La philosophie analytique de la politique
J’avais proposé, parmi les sujets de conférence possibles, un entretien sur les prisons, sur le problème particulier des prisons. J’ai été amené à y renoncer pour plusieurs raisons : la première est que, depuis trois semaines que je suis au Japon, je me suis aperçu que le problème de la pénalité, de la criminalité, de la prison se posait dans des termes très différents dans votre société et dans la nôtre. Je me suis également aperçu, en faisant l’expérience d’une prison - quand je dis que j’ai fait l’expérience d’une prison, ce n’est pas que j’y ai été enfermé, mais j’ai visité une prison, deux même, dans la région de Fukuoka -, que, par rapport à ce que nous connaissons en Europe, elle représente non seulement un perfectionnement, un progrès, mais une véritable mutation qui nécessiterait que l’on puisse réfléchir et discuter avec les spécialistes japonais de cette question. Je me sentais mal à l’aise pour vous parler des problèmes tels qu’ils se posent actuellement en Europe, alors que vous faites des expériences si importantes. Et puis, finalement, le problème des prisons n’est en somme qu’une partie, qu’une pièce dans un ensemble de problèmes plus généraux. Et les entretiens que j’ai pu avoir avec divers japonais m’ont convaincu qu’il serait peut-être plus intéressant d’évoquer le climat général dans lequel se pose la question de la prison, la question de la pénalité, mais aussi un certain nombre de questions d’une actualité tout aussi présente et urgente. Dans cette mesure, vous me pardonnerez de donner à mon propos un peu plus de généralité que s’il s’était limité au problème de la prison. Si vous m’en voulez, vous m’en ferez la remarque.
Vous savez certainement qu’il existe en France un journal qui s’appelle Le Monde, qu’on a l’habitude d’appeler, avec beaucoup de solennité, un « grand journal du soir ». Dans ce « grand journal du soir », un journaliste avait un jour écrit ceci qui m’a porté à l’étonnement et à ce que je peux de méditation. « Pourquoi, écrivait-il, tant de gens aujourd’hui posent-ils la question du pouvoir ? Un jour, continuait-il, on s’étonnera sans doute que cette question du pouvoir nous ait si fort inquiétés dans toute cette fin du XXe siècle. »
Urgence de la question du pouvoir
Je ne crois pas que nos successeurs, s’ils réfléchissent un tout petit peu, puissent s’étonner très longtemps que, dans cette fin du XXe siècle justement, les gens de notre génération aient posé, avec tant d’insistance, la question du pouvoir. Parce que, après tout, si la question du pouvoir se pose, ce n’est pas du tout parce que nous l’avons posée. Elle s’est posée, elle nous a été posée. Elle nous a été posée par notre actualité, c’est certain, mais également par notre passé, un passé tout récent qui vient à peine de se terminer. Après tout, le XXe siècle a connu deux grandes maladies du pouvoir, deux grandes fièvres qui ont porté très loin les manifestations exaspérées d’un pouvoir. Ces deux grandes maladies, qui ont dominé le cœur, le milieu du XXe siècle, sont bien sûr le fascisme et le stalinisme. Bien sûr, fascisme et stalinisme répondaient l’un et l’autre à une conjoncture bien précise et bien spécifique. Sans doute fascisme et stalinisme ont-ils porté leurs effets à des dimensions inconnues jusque-là et dont on peut espérer, sinon penser raisonnablement, qu’on ne les connaîtra plus à nouveau. Phénomènes singuliers par conséquent, mais il ne faut pas nier que sur beaucoup de points fascisme et stalinisme n’ont fait que prolonger toute une série de mécanismes qui existaient déjà dans les systèmes sociaux et politiques de l’Occident. Après tout, l’organisation des grands partis, le développement d’appareils policiers, l’existence de techniques de répression comme les camps de travail, tout cela est un héritage bel et bien constitué des sociétés occidentales libérales que le stalinisme et le fascisme n’ont eu qu’à recueillir.
C’est cette expérience qui nous a obligés à poser la question du pouvoir. Car on ne peut pas ne pas s’interroger et se demander : le fascisme, le stalinisme n’étaient-ils, et ne sont-ils encore là où ils subsistent, que la réponse à des conjonctures ou à des situations particulières ? Ou bien, au contraire, faut-il considérer que, dans nos sociétés, il existe en permanence des virtualités, en quelque sorte structurales, intrinsèques à nos systèmes, qui peuvent se révéler à la moindre occasion, rendant perpétuellement possibles ces sortes de grandes excroissances du pouvoir, ces excroissances du pouvoir dont les systèmes mussolinien, hitlérien, stalinien, dont le système actuel du Chili, le système actuel du Cambodge sont des exemples, et des exemples incontournables.
Le grand problème, je crois, du XIXe siècle, au moins en Europe, a été celui de la pauvreté et de la misère. Le grand problème qui s’est posé à la plupart des penseurs et des philosophes du début du XIXe siècle était : comment peut-il se faire que cette production de richesses dont les effets spectaculaires commençaient à être reconnus dans tout l’Occident, comment cette production de richesses peut-elle s’accompagner de l’appauvrissement absolu ou relatif (cela est une autre question), de l’appauvrissement de ceux-là mêmes qui la produisent ? Ce problème de l’appauvrissement de ceux qui produisent la richesse, de la production simultanée de la richesse et de la pauvreté, je ne dis pas qu’il a été totalement résolu en Occident en cette fin de XXe siècle, mais il ne se pose plus avec la même urgence. Il se trouve comme doublé par un autre problème qui n’est plus celui du trop peu de richesses, mais celui du trop de pouvoir. Les sociétés occidentales, d’une façon générale les sociétés industrielles et développées de la fin de ce siècle, sont des sociétés qui sont traversées par cette sourde inquiétude, ou même par des mouvements de révolte tout à fait explicites qui mettent en question cette espèce de surproduction de pouvoir que le stalinisme et le fascisme ont sans doute manifestée à l’état nu et monstrueux. De sorte que, tout comme le XIXe siècle a eu besoin d’une économie qui avait pour objet spécifique la production et la distribution des richesses, on pourrait dire que nous avons besoin d’une économie qui ne porterait pas sur production et distribution des richesses, mais d’une économie qui porterait sur les relations de pouvoir.
Le philosophe et le pouvoir : L’anti-despote
L’une des plus vieilles fonctions du philosophe en Occident - philosophe, je devrais dire aussi bien sage et peut-être, pour employer ce vilain mot contemporain, intellectuel -, l’un des principaux rôles du philosophe en Occident a été de poser une limite, de poser une limite à ce trop de pouvoir, à cette surproduction du pouvoir chaque fois et dans tous les cas où elle risquait de devenir menaçante. Le philosophe, en Occident, a toujours plus ou moins le profil de l’anti-despote. Et cela sous plusieurs formes possibles que l’on voit se dessiner dès le début de la philosophie grecque :
- le philosophe a été anti-despote soit en définissant lui-même le système des lois selon lesquelles, dans une cité, le pouvoir devrait s’exercer, en définissant les limites légales à l’intérieur desquelles il pouvait s’exercer sans danger : c’est le rôle du philosophe législateur. Cela a été le rôle de Solon. Après tout, le moment où la philosophie grecque a commencé à se séparer de la poésie, le moment où la prose grecque a commencé à se dessiner a bien été le jour où Solon a, dans un vocabulaire encore poétique, formulé des lois qui allaient devenir la prose même de l’histoire grecque, de l’histoire hellénique ;
- deuxièmement, deuxième possibilité : le philosophe peut être anti-despote en se faisant le conseiller du prince, en lui enseignant cette sagesse, cette vertu, cette vérité qui seront capables, lorsqu’il aura à gouverner, de l’empêcher d’abuser de son pouvoir. C’est le philosophe pédagogue ; c’est Platon allant faire son pèlerinage chez Denys le Tyran ;
- enfin, troisième possibilité : le philosophe peut être l’anti-despote en disant qu’après tout, quels que soient les abus que le pouvoir peut exercer sur lui ou sur les autres, lui, philosophe, en tant que philosophe, et dans sa pratique philosophique et dans sa pensée philosophique, il restera, par rapport au pouvoir, indépendant ; il rira du pouvoir. Ce furent les cyniques.
Solon législateur, Platon pédagogue, et les cyniques. Le philosophe modérateur du pouvoir, le philosophe masque grimaçant devant le pouvoir. Si nous pouvions jeter un regard ethnologique sur l’Occident depuis la Grèce, on verrait ces trois figures du philosophe tourner, se remplacer les unes les autres ; on verrait se dessiner une opposition significative entre le philosophe et le prince, entre la réflexion philosophique et l’exercice du pouvoir. Et je me demande si cette opposition entre réflexion philosophique et exercice du pouvoir ne caractériserait pas mieux la philosophie que son rapport à la science, car, après tout, il y a longtemps que la philosophie ne peut plus jouer par rapport à la science le rôle de fondement. En revanche, le rôle de modération par rapport au pouvoir mérite peut-être encore d’être joué.
Quand on regarde la manière dont, historiquement, le philosophe a joué ou voulu jouer son rôle de modérateur du pouvoir, on est amené à une conclusion un peu amère. L’Antiquité a connu des philosophes législateurs ; elle a connu des philosophes conseillers du prince ; pourtant, il n’y a jamais eu, par exemple, de cité platonicienne. Alexandre a eu beau être le disciple d’Aristote, l’empire d’Alexandre n’était pas aristotélicien. Et s’il est vrai que le stoïcisme, dans l’Empire romain, a imprégné la pensée du monde entier, du moins son élite, il n’en est pas moins vrai que l’Empire romain n’était pas stoïcien. Le stoïcisme était pour Marc-Aurèle une manière d’être empereur ; ce n’était ni un art ni une technique pour gouverner l’empire.
Autrement dit, et c’est là je pense un point important, à la différence de ce qui s’est passé en Orient, et particulièrement en Chine et au japon, il n’y pas eu en Occident, du moins pendant très longtemps, de philosophie qui ait été capable de faire corps avec une pratique politique, une pratique morale de toute une société.
L’Occident n’a jamais connu l’équivalent du confucianisme, c’est-à-dire d’une forme de pensée qui, en réfléchissant l’ordre du monde, ou en l’établissant, prescrivait en même temps la structure de l’État, la forme des relations sociales, les conduites individuelles, et les prescrivait effectivement dans la réalité même de l’histoire. Quelle qu’ait été l’importance de la pensée aristotélicienne, aussi porté que l’aristotélisme ait été par le dogmatisme du Moyen Âge, jamais Aristote n’a joué un rôle semblable à celui qu’a joué en Orient Confucius. Il n’y a pas eu en Occident d’État philosophique.
Le philosophe et le pouvoir : les Etats-philosophies
Mais les choses, et je crois que c’est là un événement important, ont changé à partir de la Révolution française, à partir de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle. On voit alors se constituer des régimes politiques qui ont des liens non pas simplement idéologiques, mais organiques, j’allais dire organisationnels, avec des philosophies. La Révolution française, on peut même dire l’empire napoléonien avaient avec Rousseau, mais d’une façon plus générale avec la philosophie du XVIIIe siècle, des liens organiques. Lien organique entre l’État prussien et Hegel ; lien organique, aussi paradoxal que ce soit, mais c’est une autre affaire, entre État hitlérien et Wagner et Nietzsche. Liens bien sûr entre léninisme, l’État soviétique et Marx. Le XIXe siècle a vu apparaître en Europe quelque chose qui n’avait jusque-là jamais existé : des États philosophiques, j’allais dire des États-philosophies, des philosophies qui sont en même temps des États, et des États qui se pensent, se réfléchissent, s’organisent et définissent leurs choix fondamentaux à partir de propositions philosophiques, à l’intérieur de systèmes philosophiques, et comme la vérité philosophique de l’histoire. On a là un phénomène qui est évidemment très étonnant et qui devient plus que troublant lorsqu’on réfléchit que ces philosophies, toutes ces philosophies qui sont devenues États étaient sans exception des philosophies de la liberté, philosophies de la liberté que celles du XVIIIe, bien sûr, mais philosophies de la liberté aussi chez Hegel, chez Nietzsche, chez Marx. Or ces philosophies de la liberté ont donné chaque fois lieu à des formes de pouvoir qui, soit sous la forme de la terreur, soit sous la forme de la bureaucratie, soit encore sous la forme de la terreur bureaucratique, étaient le contraire même du régime de la liberté, le contraire même de la liberté devenue histoire.
Il y a un comique amer propre à ces philosophes occidentaux modernes : ils ont pensé, ils se sont eux-mêmes pensés, selon un rapport d’opposition essentiel au pouvoir et à son exercice illimité, mais le destin de leur pensée a fait que plus on les écoute, plus le pouvoir, plus les institutions politiques se pénètrent de leur pensée, plus ils servent à autoriser des formes excessives de pouvoir. Cela a été, après tout, le comique triste de Hegel transformé dans le régime bismarckien ; cela a été le comique triste de Nietzsche, dont les œuvres complètes ont été données par Hitler à Mussolini lors de ce voyage à Venise qui devait sanctionner l’Anschluss. Plus encore que l’appui dogmatique des religions, la philosophie authentifie des pouvoirs sans frein. Ce paradoxe est devenu crise aiguë avec le stalinisme, le stalinisme qui s’est présenté, plus que n’importe quel autre, comme un État qui était en même temps une philosophie, une philosophie qui avait justement annoncé et prédit le dépérissement de l’État et qui, transformé en État, est devenue un État véritablement privé, coupé de toute réflexion philosophique et de toute possibilité de réflexion que ce soit. C’est l’État philosophique devenu littéralement inconscient sous la forme de l’État pur.
La philosophie comme contre-pouvoir : rendre visibles les relations de pouvoir, intensifier les luttes.
Devant cette situation qui nous est très précisément contemporaine, et contemporaine d’une façon pressante, il y a plusieurs attitudes possibles. On peut, c’est parfaitement légitime, je dirais même que c’est recommandable, s’interroger historiquement sur ces liens étranges que l’Occident a noués ou a laissé nouer entre ces philosophes et le pouvoir : comment ces liens entre la philosophie et le pouvoir ont-ils pu se former au moment même où la philosophie se donnait comme principe, sinon de contre-pouvoir, du moins de modération de pouvoir, au moment où la philosophie devait dire au pouvoir : là tu t’arrêteras, et tu n’iras pas plus loin ? Est-ce qu’il s’agit d’une trahison de la philosophie ? Ou est-ce que c’est parce que la philosophie a été toujours secrètement, quoi qu’elle ait dit, une certaine philosophie du pouvoir ? Est-ce que, après tout, dire au pouvoir : arrête-toi là, ce n’est pas prendre précisément, virtuellement, secrètement aussi, la place du pouvoir, se faire la loi de la loi, et par conséquent se réaliser comme loi ?
On peut poser toutes ces questions. On peut, à l’opposé, se dire que, après tout, la philosophie n’a rien à voir avec le pouvoir, que la vocation profonde, essentielle, de la philosophie, c’est d’avoir affaire à la vérité, ou d’interroger l’être ; et qu’à s’égarer dans ces domaines empiriques que sont la question de la politique et du pouvoir la philosophie ne peut que se compromettre. Si on l’a si facilement trahie, c’est qu’elle s’est elle-même trahie. Elle s’est trahie en allant là où elle n’aurait pas dû aller, et en posant les questions qui n’étaient pas les siennes.
Mais peut-être y aurait-il encore un autre chemin. C’est de celui-là dont je voudrais vous parler. Peut-être pourrait-on concevoir qu’il y a encore pour la philosophie une certaine possibilité de jouer un rôle par rapport au pouvoir, qui ne serait pas un rôle de fondation ou de reconduction du pouvoir. Peut-être la philosophie peut-elle jouer encore un rôle du côté du contre-pouvoir, à condition que ce rôle ne consiste plus à faire valoir, en face du pouvoir, la loi même de la philosophie, à condition que la philosophie cesse de se penser comme prophétie, à condition que la philosophie cesse de se penser ou comme pédagogie, ou comme législation, et qu’elle se donne pour tâche d’analyser, d’élucider, de rendre visible, et donc d’intensifier les luttes qui se déroulent autour du pouvoir, les stratégies des adversaires à l’intérieur des rapports du pouvoir, les tactiques utilisées, les foyers de résistance, à condition en somme que la philosophie cesse de poser la question du pouvoir en terme de bien ou de mal, mais en terme d’existence. Non pas se demander : le pouvoir est-il bon ou est-il mauvais, légitime ou illégitime, question de droit ou de morale ? Mais, simplement, essayer d’alléger la question du pouvoir de toutes les surcharges morales et juridiques dont on l’a jusque-là affecté, et poser cette question naïve, qui n’a pas été posée si souvent, même si effectivement un certain nombre de gens l’ont depuis longtemps posée : au fond, les relations de pouvoir, en quoi cela consiste-t-il ?
Il y a longtemps qu’on sait que le rôle de la philosophie n’est pas de découvrir ce qui est caché, mais de rendre visible ce qui précisément est visible, c’est-à-dire de faire apparaître ce qui est si proche, ce qui est si immédiat, ce qui est si intimement lié à nous-mêmes qu’à cause de cela nous ne le percevons pas. Alors que le rôle de la science est de faire connaître ce que nous ne voyons pas, le rôle de la philosophie est de faire voir ce que nous voyons. Après tout, dans cette mesure, la tâche de la philosophie aujourd’hui pourrait bien être : qu’en est-il de ces relations de pouvoir dans lesquelles nous sommes pris et dans lesquelles la philosophie elle-même s’est, depuis au moins cent cinquante ans, empêtrée ?
La philosophie analytico-politique : jeux de pouvoirs et quotidienneté.
Vous me direz que c’est là une tâche bien modeste, bien empirique, bien limitée, mais on a tout près de nous un certain modèle d’un pareil usage de la philosophie dans la philosophie analytique des Anglo-Américains. Après tout, la philosophie analytique anglo-saxonne ne se donne pas pour tâche de réfléchir sur l’être du langage ou sur les structures profondes de la langue ; elle réfléchit sur l’usage quotidien qu’on fait de la langue dans les différents types de discours. Il s’agit, pour la philosophie analytique anglo-saxonne, de faire une analyse critique de la pensée à partir de la manière dont on dit les choses. Je crois qu’on pourrait imaginer de la même façon une philosophie qui aurait pour tâche d’analyser ce qui se passe quotidiennement dans les relations de pouvoir, une philosophie qui essaierait de montrer de quoi il s’agit, quelles sont, de ces relations de pouvoir, les formes, les enjeux, les objectifs. Une philosophie qui porterait par conséquent plutôt sur les relations de pouvoir que sur les jeux de langage, une philosophie qui porterait sur toutes ces relations qui traversent le corps social plutôt que sur les effets de langage qui traversent et sous-tendent la pensée. On pourrait imaginer, il faudrait imaginer quelque chose comme une philosophie analytico-politique. Alors il faudrait se rappeler que la philosophie analytique du langage des Anglo-saxons se garde bien de ces espèces de qualifications-disqualifications massives du langage comme on trouve chez Humboldt ou chez Bergson - Humboldt pour qui le langage était le créateur de tout rapport possible entre l’homme et le monde, le créateur même, donc, du monde en tant que de l’être humain, ou la dévalorisation bergsonienne qui ne cesse de répéter que le langage est impuissant, que le langage est figé, que le langage est mort, que le langage est spatial, qu’il ne peut donc que trahir l’expérience de la conscience et de la durée. Plutôt que ces disqualifications ou ces qualifications massives, la philosophie anglo-saxonne essaie de dire que le langage ne trompe jamais ni ne révèle jamais non plus. Le langage, cela se joue. Importance, par conséquent, de la notion de jeu.
On pourrait dire d’une façon un peu analogue que, pour analyser ou pour critiquer les relations de pouvoir, il ne s’agit pas de les affecter d’une qualification péjorative ou laudative massive, globale, définitive, absolue, unilatérale ; il ne s’agit pas de dire que les relations de pouvoir ne peuvent faire qu’une chose qui est de contraindre et de forcer. Il ne faut pas s’imaginer non plus qu’on peut échapper aux relations de pouvoir d’un coup, globalement, massivement, par une sorte de rupture radicale ou par une fuite sans retour. Les relations de pouvoir, également, cela se joue ; ce sont des jeux de pouvoir qu’il faudrait étudier en terme de tactique et de stratégie, en terme de règle et de hasard, en terme d’enjeu et d’objectif. C’est un petit peu dans cette ligne que j’ai essayé de travailler et que je voudrais vous indiquer quelques-unes des lignes d’analyse que l’on pourrait suivre.
On peut aborder ces jeux de pouvoir par bien des angles. Plutôt que d’étudier le grand jeu de l’État avec les citoyens ou avec les autres États, j’ai préféré - sans doute à cause d’une tendance caractérielle ou peut-être d’un penchant à la névrose obsessionnelle - m’intéresser à des jeux de pouvoir beaucoup plus limités, beaucoup plus humbles et qui n’ont pas dans la philosophie le statut noble, reconnu qu’ont les grands problèmes : jeux de pouvoir autour de la folie, jeux de pouvoir autour de la médecine, autour de la maladie, autour du corps malade, jeux de pouvoir autour de la pénalité et de la prison, c’est un peu cela qui jusqu’à présent m’a retenu, et pour deux raisons.
De quoi est-il question dans ces jeux de pouvoir, ténus, un peu singuliers, parfois marginaux ? Ils impliquent ni plus ni moins le statut de la raison et de la non-raison ; ils impliquent le statut de la vie et de la mort, celui du crime et de la loi ; c’est-à-dire un ensemble de choses qui tout à la fois constituent la trame de notre vie quotidienne et ce à partir de quoi les hommes ont bâti leur discours de la tragédie.
Il y a une autre raison pour laquelle je me suis intéressé à ces questions et à ces jeux de pouvoir. Il me semble que ce sont ces jeux-là qui, plus encore que les grandes batailles étatiques et institutionnelles, sont portés de nos jours par l’inquiétude et l’intérêt des gens. Quand on voit, par exemple, la manière dont vient de se dérouler en France la campagne électorale des législatives, on est frappé de ce que, là où les journaux, les médias, les hommes politiques, les responsables du gouvernement et de l’État n’ont cessé de répéter aux Français qu’ils étaient en train de jouer une partie capitale pour leur avenir, quel qu’ait été le résultat des élections, quel qu’ait été d’ailleurs le nombre d’électeurs sages qui sont allés voter, on est frappé par le fait que, en profondeur, les gens n’ont absolument pas senti ce qu’il pouvait y avoir d’historiquement tragique ou de décisif dans ces élections.
En revanche me frappe, depuis des années, dans beaucoup de sociétés, et pas simplement à l’intérieur de la société française, le frémissement ininterrompu autour de ces questions qui étaient autrefois marginales et un petit peu théoriques : savoir comment on va mourir, savoir ce qui sera fait de vous lorsque vous serez à la dérive dans un hôpital, savoir ce qu’il en est de votre raison ou du jugement que les gens porteront sur votre raison, savoir ce qu’on sera si on est fou, savoir ce qu’on est si on est fou, savoir ce que c’est et ce qui arrivera le jour où on commettra une infraction et où on commencera à entrer dans la machine de la pénalité. Tout cela touche profondément la vie, l’affectivité, l’angoisse de nos contemporains. Si vous me dites, avec raison, qu’après tout il en a toujours été ainsi, il me semble que c’est tout de même l’une des premières fois (ce n’est pas tout à fait la première). En tout cas, nous sommes à l’un de ces moments où ces questions quotidiennes, marginales, restées un petit peu silencieuses, accèdent à un niveau de discours explicite, où les gens acceptent non seulement d’en parler, mais d’entrer dans le jeu des discours et d’y prendre parti. La folie et la raison, la mort et la maladie, la pénalité, la prison, le crime, la loi, tout cela est notre quotidien, et c’est ce quotidien-là qui nous apparaît comme essentiel.
Lutter : empêcher le jeu de se jouer.
Je pense d’ailleurs qu’il faudrait aller plus loin et dire que non seulement ces jeux de pouvoir autour de la vie et de la mort, de la raison et de la déraison, de la loi et du crime ont pris, de nos jours, une intensité qu’ils n’avaient pas au moins dans la période immédiatement précédente, mais que la résistance et les luttes qui se déroulent n’ont plus la même forme. Il ne s’agit plus maintenant pour l’essentiel de prendre part à ces jeux de pouvoir de manière à faire respecter au mieux sa propre liberté ou ses propres droits ; on ne veut tout simplement plus de ces jeux-là. Il s’agit non plus d’affrontements à l’intérieur des jeux, mais de résistances au jeu et de refus du jeu lui-même. C’est tout à fait caractéristique d’un certain nombre de ces luttes et de ces combats.
Prenez le cas de la prison. Depuis des années et des années, j’allais dire depuis des siècles, en tout cas depuis que la prison existe comme type de punition à l’intérieur des systèmes pénaux occidentaux, depuis le XIXe siècle, toute une série de mouvements, de critiques, d’oppositions parfois violentes se sont développés pour essayer de modifier le fonctionnement de la prison, la condition du prisonnier, le statut qu’ils ont soit dans la prison, soit après. Nous savons qu’il ne s’agit plus maintenant, et pour la première fois, de ce jeu ou de cette résistance, de cette position à l’intérieur même du jeu ; il s’agit d’un refus du jeu lui-même. Ce qu’on dit c’est : plus de prison du tout. Et lorsque, à cette espèce de critique massive, les gens raisonnables, les législateurs, les technocrates, les gouvernants demandent : « Mais que voulez-vous donc ? », la réponse est : « Ce n’est pas à nous de vous dire à quelle sauce nous voulons être mangés ; nous ne voulons plus jouer ce jeu de la pénalité ; nous ne voulons plus jouer ce jeu des sanctions pénales ; nous ne voulons plus jouer ce jeu de la justice. » Il me semble caractéristique, dans l’histoire de Narita qui se déroule depuis des années et des années au Japon, que le jeu des adversaires ou de ceux qui résistent n’a pas été d’essayer d’obtenir le plus d’avantages possible, en faisant valoir la loi, en obtenant des indemnités. On n’a pas voulu jouer le jeu, traditionnellement organisé et institutionnalisé, de l’État avec ses exigences et des citoyens avec leurs droits. On n’a pas voulu jouer le jeu du tout ; on empêche le jeu de se jouer.
Le deuxième caractère des phénomènes que j’essaie de repérer et d’analyser est qu’ils constituent des phénomènes diffus et décentrés. Voici ce que je veux dire. Reprenons l’exemple de la prison et du système pénal. Au XVIIIe siècle, vers les années 1760, à l’époque où l’on a commencé à poser le problème d’un changement radical dans le système pénal, qui a posé la question, et à partir de quoi ? Cela a été le fait de théoriciens, théoriciens du droit, philosophes au sens de l’époque, qui ont posé le problème non pas du tout de la prison elle-même, mais le problème très général de ce que devait être la loi dans un pays de liberté, et de quelle manière la loi devait être appliquée, dans quelles limites et jusqu’où. C’est à la suite de cette réflexion centrale et théorique qu’on est arrivé, au bout d’un certain nombre d’années, à vouloir que la punition, la seule punition possible soit la prison.
Le problème s’est posé dans des termes tout à fait différents, et d’une manière tout à fait différente, ces récentes années, dans les pays occidentaux. Le point de départ n’a jamais été une grande revendication globale concernant un meilleur système de loi. Les points de départ ont toujours été infimes et minuscules : des histoires de sous-alimentation, d’inconfort dans les prisons. Et, à partir de ces phénomènes locaux, à partir de ces points de départ très particuliers, en des lieux déterminés, on s’est aperçu que le phénomène diffusait, diffusait très vite et impliquait toute une série de gens qui n’avaient ni la même situation ni les mêmes problèmes. On peut ajouter que ces résistances semblent relativement indifférentes aux régimes politiques ou aux systèmes économiques, parfois même aux structures sociales des pays où elles se développent. On a vu par exemple des luttes, des résistances, des grèves dans les prisons aussi bien en Suède, qui présentait un système pénal, un système pénitentiaire extrêmement progressiste par rapport au nôtre, que dans des pays comme l’Italie ou l’Espagne, où la situation était bien pis et le contexte politique tout à fait différent.
On pourrait dire la même chose du mouvement des femmes et des luttes autour des jeux de pouvoir entre hommes et femmes. Le mouvement féministe s’est développé aussi bien en Suède qu’en Italie, où le statut des femmes, le statut des relations sexuelles, les rapports entre mari et femme, entre homme et femme étaient si différents. Ce qui montre bien que l’objectif de tous ces mouvements n’est pas le même que celui des mouvements politiques ou révolutionnaires traditionnels : il ne s’agit absolument pas de viser le pouvoir politique ou le système économique.
Troisième caractère : ce genre de résistance et de lutte a essentiellement pour objectif les faits de pouvoir eux-mêmes, beaucoup plus que ce qui serait quelque chose comme une exploitation économique, beaucoup plus que quelque chose qui serait comme une inégalité. Ce qui est en question dans ces luttes, c’est le fait qu’un certain pouvoir s’exerce, et que le seul fait qu’il s’exerce soit insupportable. Je prendrai comme exemple une anecdote, dont vous pouvez sourire, mais que vous pourrez aussi prendre au sérieux : en Suède, il existe des prisons où les détenus peuvent recevoir leur femme et faire l’amour avec elles. Chaque détenu a une chambre. Un jour, une jeune Suédoise, étudiante et militante pleine d’ardeur, est venue me trouver pour me demander de l’aider à dénoncer le fascisme dans les prisons suédoises. Je lui ai demandé en quoi consistait le fascisme. Elle m’a répondu : les chambres dans lesquelles les prisonniers peuvent faire l’amour avec leur femme n’ont pas de serrure fermant à clef. Bien sûr, cela fait rire ; c’est en même temps très significatif de ceci que c’est le pouvoir qui est en question.
De la même façon, la série des reproches et des critiques qui ont été adressés à l’institution médicale - je pense à celles d’Illich mais à bien d’autres aussi - ne portaient pas essentiellement, principalement sur le fait que les institutions médicales feraient fonctionner une médecine de profit, même si on pouvait dénoncer les relations qu’il peut y avoir entre les firmes pharmaceutiques et certaines pratiques médicales ou certaines institutions hospitalières. Ce qu’on reproche à la médecine, ce n’est pas même de ne disposer que d’un savoir fragile et souvent erroné. C’est essentiellement, me semble-t-il, d’exercer sur le corps, sur la souffrance du malade, sur sa vie et sa mort un pouvoir incontrôlé. Je ne sais pas si c’est la même chose au Japon, mais dans les pays européens me frappe que le problème de la mort soit posé non pas sous la forme d’un reproche adressé à la médecine de n’être pas capable de nous maintenir plus longtemps en vie, mais au contraire de nous maintenir en vie même si nous ne le voulons pas. Nous reprochons à la médecine, au savoir médical, à la technostructure médicale de décider pour nous de la vie et de la mort, de nous maintenir dans une vie scientifiquement et techniquement très sophistiquée, mais dont nous ne voulons plus. Le droit à la mort, c’est le droit de dire non au savoir médical, et ce n’est pas l’exigence pour le savoir médical de s’exercer. La cible, c’est bien le pouvoir.
Dans l’affaire de Narita, on trouverait aussi quelque chose comme cela : les agriculteurs de Narita auraient certainement pu trouver des avantages non négligeables en acceptant certaines des propositions qui leur ont été faites. Leur refus a tenu à ce que c’était exercer sur eux une forme de pouvoir dont ils ne voulaient pas. Plus encore que l’enjeu économique, c’est la modalité même dont le pouvoir s’exerçait sur eux, le seul fait qu’il s’agisse d’une expropriation décidée en haut de telle ou telle manière qui est en jeu dans l’affaire Narita : à ce pouvoir arbitraire on répond par une inversion violente du pouvoir.
Le dernier caractère sur lequel je voudrais insister à propos de ces luttes est le fait que ce sont des luttes immédiates. En deux sens. D’une part, elle s’en prennent aux instances de pouvoir les plus proches ; elles s’en prennent à tout ce qui s’exerce immédiatement sur les individus. Autrement dit il ne s’agit pas, dans ces luttes, de suivre le grand principe léniniste de l’ennemi principal ou du maillon le plus faible. Ces luttes immédiates n’attendent pas non plus d’un moment futur qui serait la révolution, qui serait la libération, qui serait la disparition des classes, qui serait le dépérissement de l’État la solution des problèmes. Par rapport à une hiérarchie théorique des explications ou à un ordre révolutionnaire qui polariserait l’histoire et qui en hiérarchiserait les moments, on peut dire que ces luttes sont des luttes anarchiques ; elles s’inscrivent à l’intérieur d’une histoire qui est immédiate, s’accepte et se reconnaît comme indéfiniment ouverte.
Le rôle d’une philosophie analytico-politique : luttes et pouvoir pastoral.
Je voudrais maintenant revenir à cette philosophie analytico-politique dont je parlais à l’instant. Il me semble que le rôle d’une pareille philosophie analytique du pouvoir devrait être de jauger l’importance de ces luttes et de ces phénomènes auxquels jusqu’à présent on n’a accordé qu’une valeur marginale. Il faudrait montrer combien ces processus, ces agitations, ces luttes, obscures, médiocres, petites souvent, combien ces luttes sont différentes des formes de lutte qui ont été si fortement valorisées en Occident sous le signe de la révolution. Il est absolument évident que, quel que soit le vocabulaire employé, quelles que soient les références théoriques de ceux qui participent à ces luttes, on a affaire à un processus qui, tout en étant fort important, n’est absolument pas un processus de forme, de morphologie révolutionnaire, au sens classique du mot « révolution », dans la mesure où révolution désigne une lutte globale et unitaire de toute une nation, de tout un peuple, de toute une classe, au sens où révolution désigne une lutte qui promet de bouleverser de fond en comble le pouvoir établi, de l’annihiler dans son principe, au sens où révolution voudrait dire une lutte qui assure une libération totale, et une lutte impérative puisqu’elle demande en somme que toutes les autres luttes lui soient subordonnées et lui demeurent suspendues.
Assiste-t-on, en cette fin du XXe siècle, à quelque chose qui serait la fin de l’âge de la révolution ? Ce genre de prophétie, ce genre de condamnation à mort de la révolution me semble un peu dérisoire. Nous sommes peut-être en train de vivre la fin d’une période historique qui, depuis 1789-1793, a été, au moins pour l’Occident, dominée par le monopole de la révolution, avec tous les effets de despotisme conjoints que cela pouvait impliquer, sans que pour autant cette disparition du monopole de la révolution signifie une revalorisation du réformisme. Dans les luttes dont je viens de parler, en effet, il ne s’agit pas du tout de réformisme, puisque le réformisme a pour rôle de stabiliser un système de pouvoir au bout d’un certain nombre de changements, alors que, dans toutes ces luttes, il s’agit de la déstabilisation des mécanismes de pouvoir, d’une déstabilisation apparemment sans fin.
Ces luttes décentrées par rapport aux principes, aux primats, aux privilèges de la révolution ne sont pas pour autant des phénomènes de circonstances, qui ne seraient que liés à des conjonctures particulières. Elles visent une réalité historique qui existe d’une manière qui n’est peut-être pas apparente mais est extrêmement solide dans les sociétés occidentales depuis des siècles et des siècles. Il me semble que ces luttes visent l’une des structures mal connues, mais essentielles de nos sociétés. Certaines formes d’exercice du pouvoir sont parfaitement visibles et ont engendré des luttes qu’on peut reconnaître aussitôt, puisque leur objectif est en lui-même visible : contre les formes colonisatrices, ethniques, linguistiques de domination, il y a eu les luttes nationalistes, les luttes sociales dont l’objet explicite et connu était les formes économiques de l’exploitation ; il y a eu les luttes politiques contre les formes bien visibles, bien connues, juridiques et politiques de pouvoir. Les luttes dont je parle - et c’est peut-être pour cela que leur analyse est un peu plus délicate à faire que celle des autres - visent un pouvoir qui existe en Occident depuis le Moyen Âge, une forme de pouvoir qui n’est exactement ni un pouvoir politique ou juridique, ni un pouvoir économique, ni un pouvoir de domination ethnique, et qui a pourtant eu de grands effets structurants à l’intérieur de nos sociétés. Ce pouvoir est un pouvoir d’origine religieuse, c’est celui qui prétend conduire et diriger les hommes tout au long de leur vie et dans chacune des circonstances de cette vie, un pouvoir qui consiste à vouloir prendre en charge l’existence des hommes dans leur détail et dans leur déroulement depuis leur naissance et jusqu’à la mort, et cela pour les contraindre à une certaine manière de se comporter, à faire leur salut. C’est ce qu’on pourrait appeler le pouvoir pastoral.
Le pouvoir pastoral
Étymologiquement, et à prendre les mots au pied même de leur lettre, le pouvoir pastoral est le pouvoir que le berger exerce sur son troupeau. Or un pouvoir de ce genre, si attentif, si plein de sollicitude, si attaché au salut de tous et de chacun, les sociétés anciennes, les sociétés grecques et romaines ne l’avaient pas connu et n’en avaient vraisemblablement pas voulu. Ce n’est qu’avec le christianisme, avec l’institution de l’Église, son organisation hiérarchique et territoriale, mais aussi l’ensemble des croyances concernant l’au-delà, le péché, le salut, l’économie du mérite, avec la définition du rôle du prêtre, qu’est apparue la conception des chrétiens comme constituants un troupeau, sur lequel un certain nombre d’individus, qui jouissent d’un statut particulier, ont le droit et le devoir d’exercer les charges du pastorat.
Le pouvoir pastoral s’est développé tout au long du Moyen Âge dans des rapports serrés et difficiles avec la société féodale. Il s’est développé, plus intensément encore, au XVIe siècle, avec la Réforme et la Contre-Réforme. À travers cette histoire qui commence avec le christianisme et se poursuit jusqu’au cœur de l’âge classique, jusqu’à la veille même de la Révolution, le pouvoir pastoral a gardé un caractère essentiel, singulier dans l’histoire des civilisations : le pouvoir pastoral, tout en s’exerçant comme n’importe quel autre pouvoir de type religieux ou politique sur le groupe entier, a pour soin et tâche principale de ne veiller au salut de tous qu’en prenant en charge chaque élément en particulier, chaque brebis du troupeau, chaque individu, non seulement pour le contraindre à agir de telle ou telle manière, mais aussi de façon à le connaître, à le découvrir, à faire apparaître sa subjectivité et à structurer le rapport qu’il a à lui-même et à sa propre conscience. Les techniques de la pastorale chrétienne concernant la direction de conscience, le soin des âmes, la cure des âmes, toutes ces pratiques qui vont de l’examen à la confession, en passant par l’aveu, ce rapport obligé de soi-même à soi-même en terme de vérité et de discours obligé, c’est cela, me semble-t-il, qui est l’un des points fondamentaux du pouvoir pastoral et qui en fait un pouvoir individualisant. Le pouvoir, dans les cités grecques et dans l’Empire romain, n’avait pas besoin de connaître les individus un à un, de constituer à propos de chacun une sorte de petit noyau de vérité que l’aveu devait porter à la lumière et que l’écoute attentive du pasteur devait recueillir et juger. Le pouvoir féodal n’avait pas non plus besoin de cette économie individualisante du pouvoir. La monarchie absolue et son appareil administratif n’en avaient pas même encore besoin. Ces pouvoirs portaient ou sur la cité tout entière, ou sur des groupes, des territoires, sur des catégories d’individus. On était dans des sociétés de groupes et de statuts ; on n’était pas encore dans une société individualisante. Bien avant la grande époque du développement de la société industrielle et bourgeoise, le pouvoir religieux du christianisme a travaillé le corps social jusqu’à la constitution d’individus liés à eux-mêmes sous la forme de cette subjectivité à laquelle on demande de prendre conscience de soi en terme de vérité et sous la forme de l’aveu.
Je voudrais faire deux remarques à propos du pouvoir pastoral. La première, c’est qu’il vaudrait la peine de comparer le pastorat, le pouvoir pastoral des sociétés chrétiennes avec ce qu’a pu être le rôle et les effets du confucianisme dans les sociétés d’Extrême-Orient. Il faudrait remarquer la quasi-coïncidence chronologique des deux, il faudrait remarquer combien le rôle du pouvoir pastoral a été important dans le développement de l’État au XVIe et au XVIIe siècle en Europe, un peu comme le confucianisme l’a été au japon à l’époque des Tokutawa. Mais il faudrait aussi faire la différence entre le pouvoir pastoral et le confucianisme : le pastorat est essentiellement religieux, le confucianisme ne l’est pas ; le pastorat vise essentiellement un objectif situé dans l’au-delà et n’intervient ici-bas qu’en fonction de cet au-delà, alors que le confucianisme joue pour l’essentiel un rôle terrestre ; le confucianisme vise une stabilité générale du corps social par un ensemble de règles générales qui s’imposent ou à tous les individus ou à toutes les catégories d’individus, alors que le pastorat établit des relations d’obéissance individualisées entre le pasteur et son troupeau ; enfin, le pastorat a, par les techniques qu’il emploie (direction spirituelle, soin des âmes, etc.), des effets individualisants que le confucianisme ne comporte pas. Il y a là tout un monde d’études important que l’on pourrait développer à partir des travaux fondamentaux qui ont été faits au Japon par Masao Maruyama.
Le pastorat laïcisé.
Ma seconde remarque est celle-ci : c’est que, d’une manière paradoxale et assez inattendue, à partir du XVIIIe siècle, autant les sociétés capitalistes et industrielles que les formes modernes d’État qui les ont accompagnées et soutenues ont eu besoin des procédures, des mécanismes, essentiellement des procédures d’individualisation que le pastorat religieux avait mis en oeuvre. Quel qu’ait pu être le congé donné à un certain nombre d’institutions religieuses, quelles qu’aient pu être les mutations qu’on appellera pour faire bref idéologiques, qui ont certainement modifié profondément le rapport de l’homme occidental aux croyances religieuses, il y a eu implantation, multiplication même et diffusion des techniques pastorales dans le cadre laïc de l’appareil d’État. On le sait peu et on le dit peu, sans doute parce que les grandes formes étatiques qui se sont développées à partir du XVIIIe siècle se sont justifiées beaucoup plus en termes de liberté assurée que de mécanisme de pouvoir implanté, et peut-être aussi parce que ces petites mécaniques de pouvoir avaient quelque chose d’humble et d’inavouable que l’on n’a pas considéré comme devant être analysées et dites. Comme le dit un écrivain dans ce roman qui s’appelle Un homme ordinaire, l’ordre préfère ignorer la mécanique qui organise son accomplissement si évidemment sordide qu’elle détruirait toutes les vocations de justice.
Ce sont justement ces petits mécanismes, humbles et quasi sordides, qu’il faut faite ressortit de la société où ils fonctionnent. Pendant les XVIIIe et XIXe siècles européens, on a assisté à toute une reconversion, à toute une transplantation de ce qui avait été les objectifs traditionnels du pastorat. On dit souvent que l’État et la société modernes ignorent l’individu. Quand on regarde d’un peu près, on est frappé au contraire par l’attention que l’État porte aux individus ; on est frappé par toutes les techniques qui ont été mises en place et développées pour que l’individu n’échappe en aucune manière au pouvoir, ni à la surveillance, ni au contrôle, ni au sage, ni au redressement, ni à la correction. Toutes les grandes machines disciplinaires : casernes, écoles, ateliers et prisons, sont des machines qui permettent de cerner l’individu, de savoir ce qu’il est, ce qu’il fait, ce qu’on peut en faire, où il faut le placer, comment le placer parmi les autres. Les sciences humaines aussi sont des savoirs qui permettent de connaître ce que sont les individus, qui est normal et qui ne l’est pas, qui est raisonnable et qui ne l’est pas, qui est apte et à faire quoi, quels sont les comportements prévisibles des individus, quels sont ceux qu’il faut éliminer. L’importance de la statistique vient justement du fait qu’elle permet de mesurer quantitativement les effets de masse des comportements individuels. Il faudrait encore ajouter que les mécanismes d’assistance et d’assurance, outre leurs objectifs de rationalisation économique et de stabilisation politique, ont des effets individualisants : ils font de l’individu, de son existence et de son comportement, de la vie, de l’existence non seulement de tous mais de chacun un événement qui est pertinent, qui est même nécessaire, indispensable pour l’exercice du pouvoir dans les sociétés modernes. L’individu est devenu un enjeu essentiel pour le pouvoir. Le pouvoir est d’autant plus individualisant que, paradoxalement, il est plus bureaucratique et plus étatique. Le pastorat, s’il a perdu dans sa forme strictement religieuse l’essentiel de ses pouvoirs, a trouvé dans l’État un nouveau support et un principe de transformation.
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Je voudrais terminer en revenant à ces luttes, à ces jeux de pouvoir dont je parlais tout à l’heure et dont les luttes autour de la prison et du système pénal ne sont que l’un des exemples et l’un des cas possibles. Ces luttes, qu’il s’agisse de celles qui concernent la folie, la maladie mentale, la raison et la déraison, qu’il s’agisse de celles qui concernent les relations sexuelles entre individus, les relations entre sexes, que ce soient les luttes à propos de l’environnement et de ce qu’on appelle l’écologie, que ce soit celles qui concernent la médecine, la santé et la mort, ces luttes ont un objet et un enjeu très précis qui fait leur importance, enjeu tout à fait différent de celui que visent les luttes révolutionnaires et qui mérite au moins autant que celles-ci qu’on le prenne en considération. Ce qu’on appelle, depuis le XIXe siècle, la Révolution, ce que visent les partis et les mouvements qu’on appelle révolutionnaires, c’est essentiellement ce qui constitue le pouvoir économique...