Les grandes directions de l’évolution de la vie : torpeur, intelligence, instinct (L’évolution créatrice, chap. 2)
Ainsi, par des chemins différents, nous sommes conduits à la même conclusion. L’évolution des Arthropodes aurait atteint son point culminant avec l’Insecte et en particulier avec les Hyménotpères, comme celle des Vertébrés avec l’homme. Maintenant, si l’on remarque que nulle part l’instinct n’est aussi développé que dans le monde des Insectes, et que dans aucun groupe d’Insectes il n’est aussi merveilleux que chez les Hyménoptères, on pourra dire que toute l’évolution du règne animal, abstraction faite des reculs vers la vie végétative, s’est accomplie sur deux voies divergentes dont l’une allait à l’instinct et l’autre à l’intelligence.
Torpeur végétative, instinct et intelligence, voila donc enfin les éléments qui coïncidaient dans l’impulsion vitale commune aux plantes et aux animaux, et qui, au cours d’un développement où ils se manifestèrent dans les formes les plus imprévues, se dissocièrent par le seul fait de leur croissance. L’erreur capitale, celle qui, se transmettant depuis Aristote, a vicié la plupart des philosophies de la nature, est de voir dans la vie végétative, dans la vie instinctive et dans la vie raisonnable trois degrés successifs d’une même tendance qui se développe, alors que ce sont trois directions divergentes d’une activité qui s’est scindée en grandissant. La différence entre elles n’est pas une différence d’intensité, ni plus généralement de degré, mais de nature. .
Il importe d’approfondir ce point. De la vie végétale et de la vie animale, nous avons vu comment elles se complètent et comment elles s’opposent. Il s’agit maintenant de montrer que l’intelligence et l’instinct, eux aussi, s’opposent et se complètent. Mais disons d’abord pourquoi l’on est tenté d’y voir des activités dont la première serait supérieure à la seconde et s’y superposerait, alors qu’en réalité ce ne sont pas choses de même ordre, ni qui se soient succédé l’une à l’autre, ni auxquelles on puisse assigner des rangs.
C’est qu’intelligence et instinct, ayant commencé par s’entrepénétrer, conservent quelque chose de leur origine commune. Ni l’un ni l’autre ne se rencontrent jamais à l’état pur. Nous disions que, dans la plante, peuvent se réveiller la conscience et la mobilité de l’animal qui se sont endormies chez elle, et que l’animal vit sous la menace constante d’un aiguillage sur la vie végétative. Les deux tendances de la plante et de l’animal se pénétraient si bien d’abord qu’il n’y a jamais eu rupture complète entre elles : l’une continue à hanter l’autre ; partout nous les trouvons mêlées ; c’est la proportion qui diffère. Ainsi pour l’intelligence et l’instinct. Il n’y a pas d’intelligence où l’on ne découvre des traces d’instinct, pas d’instinct surtout qui ne soit entouré d’une frange d’intelligence. C’est cette frange d’intelligence qui a été cause de tant de méprises. De ce que l’instinct est toujours plus ou moins intelligent, on a conclu qu’intelligence et instinct sont choses de même ordre, qu’il n’y a entre eux qu’une différence de complication ou de perfection, et surtout que l’un des deux est exprimable en termes de l’autre. En réalité, ils ne s’accompagnent que parce qu’ils se complètent, et ils ne se complètent que parce qu’ils sont différents, ce qu’il y a d’instinctif dans l’instinct étant de sens opposé à ce qu’il y a d’intelligent dans l’intelligence.
On ne s’étonnera pas si nous insistons sur ce point. Nous le tenons pour capital.
Disons d’abord que les distinctions que nous allons faire seront trop tranchées, précisément parce que nous voulons définir de l’instinct ce qu’il a d’instinctif et de l’intelligence ce qu’elle a d’intelligent, alors que tout instinct concret est mélangé d’intelligence, comme toute intelligence réelle est pénétrée d’instinct. De plus, ni l’intelligence ni l’instinct ne se prêtent à des définitions rigides ; ce sont des tendances et non pas des choses faites. Enfin il ne faudra pas oublier que, dans le présent chapitre, nous considérons l’intelligence et l’instinct au sortir de la vie qui les dépose le long de son parcours. Or, la vie manifestée par un organisme est, à nos yeux, un certain effort pour obtenir certaines choses de la matière brute. On ne s’étonnera donc pas si c’est la diversité de cet effort qui nous frappe dans l’instinct et dans l’intelligence, et si nous voyons dans ces deux formes de l’activité psychique, avant tout, deux méthodes différentes d’action sur la matière inerte. Cette manière un peu étroite de les envisager aura l’avantage de nous fournir un moyen objectif de les distinguer. En revanche, elle ne nous donnera de l’intelligence en général, et de l’instinct en général, que la position moyenne au-dessus et au-dessous de laquelle ils oscillent constamment tous deux. C’est pourquoi l’on ne devra voir dans ce qui va suivre qu’un dessin schéma. tique, où les contours respectifs de l’intelligence et de l’instinct seront plus accusés qu’il ne le faut, et où nous aurons négligé l’estompage qui vient, tout à la fois, de l’indécision de chacun d’eux et de leur empiétement réciproque l’un sur l’autre. En un sujet aussi obscur, on ne saurait faire un trop grand effort vers la lumière. Il sera toujours aisé de rendre ensuite les formes plus floues, de corriger ce que le dessin aurait de trop géométrique, enfin de substituer à la raideur d’un schéma la souplesse de la vie.
A quelle date faisons-nous remonter l’apparition de l’homme sur la terre ? Au temps où se fabriquèrent les premières armes, les premiers outils. On n’a pas oublié la querelle mémorable qui s’éleva autour de la découverte de Boucher de Perthes dans la carrière de Moulin-Quignon. La question était de savoir si l’on avait affaire à des haches véritables ou à des fragments de silex brisés accidentellement. Mais que, si c’étaient des hachettes, on fût bien en présence d’une intelligence, et plus particulièrement de l’intelligence humaine, personne un seul instant n’en douta. Ouvrons, d’autre part, un recueil d’anecdotes sur l’intelligence des animaux. Nous verrons qu’à côté de beaucoup d’actes explicables par l’imitation, ou par l’association automatique des images, il en est que nous n’hésitons pas à déclarer intelligents ; en première ligne figurent ceux qui témoignent d’une pensée de fabrication, soit que l’animal arrive à façonner lui-même un instrument grossier, soit qu’il utilise à son profit un objet fabriqué par l’homme. Les animaux qu’on classe tout de suite après l’homme au point de vue de l’intelligence, les Singes et les Éléphants, sont ceux qui savent employer, à l’occasion, un instrument artificiel. Au-dessous d’eux, mais non pas très loin d’eux, on mettra ceux qui reconnaissent un objet fabriqué : par exemple le Renard, qui sait fort bien qu’un piège est un piège. Sans doute, il y a intelligence partout où il y a inférence ; mais l’inférence. qui consiste en un fléchissement de l’expérience passée dans le sens de l’expérience présente, est déjà un commencement d’invention. L’invention devient complète quand elle se matérialise en un instrument fabriqué. C’est là que tend l’intelligence des animaux, comme à un idéal. Et si, d’ordinaire, elle, n’arrive pas encore à façonner des objets artificiels et à s’en servir, elle s’y prépare par les variations mêmes qu’elle exécute sur les instincts fournis par la nature. En ce qui concerne l’intelligence humaine, on n’a pas assez remarqué que l’invention mécanique a d’abord été sa démarche essentielle, qu’aujourd’hui encore notre vie sociale gravite autour de la fabrication et de l’utilisation d’instruments artificiels, que les inventions qui jalonnent la route du progrès en ont aussi tracé la direction. Nous avons de la peine à nous en apercevoir, parce que les modifications de l’humanité retardent d’ordinaire sur les transformations de son outillage. Nos habitudes individuelles et même sociales survivent assez longtemps aux circonstances pour lesquelles elles étaient faites, de sorte que les effets profonds d’une invention se font remarquer lorsque nous en avons déjà perdu de vue la nouveauté. Un siècle a passé depuis l’invention de la machine à vapeur, et nous commençons seulement à ressentir la secousse profonde qu’elle nous a donnée. La révolution qu’elle a opérée dans l’industrie n’en a pas moins bouleversé les relations entre les hommes. Des idées nouvelles se lèvent. Des sentiments nouveaux sont en voie d’éclore. Dans des milliers d’années, quand le recul du passé n’en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et nos révolutions compteront pour peu de chose, à supposer qu’on s’en souvienne encore ; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée ; elle servira à définir un âge. Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et, d’en varier indéfiniment la fabrication.
Maintenant, un animal inintelligent possède-t-il aussi des outils ou des machines ? Oui, certes, mais ici l’instrument fait partie du corps qui l’utilise. Et, correspondant à cet instrument, il y a un instinct qui sait s’en servir. Sans doute il s’en faut que tous les instincts consistent dans une faculté naturelle d’utiliser un mécanisme inné. Une telle définition ne s’appliquerait pas aux instincts que Romanes a appelés « secondaires », et plus d’un instinct « primaire » y échapperait. Mais cette définition de l’instinct, comme celle que nous donnons provisoirement de l’intelligence, détermine tout au moins la limite idéale vers laquelle s’acheminent les formes très nombreuses de l’objet défini. On a bien souvent fait remarquer que la plupart des instincts sont le prolongement, ou mieux l’achèvement, du travail d’organisation lui-même. Où commence l’activité de l’instinct ? où finit celle de la nature ? On ne saurait le dire. Dans les métamorphoses de la larve en nymphe et en insecte parfait, métamorphoses qui exigent souvent, de la part de la larve, des démarches appropriées et une espèce d’initiative, il n’y a pas de ligne de démarcation tranchée entre l’instinct de l’animal et le travail organisateur de la matière vivante. On pourra dire, à volonté, que l’instinct organise les instruments dont il va se servir, ou que l’organisation se prolonge dans l’instinct qui doit utiliser l’organe. Les plus merveilleux instincts de l’Insecte ne font que développer en mouvements sa structure spéciale, à tel point que, là où la vie sociale divise le travail entre les individus et leur impose ainsi des instincts différents, on observe une différence correspondante de structure : on connaît le polymorphisme des Fourmis, des Abeilles, des Guêpes et de certains Pseudonévroptères. Ainsi, à ne considérer que les cas limites où l’on assiste au triomphe complet de l’intelligence et de l’instinct, on trouve entre eux une différence essentielle : l’instinct achevé est une faculté d’utiliser et même de construire des instruments organisés ; l’intelligence achevée est la faculté de fabriquer et d’employer des instruments inorganisés.
Les avantages et les inconvénients de ces deux modes d’activité sautent aux yeux. L’instinct trouve à sa portée l’instrument approprié : cet instrument, qui se fabrique et se répare lui-même, qui présente, comme toutes les œuvres de la nature, une complexité de détail infinie et une simplicité de fonctionnement merveilleuse, fait tout de suite, au moment voulu, sans difficulté, avec une perfection souvent admirable, ce qu’il est appelé à faire. En revanche, il conserve une structure à peu près invariable, puisque sa modification ne va pas sans une modification de l’espèce. L’instinct est donc nécessairement spécialisé, n’étant que l’utilisation, pour un objet déterminé, d’un instrument déterminé. Au contraire, l’instrument fabriqué intelligemment est un instrument imparfait. Il ne s’obtient qu’au prix d’un effort. Il est presque toujours d’un maniement pénible. Mais, comme il est fait d’une matière inorganisée, il peut prendre une forme quelconque, servir à n’importe quel usage, tirer l’être vivant de toute difficulté nouvelle qui surgit et lui conférer un nombre illimité de pouvoirs. Inférieur à l’instrument naturel pour la satisfaction des besoins immédiats, il a d’autant plus d’avantage sur celui-ci que le besoin est moins pressant. Surtout, il réagit sur la nature de l’être qui l’a fabriqué, car, en l’appelant à exercer une nouvelle fonction, il lui confère, pour ainsi dire, une organisation plus riche, étant un organe artificiel qui prolonge l’organisme naturel. Pour chaque besoin qu’il satisfait, il crée un besoin nouveau, et ainsi, au lieu de fermer, comme l’instinct, le cercle d’action où l’animal va se mouvoir automatiquement, il ouvre à cette activité un champ indéfini où il la pousse de plus en plus loin et la fait de plus en plus libre. Mais cet avantage de l’intelligence sur l’instinct n’apparaît que tard, et lorsque l’intelligence, ayant porté la fabrication à son degré supérieur de puissance, fabrique déjà des machines à fabriquer. Au début, les avantages et les inconvénients de l’instrument fabriqué et de l’instrument naturel se balancent si bien qu’il est difficile de dire lequel des deux assurera à l’être vivant un plus grand empire sur la nature.
On peut conjecturer qu’ils commencèrent par être impliqués l’un dans l’autre, que l’activité psychique originelle participa des deux à la fois, et que, si l’on remontait assez haut dans le passé, on trouverait des instincts plus rapprochés de l’intelligence que ceux de nos Insectes, une intelligence plus voisine de l’instinct que celle de nos Vertébrés : intelligence et instinct élémentaires d’ailleurs, prisonniers d’une matière qu’ils n’arrivent pas à dominer. Si la force immanente à la vie était une force illimitée, elle eût peut-être développé indéfiniment dans les mêmes organismes l’instinct et l’intelligence. Mais tout paraît indiquer que cette force est finie, et qu’elle s’épuise assez vite en se manifestant. Il lui est difficile d’aller loin dans plusieurs directions à la fois. Il faut qu’elle choisisse. Or, elle a le choix entre deux manières d’agir sur la matière brute. Elle peut fournir cette action immédiatement en se créant un instrument organisé avec lequel elle travaillera ; ou bien elle peut la donner médiatement dans un organisme qui, au lieu de posséder naturellement l’instrument requis, le fabriquera lui-même en façonnant la matière inorganique. De là l’intelligence et l’instinct, qui divergent de plus en plus en se développant, mais qui ne se séparent jamais tout à fait l’un de l’autre. D’un côté, en effet, l’instinct le plus parfait de l’Insecte s’accompagne de quelques lueurs d’intelligence, ne fût-ce que dans le choix du lieu, du moment et des matériaux de la construction : quand, par extraordinaire, des Abeilles nidifient à l’air libre, elles inventent des dispositifs nouveaux et véritablement intelligents pour s’adapter à ces conditions nouvelles. Mais, d’autre part, l’intelligence a encore plus besoin de l’instinct que l’instinct de l’intelligence, car façonner la matière brute suppose déjà chez l’animal un degré supérieur d’organisation, où il n’a pu s’élever que sur les ailes de l’instinct. Aussi, tandis que la nature a évolué franchement vers l’instinct chez les Arthropodes, nous assistons, chez presque tous les Vertébrés, à la recherche plutôt qu’à l’épanouissement de l’intelligence. C’est encore l’instinct qui forme le substrat de leur activité psychique, mais l’intelligence est là, qui aspire à le supplanter. Elle n’arrive pas à inventer des instruments : du moins s’y essaie-t-elle en exécutant le plus de variations possible sur l’instinct, dont elle voudrait se passer. Elle ne prend tout à fait possession d’elle-même que chez l’homme, et ce triomphe s’affirme par l’insuffisance même des moyens naturels dont l’homme dispose pour se défendre contre ses ennemis, contre le froid et la faim. Cette insuffisance, quand on cherche à en déchiffrer le sens, acquiert la valeur d’un document préhistorique : c’est le congé définitif que l’instinct reçoit de l’intelligence.
Il n’en est pas moins vrai que la nature a dû hésiter entre deux modes d’activité psychique, l’un assuré du succès immédiat, mais limité dans ses effets, l’autre aléatoire, mais dont les conquêtes, s’il arrivait à l’indépendance, pouvaient s’étendre indéfiniment. Le plus grand succès fut d’ailleurs remporté, ici encore, du côté où était le plus gros risque. Instinct et intelligence représentent donc deux solutions divergentes, également élégantes, d’un seul et même problème.
De là, il est vrai, des différences profondes de structure interne entre l’instinct et l’intelligence. Nous n’insisterons que sur celles qui intéressent notre présente étude. Disons donc que l’intelligence et l’instinct impliquent deux espèces de connaissance radicalement différentes. Mais quelques éclaircissements sont d’abord nécessaires au sujet de la conscience en général.
On s’est demandé jusqu’à quel point l’instinct est conscient. Nous répondrons qu’il y a ici une multitude de différences et de degrés, que l’instinct est plus ou moins conscient dans certains cas, inconscient dans d’autres. La plante, comme nous le verrons, a des instincts : il est douteux que ces instincts s’accompagnent chez elle de sentiment. Même chez l’animal, on ne trouve guère d’instinct complexe qui ne soit inconscient dans une partie au moins de ses démarches. Mais il faut signaler ici une différence, trop peu remarquée, entre deux espèces d’inconscience, celle qui consiste en une conscience nulle et celle qui provient d’une conscience annulée. Conscience nulle et conscience annulée sont toutes deux égales à zéro ; mais le premier zéro exprime qu’il n’y a rien, le second qu’on a affaire à deux quantités égales et de sens contraire qui se compensent et se neutralisent. L’inconscience d’une pierre qui tombe est une conscience nulle : la pierre n’a aucun, sentiment de sa chute. En est-il de même de l’inconscience de l’instinct dans les cas extrêmes où l’instinct est inconscient ? Quand nous accomplissons machinalement une action habituelle, quand le somnambule joue automatiquement son rêve, l’inconscience peut être absolue ; mais elle tient, cette fois, à ce que la représentation de l’acte est tenue en échec par l’exécution de l’acte lui-même, lequel est si parfaitement semblable à la représentation et s’y insère si exactement qu’aucune conscience ne peut plus déborder. La représentation est bouchée par l’action. La preuve en est que, si l’accomplissement de l’acte est arrêté ou entravé par un obstacle, la conscience peut surgir. Elle était donc là, mais neutralisée par l’action qui remplissait la représentation. L’obstacle n’a rien créé de positif ; il a simplement fait un vide, il a pratiqué un débouchage. Cette inadéquation de l’acte à la représentation est précisément ici ce que nous appelons conscience.
En approfondissant ce point, on trouverait que la conscience est la lumière immanente à la zone d’actions possibles ou d’activité virtuelle qui entoure l’action effectivement accomplie par l’être vivant. Elle signifie hésitation ou choix. Là où beaucoup d’actions également possibles se dessinent sans aucune action réelle (comme dans une délibération qui n’aboutit pas), la conscience est intense. Là où l’action réelle est la seule action possible (comme dans l’activité du genre somnambulique ou plus généralement automatique), la conscience devient nulle. Représentation et connaissance n’en existent pas moins dans ce dernier cas, s’il est avéré qu’on y trouve un ensemble de mouvements systématisés dont le dernier est déjà préformé dans le premier, et que la conscience pourra d’ailleurs en jaillir au choc d’un obstacle. De ce point de vue, on définirait la conscience de l’être vivant une différence arithmétique entre l’activité virtuelle et l’activité réelle. Elle mesure l’écart entre la représentation et l’action.
On peut dès lors présumer que l’intelligence sera plutôt orientée vers la conscience, l’instinct vers l’inconscience. Car, là où l’instrument à manier est organisé par la nature, le point d’application fourni par la nature, le résultat à obtenir voulu par la nature, une faible part est laissée au choix : la conscience inhérente à la représentation sera donc contre-balancée, au fur et à mesure qu’elle tendrait à se dégager, par l’accomplissement de l’acte, identique à la représentation, qui lui fait contrepoids. Là où elle apparaît, elle éclaire moins l’instinct lui-même que les contrariétés auxquelles l’instinct est sujet : c’est le déficit de l’instinct, la distance de l’acte à l’idée, qui deviendra conscience ; et la conscience ne sera alors qu’un accident. Elle ne souligne essentiellement que la démarche initiale de l’instinct, celle qui déclenche toute la série des mouvements automatiques. Au contraire, le déficit est l’état normal de l’intelligence. Subir des contrariétés est son essence même. Ayant pour fonction primitive de fabriquer des instruments inorganisés, elle doit, à travers mille difficultés, choisir pour ce travail le Feu et le moment, la forme et la matière. Et elle ne peut se satisfaire entièrement, parce que toute satisfaction nouvelle crée de nouveaux besoins. Bref, si l’instinct et l’intelligence enveloppent, l’un et l’autre, des connaissances, la connaissance est plutôt jouée et inconsciente dans le cas de l’instinct, plutôt pensée et consciente dans le cas de l’intelligence. Mais c’est là une différence de degré plutôt que de nature. Tant qu’on ne s’attache qu’à la conscience, on ferme les yeux sur ce qui est, au point de vue psychologique, la différence capitale entre l’intelligence et l’instinct.
Pour arriver à la différence essentielle, il faut, sans s’arrêter à la lumière plus ou moins vive qui éclaire ces deux formes de l’activité intérieure, aller tout droit aux deux objets, profondément distincts l’un de l’autre, qui en sont les points d’application.
Quand I’Oestre du Cheval dépose ses oeufs sur les jambes ou sur les épaules de l’animal, il agit comme s’il savait que sa larve doit se développer dans l’estomac du cheval, et que le cheval, en se léchant, transportera la larve naissante dans son tube digestif. Quand un Hyménoptère paralyseur va frapper sa victime aux points précis où se trouvent des centres nerveux, de manière à l’immobiliser sans la tuer, il procède comme ferait un savant entomologiste, doublé d’un chirurgien habile. Mais que ne devrait pas savoir le petit Scarabée dont on a si souvent raconté l’histoire, le Sitaris ? Ce Coléoptère dépose ses oeufs à l’entrée des galeries souterraines que creuse une espèce d’Abeille, l’Anthophore. La larve du Sitaris, après une longue attente, guette l’Anthophore mâle au sortir de la galerie, se cramponne à elle, y reste attachée jusqu’au « vol nuptial » ; là, elle saisit l’occasion de passer du mâle à la femelle, et attend tranquillement que celle-ci ponde ses oeufs. Elle saute alors sur l’œuf, qui va lui servir de support dans le miel, dévore l’œuf en quelques jours, et, installée sur la coquille, subit sa première métamorphose. Organisée maintenant pour flotter sur le miel, elle consomme cette provision de nourriture et devient nymphe, puis insecte parfait. Tout se passe comme si la larve du Sitaris, dès son éclosion, savait que l’Anthophore mâle sortira de la galerie d’abord, que le vol nuptial lui fournira le moyen de se transporter sur la femelle, que celle-ci la conduira dans un magasin de miel capable de l’alimenter quand elle se sera transformée, que, jusqu’à cette transformation, elle aura dévoré peu à peu l’œuf de l’Anthophore, de manière à se nourrir, à se soutenir à la surface du miel, et aussi à supprimer le rival qui serait sorti de l’œuf. Et tout se passe également comme si le Sitaris lui-même savait que sa larve saura toutes ces choses. La connaissance, si connaissance il y a, n’est qu’implicite. Elle s’extériorise en démarches précises au lieu de s’intérioriser en conscience. Il n’en est pas moins vrai que la conduite de l’Insecte dessine la représentation de choses déterminées, existant ou se produisant en des points précis de l’espace et du temps, que l’Insecte connaît sans les avoir apprises.
Maintenant, si nous envisageons du même point de vue l’intelligence, nous trouvons qu’elle aussi connaît certaines choses sans les avoir apprises. Mais ce sont des connaissances d’un ordre bien différent. Nous ne voudrions pas ranimer ici la vieille querelle des philosophes au sujet de l’innéité. Bornons-nous donc à enregistrer le point sur lequel tout le monde est d’accord, à savoir que le petit enfant comprend immédiatement des choses que l’animal ne comprendra jamais, et qu’en ce sens l’intelligence, comme l’instinct, est une fonction héréditaire, partant innée. Mais cette intelligence innée, quoiqu’elle soit une faculté de connaître, ne connaît aucun objet en particulier. Quand le nouveau-né cherche pour la première fois le sein de sa nourrice, témoignant ainsi qu’il a la connaissance (inconsciente, sans doute) d’une chose qu’il n’a jamais vue, on dira, précisément parce que la connaissance innée est ici celle d’un objet déterminé, que c’est de l’instinct et non pas de l’intelligence. L’intelligence n’apporte donc la connaissance innée d’aucun objet. Et pourtant, si elle ne connaissait rien naturellement, elle n’aurait rien d’inné. Que peut-elle donc connaître, elle qui ignore toutes choses ? - A côté des choses, il y a les rapports. L’enfant qui vient de naître ne connaît ni des objets déterminés ni une propriété déterminée d’aucun objet ; mais, le jour où l’on appliquera devant lui une propriété à un objet, une épithète à un substantif, il comprendra tout de suite ce que cela veut dire. La relation de l’attribut au sujet est donc saisie par lui naturellement. Et l’on en dirait autant de la relation générale que le verbe exprime, relation si immédiatement conçue par l’esprit que le langage peut la sous-entendre, comme il arrive dans les langues rudimentaires qui n’ont pas de verbe. L’intelligence fait donc naturellement usage des rapports d’équivalent à équivalent, de contenu à contenant, de cause à effet, etc., qu’implique toute phrase où il y a un sujet, un attribut, un verbe, exprimé ou sous-entendu. Peut-on dire qu’elle ait la connaissance innée de chacun de ces rapports en particulier ? C’est affaire aux logiciens de chercher si ce sont là autant de relations irréductibles, ou si l’on ne pourrait pas les résoudre en relations plus générales encore. Mais, de quelque manière qu’on effectue l’analyse de la pensée, on aboutira toujours a un ou à plusieurs cadres généraux, dont l’esprit possède la connaissance innée puisqu’il en fait un emploi naturel. Disons donc que si l’on envisage dans l’instinct et dans l’intelligence ce qu’ils renferment de connaissance innée, on trouve que cette connaissance innée porte dans le premier cas sur des choses et dans le second sur des rapports.
Les philosophes distinguent entre la matière de notre connaissance et sa forme. La matière est ce qui est donné par les facultés de perception, prises à l’état brut. La forme est l’ensemble des rapports qui s’établissent entre ces matériaux pour constituer une connaissance systématique. La forme, sans matière, peut-elle être déjà l’objet d’une connaissance ? Oui, sans doute, à condition que cette connaissance ressemble moins à une chose possédée qu’à une habitude contractée, moins à un état qu’à une direction ; ce sera, si l’on veut, un certain pli naturel de l’attention. L’écolier, qui sait qu’on va lui dicter une fraction, tire une barre, avant de savoir ce que seront le numérateur et le dénominateur ; il a donc présente à l’esprit la relation générale entre les deux termes, quoiqu’il ne connaisse aucun d’eux ; il connaît la forme sans la matière. Ainsi pour les cadres, antérieurs à toute expérience, où notre expérience vient s’insérer. Adoptons donc ici les mots consacrés par l’usage. Nous donnerons de la distinction entre l’intelligence et l’instinct cette formule plus précise : l’intelligence, dans ce qu’elle a d’inné, est la connaissance d’une forme, l’instinct implique celle d’une matière.
De ce second point de vue, qui est celui de la connaissance et non plus de l’action, la force immanente à la vie en général nous apparaît encore comme un principe limité, en lequel coexistent et se pénètrent réciproquement, au début, deux manières différentes, et même divergentes, de connaître. La première atteint immédiatement, dans leur matérialité même, des objets déterminés. Elle dit :« voici ce qui est ». La seconde n’atteint aucun objet en particulier ; elle n’est qu’une puissance naturelle de rapporter un objet à un objet, ou une partie à une partie, ou un aspect à un aspect, enfin de tirer des conclusions quand on possède des prémisses et d’aller de ce qu’on a appris à ce qu’on ignore. Elle ne dit plus « ceci est » ; elle dit seulement que si les conditions sont telles, tel sera le conditionné. Bref, la première connaissance, de nature instinctive, se formulerait dans ce que les philosophes appellent des propositions catégoriques, tandis que la seconde, de nature intellectuelle, s’exprime toujours hypothétiquement. De ces deux facultés, la première semble d’abord bien préférable à l’autre. Et elle le serait en effet, si elle s’étendait à un nombre indéfini d’objets. Mais, en fait, elle ne s’applique jamais qu’à un objet spécial, et même à une partie restreinte de cet objet. Du moins en a-t-elle la connaissance intérieure et pleine, non pas explicite, mais impliquée dans l’action accomplie. La seconde, au contraire, ne possède naturellement qu’une connaissance extérieure et vide, mais, par là même, elle a l’avantage d’apporter un cadre où une infinité d’objets pourront trouver place tour à tour. Tout se passe comme si la force qui évolue à travers les formes vivantes, étant une force limitée, avait le choix, dans le domaine de la connaissance naturelle ou innée, entre deux espèces de limitation, l’une portant sur l’extension de la connaissance, l’autre sur sa compréhension. Dans le premier cas, la connaissance pourra être étoffée et pleine, mais elle se restreindra alors à un objet déterminé ; dans le second, elle ne limite plus son objet, mais c’est parce qu’elle ne contient plus rien, n’étant qu’une forme sans matière. Les deux tendances, d’abord impliquées l’une dans l’autre, ont dû se séparer pour grandir. Elles sont allées, chacune de son côté, chercher fortune dans le monde. Elles ont abouti à l’instinct et à l’intelligence.
Tels sont donc les deux modes divergents de connaissance par lesquels l’intelligence et l’instinct devront se définir, si c’est au point de vue de la connaissance qu’on se place, et non plus de l’action. Mais connaissance et action ne sont ici que deux aspects d’une seule et même faculté. Il est aisé de voir, en effet, que la seconde définition n’est qu’une nouvelle forme de la première.
Si l’instinct est, par excellence, la faculté d’utiliser un instrument naturel organisé, il doit envelopper la connaissance innée (virtuelle ou inconsciente, il est vrai) et de cet instrument et de l’objet auquel il s’applique. L’instinct est donc la connaissance innée d’une chose. Mais l’intelligence est la faculté de fabriquer des instruments inorganisés, c’est-à-dire artificiels. Si, par elle, la nature renonce à doter l’être vivant de l’instrument qui lui servira, c’est pour que l’être vivant puisse, selon les circonstances, varier sa fabrication. La fonction essentielle de l’intelligence sera donc de démêler, dans des circonstances quelconques, le moyen de se tirer d’affaire. Elle cherchera ce qui peut le mieux servir, c’est-à-dire s’insérer dans le cadre pro. posé. Elle portera essentiellement sur les relations entre la situation donnée et les moyens de l’utiliser. Ce qu’elle aura donc d’inné, c’est la tendance à établir des rapports, et cette tendance implique la connaissance naturelle de certaines relations très générales, véritable étoffe que l’activité propre à chaque intelligence taillera en relations plus particulières. Là où l’activité est orientée vers la fabrication, la connaissance porte donc nécessairement sur des rapports. Mais cette connaissance toute formelle de l’intelligence a sur la connaissance matérielle de l’instinct un incalculable avantage. Une forme, justement parce qu’elle est vide, peut être remplie tour à tour, à volonté, par un nombre indéfini de choses, même par celles qui ne servent à rien. De sorte qu’une connaissance formelle ne se limite pas à ce qui est pratiquement utile, encore que ce soit en vue de l’utilité pratique qu’elle a fait son apparition dans le monde. Un être intelligent porte en lui de quoi se dépasser lui-même.
Il se dépassera cependant moins qu’il ne le voudrait, moins aussi qu’il ne s’imagine le faire. Le caractère purement formel de l’intelligence la prive du lest dont elle aurait besoin pour se poser sur les objets qui seraient du plus puissant intérêt pour la spéculation. L’instinct, au contraire, aurait la matérialité voulue, mais il est incapable d’aller chercher son objet aussi loin : il ne spécule pas. Nous touchons au point qui intéresse le plus notre présente recherche. La différence que nous allons signaler entre l’instinct et l’intelligence est celle que toute notre analyse tendait à dégager. Nous la formulerions ainsi : Il y a des choses que l’intelligence seule est capable de chercher, mais que, par elle-même, elle ne trouvera jamais. Ces choses, l’instinct seul les trouverait ; mais il ne les cherchera jamais.