La pénalité est-elle basée sur l’utilité ou sur l’opinion ?

6 octobre 2003

Essayons cependant nous-mêmes d’envisager notre sujet face à face, à l’œil nu, pour ainsi dire, sans l’interposition des verres de l’histoire. La peine doit être adaptée à son but, soit ; mais quel est son but ? La diminution des délits, nous dit-on, parce que tel est l’intérêt de tous. - Si simple pourtant et si claire que soit à première vue l’idée de faire reposer sur l’utilité générale la pénalité, elle présente, nous l’avons déjà vu, des difficultés et des obscurités à la réflexion. Pourquoi, en effet, la légitimité de la peine s’appuierait-elle sur l’utilité plutôt que sur la volonté générale ? J’en dirai autant de la légitimité des gouvernements, qui ont tour à tour ou simultanément ces deux sortes d’appui. Quel est le pouvoir le plus légitime, celui qui gouverne avec l’opinion, ou celui qui, mieux qu’elle et malgré elle, poursuit l’intérêt public ? Ce serait le second, s’il pouvait longtemps se soutenir sans ramener l’opinion à lui. Mais en somme, la volonté nationale, spontanée ou suggérée, est le seul fondement durable des gouvernements ; n’en est-il pas de même des législations civiles ou pénales ? La prétention, l’intention même, très sincère d’ailleurs et parfois très fondée, d’être utile au peuple, en dépit de la volonté du peuple, cela s’appelle en politique absolutisme ; en droit pénal cela s’appelle utilitarisme. Or, l’un vaut l’autre en solidité et en durée. En fait, ce but donné à la peine : la diminution des délits, implique la conformité de la peine à l’opinion plus qu’à l’intérêt de la majorité. Car n’est-ce pas l’opinion, exprimée par le législateur, qui a imprimé à telles actions plutôt qu’à telles autres un caractère délictueux et mesuré leur degré de délictuosité relative ? M. Garofalo pourra m’objecter sa théorie du délit naturel ; mais le délit naturel n’est sanctionné par les diverses législations que dans la mesure de leurs convenances.

Quand le législateur a essayé, soit dans l’incrimination de certains faits, soit dans la sanction pénale de certaines prohibitions, de lutter contre l’opinion, il est rare qu’il n’ait pas été vaincu par elle, ou s’il a triomphé d’elle, qu’il n’ait pas eu à s’en repentir. Parfois il érige en délit une action, parce qu’elle est l’effet d’un vice national qu’il juge à propos de réprimer. La législation somptuaire, comme le remarque Roscher, frappait de préférence, à Rome, lu excès de table ; en France, sous l’ancien régime, le luxe si français de la parure ; en Allemagne, l’a passion de l’ivrognerie, les tournois bachiques où l’on pariait à qui boirait le plus. Ainsi un genre de prodigalité prenait un caractère délictueux là où, à raison de l’exemple ambiant, il était le plus digne d’excuse. Animée du même esprit utilitaire, la législation ancienne sur le duel sévissait contre lui avec d’autant plus de rigueur que le courant des mœurs à détourner était plus fort. - Adam Smith trouvait injuste que, plus les droits de douane s’élevaient, plus la pénalité devînt rigoureuse pour les contrebandiers ; car de la sorte, disait-il, le gouvernement les punit plus durement après les avoir induits davantage en tentation. Il aurait pu ajouter que, plus la tentation est grande, plus le public est indulgent pour ceux qui y ont succombé. Au contraire, Bentham était d’avis qu’il convenait de proportionner la gravité des peines contre la contrebande à l’élévation des droits, afin que la crainte du châtiment fît toujours contrepoids au désir du gain. Lequel avait raison, du jurisconsulte qui parlait en utilitaire, ou de l’économiste qui parlait en moraliste, pénétré de l’idée de justice telle que l’opinion la conçoit ? Pour l’un, l’élévation des droits est une circonstance atténuante ; pour l’autre, une circonstance aggravante. Ici, la contradiction est formelle entre la pénalité fondée sur l’utilité et la pénalité fondée sur l’opinion. Or, longtemps, il est vrai, c’est le sentiment de l’utilité qui paraît l’avoir emporté dans la plupart des législations, car les châtiments les plus atroces ont été dictés contre les contrebandiers. Mais, neuf fois sur dix, ces édits sont restés lettre morte. Les condamnations qui ne déshonorent personne ont, en effet, pour commune destinée de tomber fatalement dans l’extravagance ; n’étant pas déshonorante, la peine doit être d’autant plus afflictive pour être tant soi peu efficace. L’excès devient bientôt si criant qu’il n’y a plus moyen de le tolérer. - Est-ce à dire que, dans les pays tels que la Corse et la Sicile où le meurtre et l’assassinat sont excusés par le public, je conseille au législateur et au justicier d’imiter la lâche indulgence du jury ? Non ; mais, dans ce cas, c’est sur l’opinion générale, continentale, que doit s’appuyer la justice pour combattre l’opinion locale, insulaire, et à la fin la ramener.

Assise sur l’opinion, la peine me paraît tout autrement justifiable qu’assise sur l’utilité. À l’intérêt de la majorité s’opposera toujours l’intérêt de la minorité rebelle : l’intérêt du voleur de profession sera toujours de voler, malgré l’intérêt contraire de la population honnête. Les besoins et les désirs ont beau se propager par imitation, ils ne laissent pas de se contredire, et leur unanimité même ne ferait qu’accroître leur hostilité. C’est au contact des gens très probes que maint escroc a contracté la passion de s’enrichir, qui le pousse à l’improbité. Or, de quel droit sacrifier les désirs des uns à ceux des autres, s’il n’y a à se préoccuper que des désirs humains., si l’utile est le seul bien, et voir dans le condamné autre chose qu’un vaincu ? Mais, en se propageant contagieusement, les idées s’accordent et se confirment, si bien que l’opinion de la majorité honnête finit par gagner celle-ci même et par la contraindre, en son for intérieur, à s’avouer coupable, nonobstant ses forfanteries.

Cependant, c’est cette opinion qu’il s’agit de juger théoriquement, ne serait-ce que pour l’inviter à se réformer elle-même s’il y a lieu. Je demande alors pourquoi l’on veut qu’elle soit exempte de toute indignation et de toute haine contre le malfaiteur et guidée par les plus froids calculs. Je demande si la vulgarisation de l’opinion positiviste et utilitaire à cet égard serait le meilleur moyen d’atteindre le but utile et positif donné à la Peine. Ne voir dans le criminel qu’un être dangereux et non un coupable, un infirme ou un malade, et non un pécheur, et dans le châtiment qu’un procédé d’élimination ou de réparation, non une flétrissure, c’est vouloir que les criminalistes et, après eux, le public tout entier, portent sur le crime et la peine un jugement intellectuel, pur de toute émotion et de tout blâme. Mais, précisément, l’école qui propose toutes ces réformes excelle à mettre en lumière cette vérité, que l’intelligence est inerte par elle-même, et que le sentiment seul est la force motrice des âmes et des sociétés. Quand on cessera de haïr et de flétrir le criminel, le crime pullulera. Au surplus, je le répète, pour quelle raison s’efforcerait-on, cela fût-il possible, d’arracher à la haine et à l’indignation leur objet le plus naturel, le crime, au risque de faire déborder davantage sur d’autres objets, et de détourner dangereusement vers d’autres fins, dans nos luttes politiques ou religieuses, par exemple, ces sentiments éternels du cœur ? Je veux bien que le crime, étant soumis au déterminisme universel, soit un fait naturel comme un autre. Mais la colère qui nous saisit à la vue de l’acte criminel et le désir de vengeance qui nous anime aussitôt contre son auteur sont des phénomènes naturels aussi. Pourquoi les jugerait-on irrationnels ? Pourquoi les blâmerait-on, quand on estime que le crime même n’est pas blâmable ? Fût-il prouvé que ces sentiments impliquent une erreur, celle de croire à la liberté de l’agent criminel, et notre théorie de la responsabilité prouve le contraire ; est-ce qu’on supprime une sensation, une illusion d’optique ou d’acoustique, en prouvant qu’elle est décevante ? Le daltonien le plus instruit voit le vert et le rouge de même couleur, quoiqu’il sache que ces couleurs diffèrent ; et, pareillement, le mari le plus déterministe accable de son mépris et de sa fureur sa femme infidèle, quoiqu’il sache qu’elle n’a pas pu ne pas le tromper. Distinguons cependant : si la cause irrésistible de cette infidélité lui paraît résider dans la nature même de sa femme, dans le tempérament et le caractère combinés de celle-ci, nul argument ne pourra mordre sur son indignation et sa soif de vengeance ; si, au contraire, on vient à lui prouver que l’inconduite de sa femme procède d’un accès de folie momentanée, son mépris pourra se changer en pitié ou en douleur. De même, si l’on parvenait à démontrer aux victimes de certains crimes et à la foule spectatrice que les auteurs sont de pauvres malheureux atteints d’épilepsie larvée, de nutrition imparfaite du cerveau, il se peut qu’à la longue la conscience publique cessât de réclamer le déshonneur de ces infortunés. Mais, en admettant que les sentiments réprobateurs, épurateurs, dont il s’agit, puissent être atténués et convertis en compassion charitable, est-il bon, encore une fois, d’amincir de la sorte la plus forte digue qui s’oppose au progrès du mal social ? Utilitairement, il faut répondre non. Pourquoi, au contraire, répondent-ils oui, si ce n’est parce qu’il y a un esthéticisme, un idéalisme caché, au fond de l’utilitarisme ? L’idée d’une pénalité pure de toute vengeance et de toute haine est fort ancienne dans l’histoire du spiritualisme. Dès le IIIe siècle, Grégoire de Naziance affirme que « Dieu ne se venge pas en châtiant les méchants, qu’il les appelle à lui et les réveille du sommeil de la mort ». À Grégoire de Nysse aussi, la pensée de l’enfer éternel est intolérable. Il rêve d’amnistie finale et immense. « À la fin des temps, suivant lui, toutes les peines seront expiées, toutes les âmes seront justifiées. Le diable lui-même sera compris dans l’œuvre du salut universel [1]. » La même inspiration généreuse s’est continuée de nos jours, nous l’avons vu, jusqu’à MM. Fouillée et Guyau. Les utilitaires l’ont respirée avec l’air ambiant ; et c’est comme contraire à cet idéal, c’est comme entachée de laideur morale, qu’ils haïssent la haine, même utile. Ils ressemblent plus qu’ils ne pensent aux Égyptiens qui abhorraient l’embaumeur, aux Français qui exécraient le bourreau, tout en estimant que l’embaumeur et le bourreau étaient les personnages les plus indispensables de l’État.

D’où je conclus, non que la doctrine utilitaire doit logiquement se purger au plus vite des éléments esthétiques et moraux qui s’y sont glissés, car l’idée de l’utile ne se soutient pas toute seule et est suspendue à l’idée du beau, du beau physique et du beau moral, - mais bien qu’il est illogique de proscrire en apparence les notions morales quand on s’en inspire en réalité et à son insu et qu’on ne peut pas ne pas s’en inspirer. Chose étrange, pendant que les novateurs positivistes en pénalité ne veulent plus, disent-ils, entendre parler de droit, de devoir, de culpabilité, de mérite et de démérite, même en remplissant ces vieux mots d’un nouveau contenu et en employant à de nouvelles fonctions ces vieux organes suivant le procédé de la vie, les novateurs, non moins positivistes en économie politique, les socialistes de la chaire, donnent à leurs innovations pour caractère essentiel l’introduction des idées morales dans l’ordre des phénomènes économiques. Ces derniers ont sur les premiers l’avantage d’avoir conscience de leurs tendances.


[1M. Adolphe Franck, Essais de critique philosophique, 1885. Je laisse subsister cette citation de M. Franck, bien que, d’après le Monde du 29 décembre 1890, - dans un article très bienveillant du reste, - elle contienne « une erreur très facile à vérifier ». Je le regrette. Je la maintiens ici, parce qu’elle exprime un sentiment qui a été partagé par plus d’un mystique du moyen âge, par les disciples notamment de Joachim de Flore et de son Évangile éternel. V. M. Guerardt à ce sujet dans son Italie mystique.

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