La politique n’est-elle que de la police ?

15 février 2004
  • Avec Aux bords du politique, vous tentez une sorte de redéfinition de ce qu’est la politique elle-même. En parlant de " bords ", vous suggérez plusieurs interprétations : lisière, frontière, mais aussi choix, au sens du " bord " où l’on est... Qu’en est-il ?

Jacques Rancière. J’ai commencé l’écriture de ce livre il y a une dizaine d’années, à un moment où le thème de la « fin » était très développé : fin de la politique, fin des utopies, fin des idéologies... J’ai voulu resituer ce discours dans un cadre plus général, en interrogeant ce que sont les frontières de la politique, ses « bords », et donc l’approche même de ce que l’on entend par la politique. On l’assimile généralement soit à la lutte pour le pouvoir, soit à l’exercice et à l’objet de ce pouvoir : la gestion de la société, la répartition des biens et des pouvoirs entre les groupes sociaux. J’ai voulu montrer que la politique n’est ni la domination ni la gestion, mais qu’elle définit une activité excédentaire par rapport à leur logique. La politique commence avec l’existence de sujets qui ne sont « rien », qui sont en excès sur tout compte des parties de la population. Le prolétaire, ce n’est pas le représentant d’un groupe social, c’est un sujet politique dont la parole fait effraction, parce qu’elle est la parole de ceux qui ne sont pas censés parler...

  • Vous parlez d’anomalie, d’effraction, d’excédent... Tout en distinguant une double face de la politique...

Jacques Rancière. Je propose en fait d’opposer deux notions. Celle de « police », entendue pas seulement au sens de la répression, du contrôle social, mais de l’activité qui organise le rassemblement des êtres humains en communauté et qui ordonne la société en termes de fonctions, de places et de titres à occuper. Et puis il y a un autre processus, celui de l’égalité. Il consiste dans le jeu des pratiques guidées par la présupposition de l’égalité de n’importe qui et par le souci de le vérifier : le nom le plus propre à le désigner est celui d’ « émancipation ». Ce qu’on appelle la politique est en fait l’affrontement constant de ces deux processus, une lutte pour dire ce qu’est la « situation » même. Ainsi, lors des mouvements sociaux de 1995, le gouvernement déclarait faire la seule chose possible, face à des « arriérés » incapables de voir cette situation. La politique des « arriérés » remettait précisément en cause cette prétendue évidence sensible. Aristote fondait la politique sur la qualité de l’être parlant, capable de discuter sur le « juste » et « l’injuste », alors que l’animal ne peut exprimer que douleur ou plaisir. Or, le principe de la « police » a toujours consisté à partager l’humanité entre ceux qui « savent » et ceux dont on dit qu’ils manifestent simplement du mécontentement, de la fureur, de l’hystérie, que sais-je encore ?

  • Ne pensez-vous pas que cette approche, en dehors de tout jugement moral, pourrait être à la source de la crise de la politique elle-même, celle-ci tendant peut-être aujourd’hui à se manifester hors des lieux où elle est traditionnellement située ? On peut penser, par exemple, qu’il y a eu davantage de « politique » en 1998 lors de la Coupe du monde de football qu’au moment du renouvellement triennal du Sénat...

Jacques Rancière. Il se joue de la politique dans ce que l’on appelle les « questions de société ». Mais cela ne signifie pas forcément qu’il y ait des sujets politiques qui la mettent en jeu. J’ai toujours été plus que rétif vis-à-vis de l’idée selon laquelle la politique allait passer au ras du sol, dans les réseaux, les associations, etc. S’il existe une somme de microsituations sociales déterminant des formes de sensibilités politiques, des formes de résistances à ce que l’on pourrait appeler l’ordre « policier » ou purement gestionnaire, il n’y a pas de politique tant qu’il n’y a pas de capacité d’universalisation de ce qui est en cause dans telle ou telle situation, que ce soit le mouvement de 1995 ou celui des sans-papiers. Il ne s’agit pas seulement de fédérer des forces, mais de constituer des sujets politiques qui aient vocation à universaliser le conflit. La politique, c’est le conflit, pour autant que celui-ci prenne une fonction universelle...

  • D’où se constituent ces " sujets politiques ", et qu’est-ce qui peut justement faire " lien " entre eux ? Un parti-guide de type " marxiste " ?

Jacques Rancière. Votre question renvoie à mon propre parcours. J’ai été un étudiant fasciné par les textes de Marx et aussi par la personne et le discours de Louis Althusser. J’ai donc été partie prenante, avec Lire le Capital [1], de cette ambition qui prétendait donner au marxisme sa théorie véritable. Cette démarche, avec la séparation de la politique et de l’idéologie, suggérait au fond que les agents sociaux ne pouvaient être qu’ignorants de leur condition. Finalement, notre « science » sophistiquée revenait toujours à poser qu’il appartient à l’intellectuel ou au savant d’apporter aux malheureux dominés les explications véritables sur les raisons de leur domination. Autour de 1968, j’ai commencé à remettre en question ce présupposé scientiste tenace. Cela m’a donné l’envie de travailler sur le rapport historique entre la constitution du marxisme et celle des figures de l’émancipation ouvrière. J’ai donc passé une bonne dizaine d’années à travailler dans les archives de la pensée ouvrière du XIXe siècle avec, comme volonté première, le souci de trouver une sorte de pensée ouvrière authentique à opposer à la pensée marxiste. Et puis, je me suis rendu compte, en travaillant, que ce n’était pas ainsi qu’il fallait poser le problème...

  • Pour quelles raisons ?

Jacques Rancière. Ce qui avait le plus manqué aux prolétaires était moins la connaissance des mécanismes de l’exploitation et de la domination qu’une pensée, une vision d’eux-mêmes comme êtres capables de vivre autre chose que ce destin d’exploités et de dominés. C’est alors que j’ai pris conscience que le mouvement social est d’abord un mouvement intellectuel. Je m’explique. Dans le mouvement de ceux qui étaient relégués dans l’ordre du travail, au sens où cet ordre était posé comme antinomique à l’ordre de la pensée et de la parole, il fallait comprendre non pas la volonté de s’approprier une « pensée propre ouvrière », mais, au contraire, quelque chose qui soit du côté de la pensée et de la parole de l’autre, y compris dans ce qu’elles avaient de plus élevé. Le phénomène des poètes ouvriers, par exemple, montre que toute l’histoire de l’acculturation militante passait à la fois par une sorte d’entraide et par la transgression d’un monde qui était celui de l’autre... C’est cette logique que j’ai essayé de penser plus globalement comme logique même de la politique. · savoir que ce que l’on appelé le mouvement ouvrier n’était pas un mouvement de prise de conscience des intérêts historiques propres d’une classe, mais d’abord le mouvement intellectuel de ceux qui voulaient en quelque sorte franchir les barrières du monde obscur où ils se trouvaient pour s’occuper non pas simplement de leurs propres affaires, mais des affaires communes. Cela nous ramène à la notion d’excès...

  • Cet « excès », précisément, n’est-il pas aussi repérable du côté de l’utopie ?

Jacques Rancière. Je me méfie toujours un peu du discours qui veut de l’utopie comme supplément d’âme. Je m’efforce de distinguer deux choses. Effectivement, il n’y a pas de politique si l’on ne franchit pas les bornes qui sont déclarées être celles du possible par l’ordre que j’appelle « policier ». Mais faut-il pour cela faire appel à Fourier ou à Saint-Simon ? Les utopies sont, quand même, des discours postulant qu’il n’y a pas besoin de politique, que le conflit démocratique ou le conflit égalitaire seraient finalement fondés sur un malentendu. Dans le même temps, d’une certaine façon, ils ont toujours eu cette fonction de créer de l’écart - si j’ose dire. Et il a fallu, au XIXe siècle, qu’il y ait d’abord des figures d’écart pour qu’apparaisse le mouvement ouvrier. J’ai toujours été frappé par ce rapport duplice, ambigu, des prolétaires de l’époque vis-à-vis des utopies : ils adhéraient à l’utopie comme reconfiguration polémique de l’ordre des possibles, mais ils étaient bien moins tentés par les formes concrètes d’organisation que les utopistes proposaient. Ils politisaient l’utopie qui prétendait, elle, en finir avec les conflits politiques.

  • Diriez-vous la même chose pour Marx ?

Jacques Rancière. La figure de Marx est d’une extraordinaire ambiguïté. Il est celui qui s’est vraiment saisi de la configuration sensible de l’émancipation, mais dans une sorte de double discours : le discours affirmatif de la puissance propre de l’émancipation, et puis le discours dit « scientifique », selon lequel le mouvement émancipateur est quelque chose qui ne peut pas être connu par ceux-là mêmes qui y participent. Il y a là une tension extrême. Bien sûr, il y a eu, après Marx, toutes les dérives et les monstruosités que l’on sait... Mais il est frappant de constater que, dans chaque occurrence politique, Marx manifeste une sorte d’adhésion contrariée par l’idée que, de toute façon, ceux qui agissent ne connaissent pas le sens de ce qu’ils font, que ce sens est ailleurs et que, d’une certaine façon, en agissant, ils vont à l’encontre de l’élucidation de leur propre situation... Vous le voyez : au départ, j’étais parti de l’opposition entre science et idéologie, puis j’ai retraversé l’opposition entre pensée bourgeoise et pensée prolétarienne, pour arriver à ceci que ces deux oppositions étaient aussi inconsistantes. Ce dont il était question fondamentalement pour le mouvement ouvrier du XIXe siècle, ce dont il est question aujourd’hui dans les mouvements que j’ai évoqués, c’est une place - ou non - dans l’ordre et dans la parole commune, un peu à la façon d’une lutte pour franchir la frontière...


[1Lire le Capital, Louis Althusser, Etienne Balibar, Roger Establet, Pierre Macherey et Jacques Rancière. Editions Maspéro. 1965

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