Le divertissement (Les Pensées)

7 septembre 2003

132 [1] (170 [2])
Divertissement - Si l’homme était heureux il le serait d’autant plus qu’il serait moins diverti, comme les saints et Dieu. Oui ; mais n’est-ce pas être heureux que de pouvoir être réjoui par 1e divertissement ?
- Non ; car il vient d’ailleurs et de dehors ; et ainsi il est dépendant, et partout, sujet à être troublé par mille accidents, qui font les afflictions inévitables.

133 (169)
Divertissement.
Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser.

134 (168)
Nonobstant ces misères il veut être heureux et ne veut être qu’heureux, et ne peut ne vouloir pas l’être. Mais comment s’y prendra(-t-)il. Il faudrait pour bien faire qu’il se rendît immortel, mais ne le pouvant il s’est avisé de s’empêcher d’y penser.

135 (469)
Je sens que je puis n’avoir point été, car le moi consiste dans ma pensée ; donc moi qui pense n’aurais point été, si ma mère eût été tuée avant que j’eusse été animé, donc je ne suis pas un être nécessaire. Je ne suis pas aussi éternel ni infini, mais je vois bien qu’il y a dans la nature un être nécessaire, éternel et infini.

136 (139)
Divertissement.
Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes, et les périls, et les peines où ils s’exposent dans la Cour, dans la guerre d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place ; on n’achèterait une charge à l’armée si cher que parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de ville et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne demeure chez soi avec plaisir. Etc.

Mais quand j’ai pensé de plus près et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs l’ai voulu en découvrir les raisons, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près.

Quelque condition qu’on se figure, si l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde et cependant, qu’on s’en imagine, accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher, s’il est sans divertissement et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est - cette félicité languissante ne le soutiendra point -il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent, des révoltes qui peuvent arriver et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables, de sorte que s’il est, sans ce qu’on appelle divertissement le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et qui se divertit.

(L’unique bien des hommes consiste donc à être divertis de penser à leur condition ou par une occupation qui les en détourne, ou par quelque passion agréable et nouvelle qui les occupe, ou par le jeu, la chasse, quelque spectacle attachant, et enfin par ce qu’on appelle divertissement.)

De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude, soit d’avoir l’argent qu’on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre qu’on court ; on n’en voudrait pas s’il était offert. Ce n’est pas cet usage mol et paisible et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition qu’on recherche ni les dangers de la guerre, ni la peine des emplois, mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser et nous divertit. Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise.

De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement. De là vient que la prison est un supplice si horrible, de là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible. Et c’est enfin le plus grand sujet dé’ félicité de la condition des rois, de ce qu’on essaie sans cesse à les divertir et à leur procurer toutes sortes de plaisirs. Le roi est environné de gens qui ne pensent qu’à divertir le roi et à l’empêcher de penser à lui. Car il est malheureux tout roi qu’il est s’il y pense.

Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux et ceux qui font sur cela les philosophes et qui croient que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un lièvre qu’ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre nature. Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de la mort et des misères qui nous en détournent, mais la chasse nous en garantit. Et ainsi le conseil qu’on donnait à Pyrrhus de prendre le repos qu’il allait chercher par tant de fatigues, recevait bien des difficultés.

(Dire d’un homme qu’il soit en repos, c’est lui dire qu’il vive heureux. C’est lui conseiller d’avoir une condition toute heureuse et laquelle il puisse considérer à loisir, sans y trouver sujet d’affliction. ( Ce n’est donc pas entendre la nature.) Aussi les hommes qui sentent naturellement leur condition n’évitent rien tant que le repos ; il n’y a rien qu’ils ne fassent pour chercher le trouble.
Ainsi on se prend mal pour les blâmer ; leur faute n’est pas en ce qu’ils cherchent le tumulte. S’ils ne le cherchaient comme un divertissement, mais le mal est qu’ils le recherchent comme si la possession des choses qu’ils recherchent les devait rendre véritablement heureux, et c est en quoi on a raison d’accuser leur recherche de vanité de sorte qu’en tout cela et ceux qui blâment et ceux qui sont blâmés n’entendent la véritable nature de l’homme.)

Et ainsi quand on leur reproche que ce qu’ils recherchent avec tant d’ardeur ne saurait les satisfaire, s’ils répondaient comme ils devraient le faire, s’ils y pensaient bien, qu’ils ne recherchent en cela qu’une occupation violente et impétueuse qui les détourne de penser à soi et que c’est pour cela qu’ils se proposent un objet attirant qui les charme et les attire avec ardeur ils laisseraient leurs adversaires sans répartie... - La vanité, le plaisir de la montrer aux autres. - La danse, il faut bien penser où l’on mettra ses pieds - mais ils ne répondent pas cela parce qu’ils ne se connaissent pas eux-mêmes. Ils ne savent pas que ce n’est que la chasse et non la prise qu’ils recherchent. - Le gentilhomme croit sincèrement que la chasse est un plaisir grand et un plaisir royal, mais son piqueur n’est pas de ce sentiment-là. - Ils s’imaginent que s’ils avaient obtenu cette charge, ils se reposeraient ensuite avec plaisir et ne sentent pas la nature insatiable de la cupidité. Ils croient chercher sincèrement le repos et ne cherchent en effet que l’agitation.

Ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au-dehors, qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles. Et ils ont un autre instinct secret qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n’est en effet que dans le repos et non pas dans le tumulte. Et de ces deux instincts contraires il se forme en eux un projet confus qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme qui les porte à tendre au repos par l’agitation et à se figurer toujours que la satisfaction qu’ils n’ont point leur arrivera si en surmontant quelques difficultés qu’ils envisagent ils peuvent s’ouvrir par là la porte au repos.

Ainsi s’écoule toute la vie ; on cherche le repos en combattant quelques obstacles et si on les a surmontés le repos devient insupportable par l’ennui qu’il engendre. Il en faut sortir et mendier le tumulte.

Car ou l’on pense aux misères qu’on a ou à celles qui nous menacent. Et quand on se verrait même assez à l’abri de toutes parts l’ennui de son autorité privée ne laisserait pas de sortir du fond du cœur où il a des racines naturelles, et de remplir l’esprit de son venin.

Ainsi l’homme est si malheureux qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui par l’état propre de sa complexion. Et il est si vain qu’étant plein de mille causes essentielles d’ennui la moindre chose comme un billard et une balle qu’il pousse, suffisent pour le divertir.

Mais direz-vous quel objet a-t-il en tout cela ? celui de se vanter demain entre ses amis de ce qu’il a mieux joué qu’un autre. Ainsi les autres suent dans leur cabinet pour montrer aux savants qu’ils ont résolu une question d’algèbre qu’on n’aurait pu trouver jusqu’ici, et tant d’autres s’exposent aux derniers périls pour se vanter ensuite d’une place qu’ils auront prise aussi sottement à mon gré. Et enfin les autres se tuent pour remarquer toutes ces choses, non pas pour en devenir plus sages, mais seulement pour montrer qu’ils les savent, et ceux-là sont les plus sots de la bande puisqu’ils le sont avec connaissance, au lieu qu’on peut penser des autres qu’ils ne le seraient plus s’ils avaient cette connaissance.

Tel homme passe sa vie sans ennui en jouant tous les jours peu de chose. Donnez-lui tous les matins l’argent qu’il peut gagner chaque jour, à la charge qu’il ne joue point, vous le rendez malheureux. On dira peut-être que c’est qu’il recherche l’amusement du jeu et non pas le gain. Faites-le donc jouer pour rien, il ne s’y échauffera pas et s’y ennuiera. Ce n’est donc pas l’amusement seul qu’il recherche. Un amusement languissant et sans passion l’ennuiera. Il faut qu’il s’y échauffe, et qu’il se pipe lui-même en s’imaginant qu’il serait heureux de gagner ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui donnât à condition de ne point jouer, afin qu’il se forme un sujet de passion et qu’il excite sur cela son désir, sa colère, sa crainte pour cet objet qu’il s’est comme les enfants qui s’effraient dû visage qu’ils ont barbouillé.

D’où vient que cet homme qui a perdu depuis peu de mois son fils unique et qui accablé de procès et de querelles était ce matin si troublé, n’y pense plus maintenant. Ne vous en étonnez pas, il est tout occupé à voir par où passera ce sanglier que ses chiens pour’’ suivent avec tant d’ardeur depuis six heures. Il n’en faut pas davantage. L’homme, quelque plein de tristesse qu’il soit, si on peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement le voilà heureux pendant ce temps-là, et l’homme quelqu’heureux qu’il soit s’il n’est diverti et occupé par quelque passion ou quelque amusement, qui empêche l’ennui de se répandre, sera bientôt chagrin et malheureux. Sans divertissement il n’y a point de joie ; avec le divertissement il n’y a point de tristesse. Et c’est aussi ce qui forme le bonheur des personnes de grande condition qu’ils ont un nombre de personnes qui les divertissent et qu’ils ont le pouvoir de se maintenir en cet état.

Prenez-y garde, qu’est-ce autre chose d’être surintendant, chancelier, premier président sinon d’être en une condition où l’on a le matin un grand nombre de gens qui viennent de tous côtés pour ne leur laisser pas une heure en la journée où ils puissent penser à eux-mêmes, et quand ils sont dans la disgrâce, et qu’on les renvoie à leurs maisons des champs où ils ne manquent ni de biens ni de domestiques pour les assister dans leur besoin ils ne laissent pas d’être misérables et abandonnés parce que personne ne les empêche de songer à eux.

137 (142)
Divertissement.
La dignité royale n’est-elle pas assez grande d’elle-même pour celui qui la possède pour le rendre heureux par la seule vue de ce qu’il est ; faudra-t-il le divertir de cette pensée comme les gens du commun ? Je vois bien que c’est rendre un homme heureux de le divertir de la vue de ses misères domestiques pour remplir toute sa pensée du soin de bien danser, mais en sera-t-il de même d’un roi et sera-t-il plus heureux en s’attachant à ces vains amusements qu’à la vue de sa grandeur. Et quel objet plus satisfaisant pourrait-on donner à son esprit ? ne serait-ce donc pas faire tort à sa joie d’occuper son âme à penser à ajuster ses pas à la cadence d’un air ou à placer adroitement une barre, au lieu de le laisser jouir en repos, de la contemplation de la gloire majestueuse qui l’environne. Qu’on en fasse les preuves, qu’on laisse un roi tout seul sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l’esprit, sans compagnies et sans divertissements, penser à lui tout à loisir, et l’on verra qu’un roi sans divertissement est un homme plein de misères. Aussi on évite cela soigneusement et il ne manque jamais d’y avoir auprès des personnes des rois un grand nombre de gens qui veillent à faire succéder le divertissement à leurs affaires et qui observent tout le temps de leur loisir pour leur fournir des plaisirs et des jeux en sorte qu’il n’y ait point de vide. C’est-à-dire qu’ils sont environnés de personnes qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le roi ne soit seul et en état de penser à soi, sachant bien qu’il sera misérable, tout roi qu’il est, s’il y pense.

Je ne parle point en tout cela des rois chrétiens comme chrétiens, mais seulement comme rois.

138 (166)
Divertissement.
La mort est plus aisée à supporter sans y penser que la pensée de mort sans péril.

139 (143)
Divertissement.
On charge les hommes dès l’enfance du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l’honneur de leurs amis, on les accable d’affaires, de l’apprentissage des langues et d’exercices, et on leur fait entendre qu’ils ne sauraient être heureux, sans que leur santé, leur honneur, leur fortune, et celles de leurs amis soient en bon état, et qu’une seule chose qui manque les rendra malheureux. Ainsi i’ on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Voilà direz-vous une étrange manière de les rendre heureux ; que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? Comment, ce qu’on pourrait faire : il ne faudrait que leur ôter tous ces soucis, car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu’ils sont, d’où ils viennent, où ils vont, et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner. Et c’est pourquoi, après leur avoir tant préparé d’affaires, s’ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l’employer à se divertir, et jouer, et s’occuper toujours tout entiers.

Que le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure.


[1Numérotation Lafuma des fragments.

[2Entre parenthèses est donnée la numérotation Brunschvicg

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