une infinité de choses. Cette tendance du signe à se transporter d’un objet à un autre est caractéristique du langage humain. On l’observe chez le petit enfant, du jour où il commence à parler. Tout de suite, et naturellement, il étend le sens des mots qu’il apprend, profitant du rapprochement le plus accidentel ou de la plus lointaine analogie pour détacher et transporter ailleurs le signe qu’on avait attaché devant lui à un objet. « N’importe quoi peut désigner n’importe quoi », tel est le principe latent du langage enfantin. On a eu tort de confondre cette tendance avec la faculté de généraliser. Les animaux eux-mêmes généralisent, et d’ailleurs un signe, fût-il instinctif, représente toujours, plus ou moins, un genre. Ce qui caractérise les signes du langage humain, ce n’est pas tant leur généralité que leur mobilité. Le signe instinctif est un signe adhérent, le signe intelligent est un signe mobile.

Or, cette mobilité des mots, faite pour qu’ils aillent d’une chose à une autre, leur a permis de s’étendre des choses aux idées. Certes, le langage n’eût pas donné la faculté de réfléchir à une intelligence tout à fait extériorisée, incapable de se replier sur elle-même. Une intelligence qui réfléchit est une intelligence qui avait, en dehors de l’effort pratiquement utile, un surplus de force à dépenser. C’est une conscience qui s’est déjà, virtuellement, reconquise sur elle-même. Mais encore faut-il que la virtualité passe à l’acte. Il est présumable que, sans le langage, l’intelligence aurait été rivée aux objets matériels qu’elle avait intérêt à considérer. Elle eût vécu dans un état de somnambulisme, extérieurement à elle-même, hypnotisée sur son travail. Le langage a beaucoup contribué à la libérer. Le mot, fait pour aller d’une chose à une autre, est, en effet. essentiellement, déplaçable et libre. Il pourra donc s’étendre, non seulement d’une chose perçue à une autre chose perçue, mais encore de la chose perçue au souvenir de cette chose, du souvenir précis a une image plus fuyante, d’une image fuyante, mais pourtant représentée encore, à la représentation de l’acte par lequel on se la représente, c’est-à-dire à l’idée. Ainsi va s’ouvrir aux yeux de l’intelligence, qui regardait dehors, tout un monde intérieur, le spectacle de ses propres opérations. Elle n’at. tendait d’ailleurs que cette occasion. Elle profite de ce que le mot est lui-même une chose pour pénétrer, portée par lui, à l’intérieur de son propre travail. Son premier métier avait beau être de fabriquer des instruments ; cette fabrication n’est possible que par l’emploi de certains moyens qui ne sont pas taillés à la mesure exacte de leur objet, qui le dépassent, et qui permettent ainsi à l’intelligence un travail supplémentaire, c’est-à-dire désintéressé. Du jour où l’intelligence, réfléchissant sur ses démarches, s’aperçoit elle-même comme créatrice d’idées, comme faculté de représentation en général, il n’y a pas d’objet dont elle ne veuille avoir l’idée, fût-il sans rapport direct avec l’action pratique. Voilà pourquoi nous disions qu’il y a des choses que l’intelligence seule peut chercher. Seule en effet, elle s’inquiète de théorie. Et sa théorie voudrait tout embrasser, Don seulement la matière brute, sur laquelle elle a naturellement prise, mais encore la vie et la pensée.

Avec quels moyens, quels instruments, quelle méthode enfin elle abordera ces problèmes, nous pouvons le deviner. Originellement, elle est adaptée à la forme de la matière brute. Le langage même, qui lui a permis d’étendre son champ d’opérations, est fait pour désigner des choses et rien que des choses : c’est seulement parce que le mot est mobile, parce qu’il chemine d’une chose à une autre, que l’intelligence devait tôt ou tard le prendre en chemin, alors qu’il n’était posé sur rien, pour l’appliquer à un objet qui n’est pas une chose et qui, dissimulé jusque-là, attendait le secours du mot pour passer de l’ombre à la lumière. Mais le mot, en couvrant cet objet, le convertit encore en chose. Ainsi l’intelligence, même quand elle n’opère plus sur la matière brute, suit les habitudes qu’elle a contractées dans cette opération : elle applique des formes qui sont celles mêmes de la matière inorganisée. Elle est faite pour ce genre de travail. Seul, ce genre de travail la satisfait pleinement. Et c’est ce qu’elle exprime en disant qu’ainsi seulement elle arrive à la distinction et à la clarté.

Elle devra donc, pour se penser clairement et distinctement elle-même, s’apercevoir sous forme de discontinuité. Les concepts sont en effet extérieurs les uns aux autres, ainsi que des objets dans l’espace. Et ils ont la même stabilité que les objets, sur le modèle desquels ils ont été créés. Ils constituent, réunis, un « monde intelligible » qui ressemble par ses caractères essentiels au monde des solides, mais dont les éléments sont plus légers, plus diaphanes, plus faciles à manier pour l’intelligence que l’image pure et simple des choses concrètes ; ils ne sont plus, en effet, la perception même des choses, mais la représentation de l’acte par lequel l’intelligence se fixe sur elles. Ce ne sont donc plus des images, mais des symboles. Notre logique est l’ensemble des règles qu’il faut suivre dans la manipulation des symboles. Comme ces symboles dérivent de la considération des solides, comme les règles de la composition de ces symboles entre eux ne font guère que traduire les rapports les plus généraux entre solides, notre logique triomphe dans la science qui prend la solidité des corps pour objet, c’est-à-dire dans la géométrie. Logique et géométrie s’engendrent réciproquement l’une l’autre, comme nous le verrons un peu plus loin. C’est de l’extension d’une certaine géométrie naturelle, suggérée par les propriétés générales et immédiatement aperçues des solides, que la logique naturelle est sortie. C’est de cette logique naturelle, à son tour, qu’est sortie la géométrie scientifique, qui étend indéfiniment la connaissance des propriétés extérieures des solides [2]. Géométrie et logique sont rigoureusement applicables à la matière. Elles sont là chez elles, elles peuvent marcher là toutes seules. Mais, en dehors de ce domaine, le raisonnement pur a besoin d’être surveillé par le bon sens, qui est tout autre chose.

Ainsi, toutes les forces élémentaires de l’intelligence tendent à transformer la matière en instrument d’action, c’est-à-dire, au sens étymologique du mot, en organe. La vie, non contente de produire des organismes, voudrait leur donner comme appendice la matière inorganique elle. même, convertie en un immense organe par l’industrie de l’être vivant. Telle est la tâche qu’elle assigne d’abord à l’intelligence. C’est pourquoi l’intelligence se comporte invariablement encore comme si elle était fascinée par la contemplation de la matière inerte. Elle est la vie regardant au dehors, s’extériorisant par rapport à elle-même, adoptant en principe, pour les diriger en fait, les démarches de la nature inorganisée. De là son étonnement quand elle se tourne vers le vivant et se trouve en face de l’organisation. Quoi qu’elle fasse alors, elle résout l’organisé en inorganisé, car elle ne saurait, sans renverser sa direction naturelle et sans se tordre sur elle-même, penser la continuité vraie, la mobilité réelle, la compénétration réciproque et, pour tout dire, cette évolution créatrice qui est la vie.

S’agit-il de la continuité ? L’aspect de la vie qui est accessible à notre intelligence, comme d’ailleurs aux sens que notre intelligence prolonge, est celui qui donne prise à notre action. Il faut, pour que nous puissions modifier un objet, que nous l’apercevions divisible et discontinu. Du point de vue de la science positive, un progrès incomparable fut réalisé le jour où l’on résolut en cellules les tissus organisés. L’étude de la cellule, à son tour, a révélé en elle un organisme dont la complexité paraît augmenter à mesure qu’on l’approfondit davantage. Plus la science avance, plus elle voit croître le nombre des éléments hétérogènes qui se juxtaposent, extérieurs les uns des autres, pour faire un être vivant. Serre-t-elle ainsi de plus près la vie ? ou, au contraire, ce qu’il y a de proprement vital dans le vivant ne semble-t-il pas reculer au fur et à mesure qu’on pousse plus loin le détail des parties juxtaposées ? Déjà se manifeste parmi les savants une tendance à considérer la substance de l’organisme comme continue, et la cellule comme une entité artificielle [3]. Mais, à supposer que cette vue finisse par prévaloir, elle ne pourra aboutir, en s’approfondissant elle-même, qu’à un autre mode d’analyse de l’être vivant, et par conséquent à une discontinuité nouvelle, - bien que moins éloignée, peut-être, de la continuité réelle de la vie. La vérité est que cette continuité ne saurait être pensée par une intelligence qui s’abandonne à son mouvement naturel. Elle implique, à la fois, la multiplicité des éléments et la pénétration réciproque de tous par tous, deux propriétés qui ne se peuvent guère réconcilier sur le terrain où s’exerce notre industrie, et par conséquent aussi notre intelligence.

De même que nous séparons dans l’espace, nous fixons dans le temps. L’intelligence n’est point faite pour penser l’évolution, au sens propre du mot, c’est-à-dire la continuité d’un changement qui serait mobilité pure. Nous n’insisterons pas ici sur ce point, que nous nous proposons d’approfondir dans un chapitre spécial. Disons seulement que l’intelligence se représente le devenir comme une série d’états, dont chacun est homogène avec lui-même et par conséquent ne change pas. Notre attention est-elle appelée sur le changement interne d’un de ces états ? Vite nous le décomposons en une autre suite d’états qui constitueront, réunis, sa modification intérieure. Ces nouveaux états, eux, seront chacun invariables, ou bien alors leur changement interne, s’il nous frappe, se résout aussitôt en une série nouvelle d’états invariables, et ainsi de suite indéfiniment. Ici encore, penser consiste à reconstituer, et, naturellement, c’est avec des éléments donnés, avec des éléments stables par conséquent, que nous reconstituons. De sorte que nous aurons beau faire, nous pourrons imiter, par le progrès indéfini de notre addition, la mobilité du devenir, mais le devenir lui-même nous glissera entre les doigts quand nous croirons le tenir.

Justement parce qu’elle cherche toujours à reconstituer, et à reconstituer avec du donné, l’intelligence laisse échapper ce qu’il y a de nouveau à chaque moment d’une histoire. Elle n’admet pas l’imprévisible. Elle rejette toute création. Que des antécédents déterminés amènent un conséquent déterminé, calculable en fonction d’eux, voilà qui satisfait notre intelligence. Qu’une fin déterminée suscite des moyens déterminés pour l’atteindre, nous le comprenons encore. Dans les deux cas nous avons affaire à du connu qui se compose avec du connu et, en somme, à de l’ancien qui se répète. Notre intelligence est là à son aise. Et, quel que soit l’objet, elle abstraira, séparera, éliminera, de manière à substituer à l’objet même, s’il le faut, un équivalent approximatif où les choses se passeront de cette manière. Mais que chaque instant soit un apport, que du nouveau jaillisse sans cesse, qu’une forme naisse dont on dira sans doute, une fois produite, qu’elle est un effet déterminé par ses causes, mais dont il était impossible de supposer prévu ce qu’elle serait, attendu qu’ici les causes, uniques en leur genre, font partie de l’effet, ont pris corps en même temps que lui, et sont déterminées par lui autant qu’elles le déterminent ; c’est là quelque chose que nous pouvons sentir en nous et deviner par sympathie hors de nous, niais non pas exprimer en termes de pur entendement ni, au sens étroit du mot, penser. On ne s’en étonnera pas si l’on songe à la destination de notre entendement. La causalité qu’il cherche et retrouve partout exprime le mécanisme même de notre industrie, où nous recomposons indéfiniment le même tout avec les mêmes éléments, où nous répétons les mêmes mouvements pour obtenir le même résultat. La finalité par excellence, pour notre entendement, est celle de notre industrie, où l’on travaille sur un modèle donné d’avance, c’est-à-dire ancien ou composé d’éléments connus. Quant à l’invention proprement dite, qui est pourtant le point de départ de l’industrie elle-même, notre intelligence n’arrive pas à la saisir dans son jaillissement, c’est-à-dire dans ce qu’elle a d’indivisible, ni dans sa génialité, c’est-à-dire dans ce qu’elle a de créateur. L’expliquer consiste toujours à la résoudre, elle imprévisible et neuve, en éléments connus ou anciens, arrangés dans un ordre différent. L’intelligence n’admet pas plus la nouveauté complète que le devenir radical. C’est dire qu’ici encore elle laisse échapper un aspect essentiel de la vie, comme si elle n’était point faite pour penser un tel objet.

Toutes nos analyses nous ramènent à cette conclusion. Mais point n’était besoin d’entrer dans d’aussi longs détails sur le mécanisme du travail intellectuel : il suffirait d’en considérer les résultats. On verrait que l’intelligence, si habile à manipuler l’inerte, étale sa maladresse dès qu’elle touche au vivant. Qu’il s’agisse de traiter la vie du corps ou celle de l’esprit, elle procède avec la rigueur, la raideur et la brutalité d’un instrument qui n’était pas destiné à un pareil usage. L’histoire de l’hygiène et de la pédagogie en dirait long à cet égard. Quand on songe à l’intérêt capital, pressant et constant, que nous avons à conserver nos corps et à élever nos âmes, aux facilités spéciales qui sont données ici à chacun pour expérimenter sans cesse sur lui-même et sur autrui, au dommage palpable par lequel se manifeste et se paie la défectuosité d’une pratique médicale ou pédagogique, on demeure confondu de la grossièreté et surtout de la persistance des erreurs. Aisément on en découvrirait l’origine dans notre obstination à traiter le vivant comme l’inerte et à penser toute réalité, si fluide soit-elle, sous forme de solide définitivement arrêté. Nous ne sommes à notre aise que dans le discontinu, dans l’immobile, dans le mort. L’intelligence est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie.


[1Platon, Phèdre, 265e.

[2Nous reviendrons sur tous ces points dans le chapitre suivant.

[3Nous reviendrons sur ce point dans le chapitre III, p. 281.

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