Lucrèce

Les dieux, la superstition

Critique de la religion ; sacrifice d’Iphigénie

Mais ici j’éprouve une crainte : tu crois peut-être
apprendre les éléments d’une doctrine impie,
entrer dans la voie du crime quand au contraire
la religion souvent enfanta crimes et sacrilèges.
Ainsi, en Aulide, l’autel de la vierge Trivia
du sang d’Iphigénie fut horriblement souillé
par l’élite des Grecs, la fleur des guerriers.
Dès que sa coiffure virginale fut ceinte du bandeau
dont les larges tresses encadrèrent ses joues,
elle aperçut devant l’autel son père affligé,
les prêtres auprès de lui dissimulant leur couteau,
et le peuple qui répandait des larmes à sa vue.
Muette de terreur, ses genoux ploient, elle tombe.
Malheureuse, que lui servait, en tel moment,
d’avoir la première donné au roi le nom de père ?
Saisie à mains d’hommes, elle fut portée tremblante
à l’autel, non pour accomplir les rites solennels
et s’en retourner au chant clair de l’hyménée,
mais vierge sacrée, ô sacrilège, à l’heure des noces
tomber, triste victime immolée par son père,
pour un départ heureux et béni de la flotte.
Combien la religion suscita de malheurs !
(I, 80-101)

Les dieux ne gouvernent pas le monde

Si tu possèdes bien ce savoir, la nature t’apparaît
aussitôt libre et dépourvue de maîtres tyranniques,
accomplissant tout d’elle-même sans nul secours divin.
0 cœurs sacrés des dieux, pleins d’une paix sereine,
menant vie tranquille et calme éternité,
qui donc peut régir le Tout immense, tenir en main
et maîtriser les puissantes rênes de l’abîme ?
Qui peut faire tourner de concert tous les cieux,
être présent en tous lieux, toujours prêt à fabriquer
les nuées ténébreuses, à frapper de tonnerre
un ciel serein, à lancer la foudre, maintes fois
détruisant ses temples, à se retirer au désert
pour exercer sa rage, essayer un trait qui souvent
épargne les coupables et tue les innocents ?
(II,1090-1104)

L’enfer n’est qu’une allégorie

Tous les supplices qu’en l’abîme infernal
place la tradition, dans notre vie résident.
Point de malheureux, un roc en suspens sur sa tête,
Tantale dit la légende, glacé d’un vain effroi.
Ce sont plutôt les peurs des mortels en leur vie :
vaine crainte des dieux et du sort qui les guette.
Point de Tityos gisant aux enfers, proie d’oiseaux
qui vraiment ne pourraient dans sa vaste poitrine
trouver de quoi fouiller durant l’éternité !
Si monstrueuse que soit l’étendue de son corps,
ses membres écartelés couvriraient-ils la terre entière
au lieu d’occuper simplement neuf arpents,
il ne pourrait sentir éternelle douleur
ni fournir de son corps pâture inépuisable.
Tityos est parmi nous, c’est l’homme dans l’amour gisant,
lacéré par ses vautours, les angoisses dévorantes,
ou celui que déchirent les affres d’autres passions.
Sisyphe existe aussi dans la vie, sous nos yeux
à demander au peuple faisceaux, haches cruelles,
il s’acharne et toujours s’en revient morne et vaincu.
Oui, demander un vain pouvoir qui n’est jamais donné
et supporter pour lui dure et constante fatigue,
c’est pousser à grand-peine en haut d’une montagne
un rocher qui pourtant du sommet toujours roule
et regagne aussitôt l’étendue de la plaine.
Et puis toujours repaître une âme ingrate de nature,
la remplir de bonnes choses sans jamais la satisfaire,
à l’instar des saisons dont le retour nous apporte
fruits et charmes divers sans que jamais pourtant
nous soyons comblés par les jouissances de la vie,
voilà, je crois, la fable des jeunes filles en fleur
occupées à verser de l’eau dans un vase percé
qu’aucun effort pourtant ne saurait remplir.
Cerbère et les Furies et le manque du jour
(...)
Tartare dont la gorge vomit d’horribles jets de flammes
qui nulle part n’existent et ne peuvent exister.
Mais il est dans la vie pour les forfaits insignes
insigne peur des châtiments, expiation du crime,
prison, effroyable chute du haut de la roche,
fouet, bourreaux, carcan, poix, lames rougies, brandons.
A défaut de ces peines, l’esprit, conscient de ses fautes,
d’anxiété se torture et s’inflige le fouet,
sans voir quel peut être le terme de ses maux,
quelle est finalement des châtiments la fin.
Il craint même que dans la mort ils ne s’aggravent !
Bref, c’est ici-bas que les sots vivent l’enfer.
(III, 978-1011)

Les dieux sont étrangers au monde

Tu ne peux croire non plus que le séjour des dieux,
leurs saintes demeures, soit dans une partie du monde.
Subtile en effet, bien éloignée de nos sens,
la nature des dieux est à peine vue par l’esprit.
Comme elle échappe au toucher, à l’emprise de nos mains,
elle ne peut rien atteindre de ce que nous touchons.
Le toucher en effet manque toujours à l’intangible.
Voilà pourquoi doivent aussi différer des nôtres
les demeures des dieux, subtiles comme leurs corps.
Plus tard je le prouverai amplement.
Dire qu’ils ont voulu agencer pour le bien des hommes
la belle nature du monde, en conséquence de quoi
il faut des dieux louanger le louable ouvrage,
le croire éternel, voué à l’immortalité,
dire qu’il est sacrilège de vouloir ébranler
les assises d’un édifice qu’au profit des mortels
l’antique raison des dieux sur l’éternité bâtit,
d’attaquer par des mots, de ruiner tout l’ensemble,
forger de tels arguments est folie, ô Memmius !
Aux bienheureux immortels, quel bénéfice
devrait donc dispenser notre gratitude
pour qu’ils entreprennent en notre faveur la moindre chose ?
Après tant d’années de repos, quel attrait nouveau
aurait pu leur donner le désir de changer leur vie ?
Pour jouir de la nouveauté, il faut évidemment
souffrir des temps anciens, mais, si l’on ignore la peine,
si le passé ne fut qu’une éternité de beaux jours,
pourquoi donc ce brûlant amour de nouveauté ?
Et quel mal serait-ce pour nous de n’être point créés ?
Croirais-je que la vie gisait dans le deuil et la nuit
avant que ne pointe l’aube de la création ?
Sans doute, une fois né, chacun veut-il en vie
demeurer tant que l’attrait du plaisir le retient.
Mais qui n’a point goûté à l’amour de la vie
et ne compta jamais au nombre des vivants,
en quoi souffrirait-il de n’être point créé ?
Le modèle du monde, la notion même des hommes,
d’où vinrent-ils s’inscrire pour que les dieux connaissent
et voient en leur esprit ce qu’ils voulaient faire ?
Comment ont-ils jamais connu la force des atomes,
les possibilités qu’offrent leurs transpositions
si la nature n’a pas fourni l’exemple de la création ?
Mais puisque tous ces principes, de mille manières
ébranlés par les chocs, emportés par leur poids,
depuis un temps infini n’ont cessé de se mouvoir,
de s’unir en tous sens, de tenter toutes les créations
que leurs combinaisons étaient capables de former,
il n’est pas étonnant qu’ils soient aussi tombés
en des ordonnances, aient pris des mouvements
comme ceux qui forment et renouvellent notre monde.
Même si j’ignorais la nature de ses principes,
d’après le système du ciel et bien d’autres choses,
j’oserais soutenir que le monde ne fut pas créé
divinement pour nous, si grand est son défaut.
De l’espace que l’immense élan du ciel englobe,
les montagnes, les forêts pleines de fauves occupent
une part dévorante, les rocs, les marais désolés,
la mer qui largement sépare les rives terrestres.
Près des deux tiers sont en outre soustraits aux mortels
par la chaleur torride et les gelées constantes.
Ce qui reste de champs, la nature le couvrirait
de broussailles si l’homme à sa force ne résistait
et pour vivre ne gémissait sur la lourde charrue
à labourer la terre, à peser toujours sur le soc.
Si, retournant à la charrue les glèbes fécondes,
ameublissant le sol, nous ne les faisions éclore,
les germes seuls ne pourraient surgir dans l’air limpide.
Parfois même ces fruits que tant d’efforts promettent,
quand par le monde enfin tout reverdit et fleurit,
le soleil éthéré les brûle d’excessive ardeur,
les averses brusques, le grésil les ravagent,
les vents en leurs trombes sauvages les entraînent.
Et l’engeance redoutable des animaux féroces
ennemie du genre humain sur la terre et les mers,
pourquoi la nature la nourrit-elle, pourquoi les saisons
portent les maladies, pourquoi rôde la mort précoce ?
Et l’enfant ? Comme un marin par les flots cruellement
rejeté, il gît par terre, nu, incapable de parler,
sans secours pour vivre, dès qu’aux rives du jour
la nature en travail hors du ventre maternel l’a vomi.
De vagissements lugubres il emplit l’espace,
justes plaintes quand la vie lui réserve tant de maux !
Les divers animaux, bétails et fauves, grandissent,
mais ils n’ont pas besoin de hochets ni des soins
d’une tendre nourrice au babil caressant,
de vêtements variant au gré des saisons ;
d’armes enfin, ni de hauts remparts ils n’ont besoin
pour défendre leurs biens : la terre, la nature inventive
enfantent pour eux tous toutes choses à foison.
(V, 146-234)

La notion des dieux ; la superstition

Maintenant, quelle cause répandit à travers les nations
les puissances divines, remplit les villes d’autels,
recueillit avec soin les rites solennels,
encore célébrés dans les grands États, les grands lieux,
d’où vient, encore implantée chez les mortels, la terreur
qui fait ériger des temples sur toute la terre
et contraint à les fréquenter aux jours de fête,
il n’est pas si difficile d’en donner la raison.
Alors déjà, les mortels voyaient en effet des dieux
les figures merveilleuses quand leur esprit veillait,
et plus encore en rêve les corps à la taille étonnante.
Ils leur attribuaient la sensibilité
parce qu’ils les voyaient se mouvoir, lancer des paroles
hautaines en accord avec leur beauté, leur grande force.
Ils leur prêtaient l’immortalité parce que leur visage
se présentait toujours et que sa forme demeurait,
mais aussi parce qu’ils étaient si vigoureux
qu’aucune force, pensaient-ils, ne pouvait les vaincre.
Ils pensaient aussi que leur sort était bien plus heureux
parce que la peur de la mort point ne les tourmentait
et qu’ils les voyaient en songe accomplir mille et une
prouesses merveilleuses sans éprouver fatigue aucune.
Et puis ils admiraient le système ordonné du ciel
et le cycle des diverses saisons de l’année,
dont ils ne pouvaient connaître les causes.
Le recours était donc de tout confier aux dieux
et de tout soumettre au signe de leur tête.
Dans le ciel ils placèrent demeures et séjours divins
parce que dans le ciel on voit rouler la nuit et la lune,
la lune, le jour et les ténèbres, les astres sévères de la nuit,
les flambeaux nocturnes du ciel, les flammes volantes,
les nues, le soleil, les pluies, neige, vent, éclairs et grêle,
les grondements soudains et les grands murmures de menace.
0 race infortunée des hommes, dès lors qu’elle prêta
de tels pouvoirs aux dieux et les dota d’un vif courroux !
Que de gémissements avez-vous enfantés pour vous-mêmes,
que de plaies pour nous, de larmes pour nos descendants !
La piété, ce n’est pas se montrer souvent voilé
et, tourné vers une pierre, s’approcher de tous les autels,
ni se prosterner à terre, tendre ses mains ouvertes
devant les temples des dieux, inonder leurs autels
du sang des quadrupèdes, aux vœux enchaîner les vœux,
la piété, c’est tout regarder l’esprit tranquille.
Or, quand nous levons les yeux vers les régions célestes
du grand monde, l’éther clouté d’étoiles brillantes,
et que nous pensons au cours du soleil et de la lune,
une angoisse en nos cœurs sous d’autres maux étouffée
se réveille et commence à redresser la tête
n’y aurait-il face à nous un pouvoir immense et divin
entraînant les rondes variées des astres candides ?
L’ignorance de la cause assaille notre esprit de doutes :
le monde eut-il une origine, aura-t-il une fin,
jusques à quand les murailles du monde pourront-elles
supporter la fatigue d’un mouvement inquiet
ou, dotées par les dieux d’une vie éternelle,
glisseront-elles toujours sous la traction du temps,
bravant les violents assauts des siècles immenses ?
Et quel homme par la crainte des dieux n’a le cœur
serré, tous les membres contractés de frayeur
quand la terre tremble et brûle d’un coup de foudre terrifiant
et que des grondements parcourent le vaste ciel ?
Ne voit-on peuples et nations trembler, rois despotiques
frappés de crainte religieuse et tout paralysés
à l’idée que pour un acte vil, une fière parole,
voici désormais l’heure accablante du châtiment ?
Quand les vents déchaînent leur fureur sur la mer,
balayant à travers les flots les puissantes légions
et leurs troupes d’éléphants, le commandant de l’escadre
n’invoque-t-il la paix des dieux, oui, plein d’effroi,
n’implore-t-il une accalmie et des vents favorables ?
En vain, puisque saisi par un fort tourbillon
au gouffre de la mort il n’en est pas moins jeté
tant quelque force obscure broie les destinées humaines,
renverse sous nos yeux les glorieux faisceaux,
les haches cruelles, jouets de son caprice.
Enfin, quand sous nos pieds la terre entière vacille,
quand les villes ébranlées tombent, menacent ruine,
comment s’étonner si les mortels s’humilient,
abandonnant le monde au grand pouvoir des dieux,
à leur force étonnante pour qu’ils gouvernent tout ?
(V, 1161-1240)

Lucrèce, De la Nature, I, 80-101 ; II, 1090-1104 ; III, 978-1023 ; V, 146-234, 1161-1240, trad. Kany-Turpin.