Le [1] drame qui s’est noué au cours de leur relation entre Louis Althusser et Hélène Rytmann, sa femme, est tel qu’il appelle de la part de ceux qui l’ont vécu une analyse sérieuse s’il en est. Et c’est sans aucun doute ce qu’a voulu faire Éric Marty en proposant un Louis Althusser, un sujet sans procès, anatomie d’un passé très récent, paru chez Gallimard ; malheureusement, après lecture, on reste sur sa faim. La thèse de Marty est la suivante : " Le 16 novembre 1980, le philosophe Louis Althusser, dans un moment de démence, assassinait sa femme Hélène par strangulation. Chaque terme de cet énoncé possède un sens précis et pourtant pris ensemble, ils constituent une énigme : énigme pour le meurtrier lui-même, pour ses disciples, pour ses lecteurs, ses amis, ses ennemis, ses contradicteurs. En 1985, Althusser écrivit très vite une longue autobiographie qui ne parut qu’après sa mort. Ouvre sans précédent dans l’histoire de la philosophie pour un acte sans précédent de la part d’un philosophe, un meurtre. " Mon anthithèse est celle-ci :

1) Avant d’être un acte, produit d’une histoire, le meurtre commis par Louis Althusser est ici posé comme un " énoncé " ! Un discours ! L’acte d’Althusser est ici transformé en propos, en parole, en thèse, et même en " philosophie-marxiste-avec- épistémologie-propre-à-Althusser ".

2) L’énigme n’est pas tant dans le fait d’avoir tué, mais dans l’énoncé d’ensemble, la totalité du discours plutôt que les termes pris un à un : l’énigme est donc aussi dans le fait que cela fasse énoncé, soit que cela soit su, dit, colporté. Pris en lui-même, individuellement parlant, chacun est simple et clair, mais c’est " l’ensemble des termes ", soit des êtres qui fait l’énigme. Autrement dit, et si l’on quitte l’ordre du discours cher à Éric Marty, chaque être pris à part, Louis Althusser d’un côté, Hélène Rytmann de l’autre, on comprend tout puisqu’il n’y a pas de problème s’il n’y a pas de relations ! Mais dès qu’il y a relation entre les deux, il y a inéluctabilité d’une histoire qui conduit au meurtre, histoire et meurtre incompris jusqu’à ce jour et que nous allons aujourd’hui " anatomiser ". Ainsi, l’originalité d’Althusser serait celle d’un meurtrier ayant fait le récit de son meurtre, récit qui appartient, dit-on, à l’histoire de la philosophie, et non à la littérature.

La conséquence de cette " analyse " du drame althusserien, (philosophie, politique, meurtre) est ainsi réfléchie : " Ce qui fait la profondeur de l’énigme et du meurtre, c’est leur force d’interruption et de désordre dans nos habitudes de pensée. Mieux : une interruption de la pensée elle-même. " Marty propose alors " une autre façon d’écrire l’histoire d’un passé encore très récent " - pourquoi pas ? - car ce ne sont pas seulement nos habitudes de pensée qui sont mortes avec ce drame (nos idées, nos idéaux, nos idéologies), c’est la pensée elle-même qui s’est interrompue et moi, Marty, je viens interrompre cette interruption ! En réalité, il soutient qu’Althusser, en tuant sa femme, a produit une situation où on ne pense plus parce que c’est comme si Althusser avait tué sa pensée et surtout son épistémologie, sa théorie de la connaissance, en tuant sa femme, c’est à dire la différence, propre à Althusser et reprise de Spinoza, entre objet-de-pensée et objet-concret, mais que Marty pose comme LA DIFFÉRENCE EN GÉNÉRAL, incarnée chez Althusser en différence entre Louis et Hélène. En tuant Hélène, Louis aurait voulu réconcilier l’idée d’Hélène avec sa réalité afin de résoudre son conflit entre théorie et pratique, entre un Althusser pur-concept et une Hélène corps-réalité, entre son esprit et son corps !

Et ce serait pour supprimer cette " différence " devenue invivable qu’Althusser aurait agi ainsi : " Passage à l’acte qui, quel qu’en soit l’objet (l’autre ou soi-même confondus en un seul), est selon les propres termes d’Althusser meurtre d’une différence, meurtre de la différence. C’est-à-dire l’hallucination. " C’est effectivement alors, comme dit Marty, une " autre façon d’écrire l’histoire ", puisque :

1) la relation Louis-Hélène devient purement abstraite ; 2) le meurtre d’une femme est nié ; 3) la thèse du meurtre sur son acte est légitimée, validée ; 4) comme Althusser a étranglé aussi la pensée et que vous êtes les naufragés de cette histoire, moi Marty, je viens vous sauver, en écrivant cette histoire, à défaut de la penser et en vous proposant en substance la démonstration suivante : " En avant-propos, il faut dire le fou est le vrai subjectif humain, parce que Dieu est le grand objectif raisonnable et que la vie très subjective d’Althusser a connu un événement hypersubjectif, puisqu’il n’a pas reconnu le lien entre sa folie marxiste et sa folie de mari, et qu’il prétendait, quelle folie vraiment, distinguer entre la signification et le stéréotype ; qu’il a combattu un dogme marxiste en croyant faire triompher une pseudo vérité du marxisme, croyant, il était halluciné, que le marxisme est autre chose qu’un dogme, c’est-à-dire une religion affadie, croyant pouvoir distinguer entre le nom du marxisme et son concept, puisque tout le monde sait donc qu’IL N’Y A AUCUNE DIFFÉRENCE entre les deux, entre le nom et le concept, car TOUT EST RHÉTORIQUE, tout, même la mémoire, surtout la mémoire, et d’ailleurs tout est prévu par la THÉORIE LITTÉRAIRE, c’est-à-dire par le vrai théoricien de toute Écriture, par DIEU ÉCRIVAIN, et le savoir est une imposture, il n’y a que de la fiction chez les hommes, car la théorie, comme son nom l’indique, nominalisme essentiel, est réservée à Dieu, quant à l’homme, le pauvre homme, il a un dehors inexistant et on ne sait même pas si c’est une réalité puisque ce dehors n’est pas lisible, et puis l’homme n’aime que son dedans, le paradis c’est le moi et l’enfer c’est tout autre, et l’enfer c’était même Hélène, la femme, l’autre, la chose au lieu de l’homme, le même, l’idée pure, et c’est pour faire le procès du réel, ce réel qui m’avait déjà nié autrefois et qui toujours m’a nié que moi, Louis Althusser, j’ai supprimé mon réel le plus proche, ma haine du réel, mon réel amour, l’amour par lequel j’atteignais ce réel qui n’a jamais voulu de moi (...) et que c’est bien à cause de cela que j’ai supprimé la différence entre être et ne-pas-être, et confondu être-ma-femme avec ne-pas-être-ma-femme ! "

Pour conclure, nous allons proposer la réfutation rapide mais synthétique de cette thèse en démolissant l’épistémologie de Marty (simple nominalisme littéraire, fictif), et l’épistémologie phénoménale d’Althusser (théologie du concept ou culte de la théorie, qu’Althusser a autocritiqué) en reprenant un thème cher à Spinoza et en lui faisant subir quelques variations matérialistes. Quand on reprend Spinoza en disant que " l’idée de chien n’aboie pas " (maladie fréquente chez Althusser, où Marty rechute), on oublie au moins six choses : 1) que celui qui a eu l’idée de chien, l’homme, peut penser à l’aboiement quand il pense à " chien ", et associer la notion d’aboiement et la notion de chien, puisque si l’idée de chien n’aboie pas (les idées NE FONT RIEN), tous les chiens dont j’ai l’idée, eux, aboient !... et que toutes mes idées aboient, contiennent la propriété d’aboyer quand elles sont des idées de chien ! 2) que l’idée de chien est toujours l’idée d’un homme vivant qui parle ou écrit le mot " chien " ; 3) que l’idée de chien peut aboyer si l’homme décide librement d’aboyer pour dire " chien " : la langue a même commencé comme ça, les hommes aussi, et par conséquent l’histoire des chiens, qui appartient aux hommes, comme les chiens ; 4) que contrairement à Spinoza et à Althusser, quant à moi, je pense à l’idée et que j’ai l’idée de l’idée, quand je pense à l’idée et que j’ai l’idée de l’idée, quand je pense à moi et que j’ai l’idée de moi, je ne pense jamais à chien, je ne pense, moi, jamais à chien quand je pense à idée ou à moi ! 5) que l’idée que l’homme qui a des idées est le chien de quelqu’un d’autre est plutôt l’idée de Spinoza et de tous ceux qui croient comme lui que Dieu existe, même si Spinoza confondait Dieu et la Nature soit l’Univers, considérant, presque, que même les chiens étaient divins, par panthéisme. Accessoirement, subjectivement et objectivement, c’est aussi, l’étude est à faire, c’est aussi l’idée d’Althusser, sa théologie si l’on veut, l’idée que le réel est le chien de la théorie et que le chien de ce chien pour une vie de chien, ce fut lui, 6) mes idées sont mes chiens, je veux les maîtriser et les gouverner pour éviter le contraire, parce que je pense, comme Marx, " qu’un fou est dominé par sa raison ".

Parce que ce ne sont pas les idées qui mènent le monde mais ceux qui les ont, et que si c’était l’idée de meurtre qui avait tué Hélène comme le prétend Marty, Hélène et Louis seraient encore là, et les idées, par elles-mêmes ne peuvent rien, distinctions capitales. Et c’est bien la vie réelle de deux êtres réels, en personne, en chair et en os, qui a conduit l’un, Louis, à supprimer l’autre, Hélène, de leurs vivants. J’enregistre que ces deux-là manquent à mon humanité comme à la collective ; et comme le réel est rationnel (le meurtre est explicable autrement qu’avec l’idée), et que le rationnel est réel (le déterminisme décrit, explique, comprend fidèlement l’univers), je pense : et donc je suis ce que je pense quand j’écris ce que l’humanité lit.

[1Philosophe et écrivain, invité à s’exclure lui-même du PCF en 1969, Gil Ben Aych a publié de nombreux ouvrages, dont Au jour le jour, I et II, aux Éditions L’Harmattan.