le bonheur comme idéal de l’imagination
« Le bonheur est la satisfaction de tous nos penchants (aussi bien extensive, quant à leur variété, qu’intensive, quant au degré, et que protensive, quant à la durée). » (E.Kant, Critique de la Raison pure, P.U.F., p.544)
« Si la vie poursuit une fin, si celle-ci est simplement appréciée selon ce dont on jouit (selon la fin naturelle de la somme de tous les penchants, à savoir le bonheur), il est facile d’en décider. La réalité d’une telle fin est nulle [...]. Ce que l’homme entend par bonheur, ce qui est en réalité sa fin naturelle dernière (et non la fin de la liberté), ne pourra jamais être atteint car sa nature n’est pas de telle sorte qu’elle puisse s’arrêter quelque part dans la possession et la jouissance, et en être satisfaite... . C’est la culture qui est donc la seule fin dernière, que l’on doit placer à l’origine de la nature pour ce qui concerne le genre humain. » (Kant, Critique de la faculté de juger, §83, note)
« Il y a (…) une fin que l’on peut supposer réelle chez tous les êtres raisonnables (…), par conséquent un but qui n’est pas pour eux une simple possibilité, mais dont on peut certainement admettre que tous se le proposent effectivement en vertu d’une nécessité naturelle, et ce but est le bonheur. (…) On peut donner le nom de prudence, en prenant ce mot dans son sens le plus étroit, à l’habileté dans le choix des moyens qui nous conduisent à notre plus grand bien-être.
(…) Le concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept du bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c’est-à-dire qu’ils doivent être empruntés à l’expérience, et que cependant pour l’idée du bonheur un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire. Or il est impossible qu’un être fini, si perspicace et en même temps si puissant qu’on le suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu’il veut ici véritablement. Veut-il la richesse ? Que de soucis, que d’envie, que de pièges ne peut-il pas par là attirer sur sa tête ! Veut-il beaucoup de connaissances et de lumières ? Peut-être cela ne fera-t-il que lui donner un regard plus pénétrant pour lui présenter d’une manière d’autant plus terrible les maux qui jusqu’à présent se dérobent encore à sa vue et qui sont pourtant inévitables, ou bien que charger de plus de besoins encore ses désirs qu’il a déjà bien assez de peine à satisfaire. Veut-il une longue vie ? Qui lui répond que ce ne serait pas une longue souffrance ? Veut-il du moins la santé ? Que de fois l’indisposition du corps a détourné d’excès où aurait fait tomber une santé parfaite, etc. ! Bref, il est incapable de déterminer avec une entière certitude d’après quelque principe ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela il lui faudrait l’omniscience. On ne peut donc pas agir, pour être heureux, d’après des principes déterminés, mais seulement d’après des conseils empiriques, qui recommandent, par exemple, un régime sévère, l’économie, la politesse, la réserve, etc., toutes choses qui, selon les enseignements de l’expérience, contribuent en moyenne pour la plus grande part au bien-être. Il suit de là que les impératifs de la prudence, à parler exactement, ne peuvent commander en rien, c’est-à-dire représenter des actions d’une manière objective comme pratiquement nécessaires, qu’il faut les tenir plutôt pour des conseils (consilia) que pour des commandements (praecepta) de la raison ; le problème qui consiste à déterminer d’une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d’un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble ; il n’y a donc pas à cet égard d’impératif qui puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l’imagination, fondé uniquement sur des principes empiriques, dont on attendrait vainement qu’ils puissent déterminer une action par laquelle serait atteinte la totalité d’une série de conséquences en réalité infinie. »
(Kant, Fondements de la Métaphysique des mœurs, Vrin, p87 et 90-91)