La démocratie antidote du fanatisme

5 octobre 2004

Contrairement au doux illuminé, le fanatique est prêt, pour imposer sa loi, à tuer et à sacrifier sa propre vie. Sa foi dans son dieu, son parti, son chef, sa patrie, sa famille (la vendetta ne relève-t-elle pas du fanatisme ?) est exclusive ; en même temps qu’elle est quête d’un absolu, elle est corsetée dans la certitude d’avoir raison, l’imperméabilité à tout raisonnement critique et ne peut s’accomplir que par la destruction (ou la conversion) de celui qui pense différemment. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’on ait commencé à parler de fanatisme au siècle des Lumières, quand la tolérance pointait son nez. Il fallait penser la tolérance pour pouvoir penser le fanatisme.

Rien d’étonnant non plus à ce que les philosophes aient englobé tous les monothéismes dans le fanatisme. Car les religions juive, chrétienne et musulmane ont peut-être, plus que toute autre, chauffé en leur sein cet égarement : fondées sur une révélation (celle de Moïse, de Jésus ou de Mahomet), elles veulent désigner la vérité, le chemin du salut. Elles opposent le « vrai » Dieu aux « faux » dieux, le « peuple de Dieu » (le peuple juste) aux autres. En version fanatique, cela donne la Sainte Inquisition, les juifs ultra-orthodoxes et Khomeiny. L’historien Jacques le Goff n’hésite pas à affirmer que « la religion chrétienne est une religion totalitaire, au sens où son objectif fondamental est la conversion de toute l’humanité ».

Mais aujourd’hui, alors que la ferveur religieuse semblait s’assoupir, comment expliquer le retour en force des fanatismes ? justement à cause de cette éclipse du religieux, de ce que certains auteurs, après Max Weber, appellent le « désenchantement du monde » : l’effacement des religions comme mode d’explication du monde. Et, plus largement, la faillite des idéologies. Le terrorisme recrute parmi ceux que terrorise ce « désenchantement », ceux qui veulent désespérément se raccrocher à une certitude dans un monde en changement chaotique.

La recherche d’un absolu, d’une foi, de certitudes, de la pureté (n’oublions pas que, dans la Marseillaise, nous souhaitons « qu’un sang impur abreuve nos sillons »), d’une vérité pour nous rassurer face à la mort, au non-sens de l’existence, ne saurait aboutir. D’où tant de frustrations meurtrières.

Le fanatisme se nourrit du changement, des ébranlements provoqués par l’histoire récente : les séquelles de la colonisation, les guerres (Pol Pot aurait-il existé sans la guerre du Vietnam ?), la « modernisation » brutale (l’Iran ne l’a pas supportée), les crises économiques, la faillite de tous les modèles de développement.

Il est caractéristique que la tentative de modernisation de Gorbatchev en URSS ait ouvert la boîte de Pandore [1] des fanatismes. Celui des nationalités qui ressuscitent les sinistres pogroms. Celui de Pamiat, mouvement grand-russe qui veut revenir aux « valeurs éternelles de la Russie », à la foi orthodoxe mâtinée d’antisémitisme. D’ailleurs, nos intégristes et autres front-nationalistes hexagonaux sont-ils bien différents ?

Les mouvements fanatiques trouvent donc leur terreau dans les mondes qui se transforment. C’est une folie qu’entretient le vertige des périodes de mutation. La plupart des mouvements fanatiques prônent le retour en arrière : Khomeiny vers le siècle d’Ali, Pol Pot ou le Sentier lumineux vers les communautés paysannes, tous les nationalistes vers des ancêtres mythiques. Pour ne pas parler des terroristes corses à la recherche d’une insularité mythique.

Et aujourd’hui, ils se dressent face à ce qui est pour eux la plus inquiétante des évolutions : l’essor de la démocratie. Car la démocratie, c’est non seulement la tolérance, mais, par essence, la fin des certitudes, des vérités révélées et éternelles.

La démocratie dans un monde « désenchanté », c’est l’acceptation de l’autre, de la différence, du doute. Mais la démocratie est également « perte du sens », qu’il soit religieux ou marxiste. Adieu les explications globales, les réponses toutes faites. L’homme et les institutions restent seuls devant leurs responsabilités. Dur !

Le fanatique craint la démocratie comme le vampire la lumière du jour. Il n’a pas tort : c’est par la démocratie que la Tunisie a fait barrage à l’intégrisme.

Mais la démocratie n’est pas facile à vivre. Elle est comme la science : elle pose plus de questions qu’elle n’en résout. Le scientifique, comme le démocrate, n’a pas de réponse préétablie. D’où l’angoisse.

Avec l’effacement des fois, « nous sommes voués à vivre à nu dans l’angoisse, ce qui nous fut épargné depuis le début de l’aventure humaine par la grâce des dieux [2] » et des idéologies. Mais la démocratie nous commande d’inventer d’autres valeurs, sous peine de rechute dramatique. Ainsi, face aux fanatismes renaissants, « l’heure est à l’invention d’une morale démocratique [3] ».

On s’y met quand ?


[1Pandore : personnage féminin de la mythologie grecque. On lui confia une jarre contenant tous les maux. Poussée par la curiosité, elle en souleva le couvercle, répandant ainsi tous les maux sur la terre.

[2In Le Désenchantement du Monde de Marcel Gaucher.

[3Citation d’Olivier Mongin, rédacteur en chef de la revue Esprit.