Lettre à Joseph Bloch sur le matérialisme historique

9 mars 2010

Cher Monsieur,

Votre lettre du 3 de ce mois m’a suivi à Folkestone, mais comme je n’avais pas le livre en question, je n’ai pu y répondre. Rentré chez moi le 12, j’y ai trouvé un tel amoncellement de travail pressant que j’en viens seulement aujourd’hui à vous écrire quelques lignes. Cela pour vous expliquer mon retard en vous priant de m’excuser.

En ce qui concerne le point I. Vous verrez tout d’abord à la page 19 de L’Origine [1] que le processus de développement de la famille punaluenne y est représenté comme si lent qu’à Hawaï, en ce siècle même, il y eut dans la famille royale des mariages entre frère et sœur (nés d’une même mère). Et dans toute l’Antiquité, nous trouvons des exemples de mariages entre frères et soeurs, par exemple chez les Ptoléméens. Mais il faut ensuite faire la différence entre frères et soeurs par leur mère ou seulement par leur père ; le grec "adelphos", "adelphè [2]" vient de "delphos", utérus, et signifie donc à l’origine seulement frères et soeurs utérins. Et, de la période du matriarcat, s’est maintenu longtemps encore le sentiment que les enfants d’une même mère, même de pères différents, étaient plus proches parents que les enfants d’un même père, mais de mères différentes. La forme de la famille punaluenne exclut seulement les mariages entre les premiers, mais pas du tout entre ces derniers, qui selon les représentations d’alors ne sont même pas parents du tout (puisque c’est le droit maternel qui règne). Il est exact, autant que je sache, que les cas de mariage entre frères et soeurs qui apparaissent dans l’antiquité grecque se limitent, ou bien à des cas où les personnes ont des mères différentes, ou bien encore à des cas où ce fait n’est pas connu et n’est donc pas exclu non plus, et qui ne contredisent donc absolument pas l’usage punaluen. Ce que vous avez précisément omis de considérer, c’est qu’entre l’époque punaluenne et la monogamie grecque, il y a le saut du matriarcat au patriarcat qui transforme la chose de façon importante.

D’après les Antiquités helléniques de Wachsmuth [3], il n’y a à l’époque héroïque de la Grèce “ pas trace de scrupules concernant une parenté trop étroite des époux, à l’exception des rapports entre parents et enfants ” (II° partie, p. 157). “ Un mariage avec sa propre sœur n’était pas choquant en Crète ” (Ib., p. 170). Cette dernière affirmation selon Strabon, livre X, mais je ne peux, pour l’instant, retrouver le passage par suite de la mauvaise division en chapitres [4]. Par propre sœur, j’entends jusqu’à preuve du contraire des sœurs par le père.

D’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi n’avons jamais affirmé davantage. Si, ensuite, quelqu’un torture cette proposition pour lui faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde. La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure – les formes politiques de la lutte de classes et ses résultats, – les Constitutions établies une fois la bataille gagnée par la classe victorieuse, etc., – les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des participants, théories politiques, juridiques, philosophiques, conceptions religieuses et leur développement ultérieur en systèmes dogmatiques, exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et, dans beaucoup de cas, en déterminent de façon prépondérante la forme. Il y a action et réaction de tous ces facteurs au sein desquels le mouvement économique finit par se frayer son chemin comme une nécessité à travers la foule infinie de hasards (c’est-à-dire de choses et d’événements dont la liaison intime entre eux est si lointaine ou si difficile à démontrer que nous pouvons la considérer comme inexistante et la négliger). Sinon, l’application de la théorie à n’importe quelle période historique serait, ma foi, plus facile que la résolution d’une simple équation du premier degré.

Nous faisons notre histoire nous-mêmes, mais, tout d’abord, avec des prémisses et dans des conditions très déterminées. Entre toutes, ce sont les conditions économiques qui sont finalement déterminantes. Mais les conditions politiques, etc., voire même la tradition qui hante les cerveaux des hommes, jouent également un rôle, bien que non décisif. Ce sont des causes historiques et, en dernière instance, économiques, qui ont formé également l’Etat prussien et qui ont continué à le développer. Mais on pourra difficilement prétendre sans pédanterie que, parmi les nombreux petits Etats de l’Allemagne du Nord, c’était précisément le Brandebourg qui était destiné par la nécessité économique et non par d’autres facteurs encore (avant tout par cette circonstance que, grâce à la possession de la Prusse, le Brandebourg était entraîné dans les affaires polonaises et par elles impliqué dans les relations politiques internationales qui sont décisives également dans la formation de la puissance de la Maison d’Autriche) à devenir la grande puissance où s’est incarnée la différence dans l’économie, dans la langue et aussi, depuis la Réforme, dans la religion entre le Nord et le Sud. On parviendra difficilement à expliquer économiquement, sans se rendre ridicule, l’existence de chaque petit Etat allemand du passé et du présent ou encore l’origine de la mutation consonnantique du haut allemand qui a élargi la ligne de partage géographique constituée par les chaînes de montagnes des Sudètes jusqu’au Taunus, jusqu’à en faire une véritable faille traversant toute l’Allemagne.

Mais, deuxièmement, l’histoire se fait de telle façon que le résultat final se dégage toujours des conflits d’un grand nombre de volontés individuelles, dont chacune à son tour est faite telle qu’elle est par une foule de conditions particulières d’existence ; il y a donc là d’innombrables forces qui se contrecarrent mutuellement, un groupe infini de parallélogrammes de forces, d’où ressort une résultante – l’événement historique – qui peut être regardée elle-même, à son tour, comme le produit d’une force agissant comme un tout, de façon inconsciente et aveugle. Car, ce que veut chaque individu est empêché par chaque autre et ce qui s’en dégage est quelque chose que personne n’a voulu. C’est ainsi que l’histoire jusqu’à nos jours se déroule à la façon d’un processus de la nature et est soumise aussi, en substance, aux mêmes lois de mouvement qu’elle. Mais de ce que les diverses volontés – dont chacune veut ce à quoi la poussent sa constitution physique et les circonstances extérieures, économiques en dernière instance (ou ses propres circonstances personnelles ou les circonstances sociales générales) – n’arrivent pas à ce qu’elles veulent, mais se fondent en une moyenne générale, en une résultante commune, on n’a pas le droit de conclure qu’elles sont égales à zéro. Au contraire, chacune contribue à la résultante et, à ce titre, est incluse en elle. Je voudrais, en outre, vous prier d’étudier cette théorie aux sources originales et non point de seconde main, c’est vraiment beaucoup plus facile. Marx a rarement écrit quelque chose où elle ne joue son rôle. Mais, en particulier, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte est un exemple tout à fait excellent de son application. Dans Le Capital, on y renvoie souvent. Ensuite, je me permets de vous renvoyer également à mes ouvrages Monsieur E. Dühring bouleverse la science et Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, j’ai donné l’exposé le plus détaillé du matérialisme historique qui existe à ma connaissance. C’est Marx et moi-même, partiellement, qui devons porter la responsabilité du fait que, parfois, les jeunes donnent plus de poids qu’il ne lui est dû au côté économique. Face à nos adversaires, il nous fallait souligner le principe essentiel nié par eux, et alors nous ne trouvions pas toujours le temps, le lieu, ni l’occasion de donner leur place aux autres facteurs qui participent à l’action réciproque. Mais dès qu’il s’agissait de présenter une tranche d’histoire, c’est-à-dire de passer à l’application pratique, la chose changeait et il n’y avait pas d’erreur possible. Mais, malheureusement, il n’arrive que trop fréquemment que l’on croie avoir parfaitement compris une nouvelle théorie et pouvoir la manier sans difficulté, dès qu’on s’en est approprié les principes essentiels, et cela n’est pas toujours exact. Je ne puis tenir quitte de ce reproche plus d’un de nos récents “ marxistes ”, et il faut dire aussi qu’on a fait des choses singulières.

En ce qui concerne le point 1, j’ai trouvé hier (j’écrit ceci le 22 sept.) encore le passage suivant, décisif, et qui confirme le tableau que je viens de faire, dans SCHOEMANN : Antiquités grecques, Berlin 1835, “ mais il est connu que les mariages entre demi-frères et sœurs nés de mères différentes ne passaient pas pour inceste ultérieurement en Grèce ”.

J’espère que les épouvantables enchevêtrements qui sont venus sous ma plume parce que je voulais être bref ne vous feront pas trop reculer et je reste votre dévoué

F. ENGELS.


[1Il s’agit de l’ouvrage de F. ENGELS L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat.

[2Frère, soeur.

[3Il s’agit du livre de Wilhelm WAcHsmuTH  : Archéologie hellénique, 2 vol. en 4 parties. Halle, 1826-1830.

[4Le passage auquel Engels se réfère ici manifestement est le suivant :“ Les plus importantes des lois crétoises, comme le dit Ephore, sont les suivantes dans le détail. Tous ceux qui sont sortis en même temps de la troupe des jeunes gens sont obligés de se marier en même temps, cependant ils ne conduisent pas tout de suite les jeunes épousées à leur demeure, mais seulement lorsqu’elles sont habiles à diriger les affaires domestiques. La dot se compose lorsqu’il y a des frères, de la moitié de la part d’héritage d’un frère. ” (D’après STRABON : Géographie).

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