Pour une théorie rationaliste de la tradition
Introduction. L’importance du problème, et certaines façons de l’aborder
Dans le titre de cette conférence, l’accent doit être mis sur le mot « pour » : je n’ai nullement l’intention de proposer quoi que ce soit qui ressemble à une théorie achevée. Je souhaite vous exposer en l’illustrant le type de questions auxquelles une théorie de la tradition se doit de répondre et je vais donner l’ébauche de quelques idées qui pourraient contribuer à l’élaboration de cette théorie. Je voudrais dire en guise d’introduction comment je me suis intéressé à ce problème et pourquoi je le juge important ; et je relèverai certaines des manières de l’aborder.
Je suis un rationaliste d’un type particulier. Je ne sais si mon rationalisme vous paraîtra recevable, mais c’est ce que la suite nous dira. Je m’intéresse de très près aux méthodes qu’utilisent les sciences. Après avoir étudié pendant quelque temps les méthodes des sciences de la nature, j’ai pensé qu’il serait intéressant d’étudier également celles des sciences sociales. C’est ainsi que je me suis trouvé confronté pour la première fois au problème de la tradition. Dans les domaines de la politologie, de la théorie de la société, etc., les antirationalistes prétendent communément qu’aucune théorie rationnelle, quelle qu’elle soit, ne permet d’aborder ce problème de la tradition. Leur attitude consiste à recevoir la tradition comme un simple donné : il faudrait accepter ce donné sans pouvoir en faire une analyse rationnelle ; la tradition jouerait un rôle important au sein des sociétés, mais on ne pourrait jamais qu’en apprécier le poids en se bornant à l’accepter telle quelle. Le tenant le plus éminent de ce courant antirationaliste est Edmund Burke. Comme vous le savez, il s’est attaqué aux idées de la Révolution Française, et la critique la plus pertinente qu’il en a faite est son analyse montrant l’importance de cette puissance irrationnelle que nous appelons « tradition ». Je mentionne Edmund Burke, car j’estime que dans le camp rationaliste personne ne lui a donné véritablement réplique. Les rationalistes ont tendance au contraire à ignorer sa critique et à conforter leur attitude antitraditionaliste sans se risquer à engager la discussion. Il y a indéniablement une hostilité traditionnelle dans les rapports entre le rationalisme et le traditionalisme. Les rationalistes privilégient d’ordinaire l’attitude qui leur ait dire : « La tradition ne m’intéresse pas. Je veux juger de toutes choses en fonction de leur valeur propre ; je veux mettre en lumière les qualités et les défauts de toutes choses et, ce, en toute indépendance face à une quelconque tradition. Je veux confier mon jugement à mon seul esprit et non à l’esprit d’autres gens qui vivaient bien avant moi. »
Les rationalistes qui adoptent cette attitude sont eux-mêmes étroitement assujettis à une tradition rationaliste [1] qui, traditionnellement, tient ce type de propos ; ce qui montre bien que le problème est loin d’être aussi simple que ne le supposent leurs propos. Voilà qui met à jour la faiblesse de certaines attitudes traditionnellement adoptées face au problème posé par la tradition.
Le président de ce colloque nous a déclaré aujourd’hui qu’il n’y a pas lieu de se préoccuper des réactions antirationalistes, négligeables, voire inexistantes. J’estime au contraire qu’il existe bien un courant antirationaliste qu’on doit prendre au sérieux, et qui compte des esprits fort intelligents ; l’existence de ce courant n’est pas non plus sans lien avec le problème que nous posons ici. Un bon nombre de penseurs remarquables ont fait du problème de la tradition une arme redoutable contre le rationalisme. Je citerai par exemple un penseur d’une originalité certaine, Michael Oakeshott, historien de Cambridge, qui a récemment lancé une attaque contre le rationalisme dans le Cambridge Journal [2]. Je suis pour l’essentiel en désaccord avec ses critiques, mais force m’est de reconnaître l’envergure de l’attaque. Face à quoi, il n’y a pas eu grand-chose dans le camp rationaliste qu’on ait pu considérer comme une réponse de même niveau. Il se peut qu’il y ait eu des réponses, mais je doute beaucoup qu’elles soient à la hauteur. C’est une des raisons qui justifient à mes yeux l’importance de ce problème.
L’autre raison qui m’a incité à traiter de cette question, c’est tout simplement ma propre expérience - le fait que j’ai moi-même changé d’environnement socio-culturel. J’ai quitté Vienne pour l’Angleterre, et je me suis aperçu que l’atmosphère qui règne ici en Angleterre était fort différente de celle que j’ai connue durant ma jeunesse. Le professeur J. A. C. Brown [3] a fait ce matin des remarques fort pertinentes soulignant l’importance de ce qu’il a appelé l’« atmosphère » d’une usine. Je suis certain qu’il serait d’accord pour reconnaître que cette atmosphère n’est pas sans rapport avec la tradition. Je suis passé d’une tradition ou d’une atmosphère continentale à celle de l’Angleterre, puis pour un temps à celle de la Nouvelle-Zélande. Sans aucun doute, ces changements d’atmosphère m’ont incité à réfléchir sur ces problèmes comme à essayer d’aller plus loin dans leur analyse.
Certaines traditions d’un poids considérable sont d’ordre local et ne peuvent aisément être transplantées. Ces traditions sont choses précieuses et il est extrêmement difficile de les restaurer lorsqu’elles se sont perdues. Je pense à la tradition scientifique qui m’intéresse tout particulièrement. J’ai pu constater qu’il était très difficile de la transplanter hors des quelques endroits où elle a réellement pris racine. Il y a deux mille ans que cette tradition a été détruite en Grèce et il a fallu attendre très longtemps avant qu’elle ne reprenne pied. De même, certaines tentatives récentes de la transplanter hors de l’Angleterre n’ont pas toutes été couronnées de succès. Rien n’est plus frappant que l’absence d’une tradition de recherche dans certains pays d’outre-mer. C’est un réel combat que d’implanter une tradition là où elle fait défaut. Qu’on me permette de rappeler qu’à l’époque où j’ai quitté la Nouvelle-Zélande, le président de l’Université avait entrepris une enquête détaillée sur le problème de la recherche. Il conclut cette enquête par une fort bonne admonestation où il reprochait à l’Université de négliger la recherche. Mais qu’on n’aille pas penser que ce discours signifiait l’établissement hic et nunc d’une tradition de recherche scientifique, car il est extrêmement difficile de la mettre sur pied. On peut persuader les gens de la nécessité d’une telle tradition, mais cela ne veut pas dire que cette tradition pourra s’implanter ni qu’elle se développera.
Je pourrais bien entendu prendre des exemples ailleurs que dans le domaine scientifique. Afin de rappeler que le terrain des sciences n’est pas le seul domaine où la tradition joue un rôle important - bien que ce soit aux disciplines scientifiques que je me référerai principalement - j’évoquerai en passant un exemple d’ordre musical. Lorsque je vivais en Nouvelle-Zélande, j’ai trouvé un enregistrement américain du Requiem de Mozart. En écoutant ces disques, j’ai su ce qu’était l’absence de tradition musicale. Il fallait que le chef d’orchestre responsable de cette exécution n’eût apparemment jamais été effleuré par la tradition mozartienne. Cette prestation était une véritable catastrophe. Je ne m’attarderai pas sur cet exemple et je ne l’ai cité que pour mettre les choses au point : si j’ai choisi comme exemples les problèmes de la tradition scientifique ou rationaliste, je ne voudrais pas donner l’impression de privilégier cette tradition ni qu’on s’imagine qu’elle est pour moi la seule.
Il faut bien comprendre qu’il ne peut y avoir que deux genres d’attitudes face à la tradition. La première consiste à accepter la tradition de façon non critique et souvent sans même en avoir conscience. Dans bien des cas il ne saurait d’ailleurs en être autrement, car souvent nous n’avons même pas conscience d’avoir affaire à une tradition. Si je porte ma montre au poignet gauche, la conscience de me conformer en cela à une tradition m’est inutile. Chaque jour nous faisons quantité de choses, influencés par des traditions que nous ignorons. Mais si nous sommes sans savoir que nos actions sont alors déterminées par une tradition, nous acceptons nécessairement de manière non critique ces traditions.
La seconde attitude est critique, qui peut commander soit l’acceptation, soit le rejet ou, à l’occasion, un compromis. Néanmoins, avant de critiquer une tradition, il nous faut la reconnaître et la comprendre et c’est seulement ensuite que nous pourrons dire : « Nous rejetons cette tradition sur la base d’arguments rationnels. » Je ne crois d’ailleurs pas que nous puissions jamais nous affranchir totalement des liens de la tradition. Cette prétendue libération n’est en réalité que le passage d’une tradition à une autre. Mais nous pouvons nous affranchir des tabous véhiculés par une tradition et ce n’est pas seulement en la rejetant mais en l’acceptant de manière critique . Nous nous affranchissons d’un tabou si nous y appliquons notre réflexion et cherchons à savoir si nous devons l’accepter ou au contraire le rejeter. Ce pour quoi il est nécessaire que la tradition soit clairement définie dans son ensemble et que nous comprenions les grandes lignes de ce que sont les fonctions et l’importance de cette tradition. C’est la raison pour laquelle il est si décisif pour des rationalistes de s’atteler à ce problème, puisque les rationalistes sont des esprits prêts à discuter et à critiquer tout, y compris, du moins l’espéré-je, leur propre tradition. Ils sont prêts à mettre partout des points d’interrogation, du moins dans l’exercice de leur réflexion. Et ils refusent de se soumettre aveuglément à une quelconque tradition (...).
I. Brève esquisse d’une théorie de la tradition
J’en viens maintenant à une brève esquisse de ce qui incomberait à une théorie de la tradition. Elle se doit d’être sociologique, puisque à l’évidence la tradition est un phénomène d’ordre social. Je souligne ce point, car j’aimerais brièvement examiner avec vous quelle est la tâche propre au domaine théorique des sciences sociales, et qui a été souvent mal comprise (...).
L’une des caractéristiques fondamentales de la vie sociale est que rien ne se déroule jamais en conformité exacte avec ce qu’on attendait : les événements évoluent toujours de manière quelque peu différente. Dans le domaine de la vie sociale, nous ne produisons presque jamais l’effet précis que nous souhaitions produire, et habituellement s’y adjoignent des effets adventices que nous ne voulions pas produire. Bien entendu, nous n’agissons pas sans avoir en tête certains objectifs ; mais outre ces objectifs (que nous sommes ou non en mesure de réaliser), il y a toujours, et que nous ne voulions pas, certaines conséquences imprévues de nos actions ; en général, il est impossible d’éliminer ces conséquences imprévues. L’objectif primordial d’une théorie sociologique est d’expliquer pourquoi on ne peut éliminer ce type d’effets adventices.
Je vais vous proposer un exemple très simple. Supposons qu’un homme habitant un petit village soit dans l’obligation de vendre sa maison ; et que peu avant un autre habitant du même village y ait acheté une maison parce qu’il en avait un besoin urgent. Or il y a à nouveau un vendeur. Si la situation du marché est normale, il constatera qu’il ne pourra obtenir pour sa maison un prix aussi élevé que le montant payé par celui qui venait d’acheter une maison de même valeur. Ce qui signifie que le fait de vouloir vendre sa maison fait baisser les prix sur le marché. Et c’est ce qui se passe en règle générale. Tout individu qui cherche à vendre quelque chose fait toujours baisser la valeur marchande de l’objet à vendre ; tout individu qui désire acheter quelque chose fait monter la valeur marchande de l’objet recherché. Cela ne vaut, bien évidemment, que pour les marchés libres de dimension restreinte. Je ne veux pas dire que le système de la libre concurrence ne puisse pas être remplacé par un autre système économique ; mais c’est bien ce qui se passe dans le cadre d’une économie de marché. Vous conviendrez avec moi qu’il est inutile de démontrer que celui qui veut vendre quelque chose n’a en général pas l’intention d’en faire baisser la valeur, et que celui qui veut acheter n’a pas l’intention de la faire monter. C’est là un exemple caractéristique d’effets non-voulus.
La situation que nous venons de décrire est représentative de toutes les situations sociales. Dans toute situation sociale, il y a des individus qui agissent, désirent, poursuivent certains objectifs. Tant qu’ils agissent de la façon dont ils veulent agir et atteignent les objectifs qu’ils désirent atteindre, il ne se pose aucun problème pour les sciences sociales (sinon la question de savoir si leurs intentions et leurs buts peuvent s’expliquer d’un point de vue sociologique, à partir de certaines traditions, par exemple). Les problèmes spécifiques aux sciences sociales n’apparaissent que si nous désirons connaître les effets imprévus et plus particulièrement les effets non voulus qui peuvent se produire si nous agissons de telle ou telle manière. Nous voulons prévoir non seulement les effets directs de nos actions, mais aussi leurs effets indirects et non-voulus. Mais pourquoi voulons-nous les connaître à l’avance ? Soit pour satisfaire notre curiosité scientifique, soit parce que nous voulons y être préparés. Il se peut aussi que nous voulions connaître ces effets, dans la mesure du possible, et empêcher qu’ils ne prennent trop d’importance - ce qui, à son tour, implique une action et l’apparition de nouveaux effets imprévus.
Je pense que ceux qui abordent les sciences sociales avec une théorie du complot toute faite s’interdisent ainsi la possibilité de jamais comprendre ce qui constitue la tâche des sciences sociales, car ils supposent qu’on peut expliquer pratiquement tout ce qui se passe au sein de la société en cherchant qui a voulu tel ou tel événement, tandis que le véritable but des sciences sociales [4] est de donner les raisons de ce type de phénomènes que personne n’a voulu, comme, par exemple, une guerre ou une dépression économique (la révolution léniniste et surtout la révolution et la guerre menées par Hitler constituent, selon moi, des exceptions : il s’agissait en effet de complots ; mais ces complots sont la conséquence de l’arrivée au pouvoir de personnalités qui étaient l’une et l’autre tenants de la théorie du complot et qui, ce qui est tout à fait significatif, n’ont pas su faire aboutir leur complot).
Il incombe à une théorie de la société d’expliquer comment nos actions et nos intentions ont pour conséquences des effets non voulus et, dans telle situation sociale, quel type d’effets se produiront en fonction de ce que choisiront de faire les gens. C’est la tâche propre des sciences sociales que d’analyser ainsi l’existence et le fonctionnement d’institutions (telles que les forces de l’ordre, les compagnies d’assurance, les établissements scolaires ou les gouvernements) et des ensembles sociaux (tels que des États, des nations, des classes ou d’autres groupes sociaux). Le tenant de la théorie du complot pense qu’on aura compris de part en part les institutions si on les conçoit comme le résultat d’un projet délibéré, quant aux ensembles, il leur attribue en général une personnalité de groupe et les considère comme les agents d’un complot exactement comme s’il s’agissait d’individus. Le sociologue doit admettre au contraire que la permanence des institutions et des ensembles pose un problème qu’il faut résoudre par l’analyse des actions au niveau individuel et de leurs conséquences sociales imprévues - et souvent non voulues - comme par l’analyse des effets attendus. C’est également ainsi qu’il faut concevoir l’objectif d’une théorie de la tradition. Il est tout à fait exceptionnel que des gens veuillent consciemment créer une tradition ; et, même dans ces cas-là, la réussite est fort peu probable. Par ailleurs, des gens qui n’ont jamais songé à créer une tradition sont néanmoins susceptibles de le faire sans en avoir la moindre intention. Nous en, arrivons alors à l’une des questions qui se posent à la théorie de la tradition : comment les traditions apparaissent-elles et, ce qui est plus important, comment peuvent-elles durer si elles sont les conséquences (probablement imprévues) des actions humaines ?
Voici un second problème d’importance majeure : quelle est la, fonction de la tradition dans la vie sociale ? Y a-t-il des rôles assumés par la tradition qu’on puisse analyser de manière rationnelle en suivant la même démarche qui nous permet de démontrer la fonction des établissements d’enseignement, celle d’une force de l’ordre, d’une épicerie, de la Bourse ou d’autres institutions du même genre ? Sommes-nous en mesure de constituer les fonctions des traditions en objets d’analyse ? C’est là sans doute ce qui incombe au premier chef à une théorie de la tradition. J’aborderai cet objectif en analysant à titre d’exemple une tradition particulière - celle de la science ou de la raison - et j’ai l’intention d’appliquer par la suite cette analyse à d’autres aspects du problème de la tradition.
II. Un exemple de tradition particulière : celle de la science. (Mythe et raison)
Je m’attacherai essentiellement à tracer un parallèle entre, d’une part, les théories qui après avoir été soumises à des procédures expérimentales peuvent être considérées comme les produits de l’attitude rationnelle ou critique - c’est-à-dire pour l’essentiel comme des hypothèses scientifiques - ainsi que la manière dont ces hypothèses nous permettent de nous orienter dans le monde ; et, d’autre part, les croyances, les attitudes intellectuelles et les traditions en général ainsi que la manière dont nous pouvons les utiliser pour nous orienter, particulièrement au sein de notre environnement social.
Ce phénomène particulier que nous appelons la tradition scientifique a été l’objet de maintes analyses. On s’est souvent interrogé sur ce curieux événement qui s’est produit on ne sait comment, quelque part en Grèce, aux VIe et Ve siècles avant J.-C. : l’invention d’une philosophie rationnelle. Que s’est-il réellement passé, comment et pourquoi cette philosophie nouvelle est-elle apparue ? Certains penseurs contemporains soutiennent que les philosophes grecs ont été les premiers qui aient tenté de comprendre les phénomènes naturels. J’indiquerai pourquoi cette thèse n’est pas satisfaisante.
Les premiers philosophes grecs se sont effectivement efforcés de comprendre les phénomènes naturels ; mais c’est également ce qu’avaient fait avant eux les créateurs de mythes. Comment définir cette forme primitive d’explication, supplantée par les modèles explicatifs des premiers philosophes grecs, les fondateurs de notre tradition scientifique ? Pour en donner une définition grossière, disons qu’à l’époque préscientifique les créateurs de mythes s’exclamaient, face à un orage menaçant : « Voilà Zeus en colère » ; et lorsque la mer était mauvaise : « Poséidon se fâche. » C’est ce type d’explication qui répondait aux attentes avant que la tradition rationaliste n’ait introduit de nouveaux critères d’analyse. Mais quelle était en fait la différence spécifique qui distinguait ces deux types d’explication ? Il serait difficile de soutenir que les nouvelles théories élaborées par les philosophes grecs étaient plus faciles à comprendre que les précédentes : il est, je crois, beaucoup plus facile de comprendre l’assertion selon laquelle « Zeus est en colère » que l’explication scientifique d’un orage ; et l’affirmation « Poséidon se fâche » est à mon sens une explication beaucoup plus simple et beaucoup plus aisément intelligible de la formation de la houle que la démonstration des frictions résultant de l’action du vent sur la surface de la mer.
L’innovation introduite par les premiers philosophes grecs consiste pour l’essentiel en ce qu’ils ont commencé à discuter à propos de ces phénomènes. Au lieu d’accepter la tradition religieuse de manière non critique et de la considérer comme quelque chose d’immuable (un peu comme les enfants qui s’exclament contre le conteur dès qu’il change un seul mot de leur histoire favorite) ; au lieu de se borner à transmettre une tradition, ils l’ont mise en question et parfois même ont créé de nouveaux mythes qu’ils substituèrent aux anciens. Force nous est d’admettre que ceux-ci comme ceux-là, dont ils tinrent lieu, ne sont essentiellement que des mythes ; mais les premiers appellent deux remarques.
Tout d’abord les nouvelles histoires ne se bornaient pas à répéter ou réorganiser d’une autre manière les récits précédents, elles comportaient des éléments nouveaux. Cette première remarque n’est pas en elle-même d’une importance considérable. Mais la seconde est essentielle : les philosophes grecs ont inventé une nouvelle tradition qui consistait à adopter une attitude critique par rapport aux mythes et à les discuter ; il s’agissait non seulement de raconter un mythe, mais aussi de le faire discuter par l’auditoire. Après avoir raconté un mythe, le conteur était disposé à devenir l’auditeur de ce que son auditoire avait pensé du mythe ; le conteur admettait par là même que l’auditoire puisse présenter une explication éventuellement meilleure que la sienne. Cette situation n’avait jamais eu de précédent ; on vit apparaître une nouvelle manière de poser les questions. Avec l’explication - le mythe - une question était formulée : « Pouvez-vous me donner une meilleure explication ? » ; et un autre philosophe était en mesure de répondre : « Oui, je le peux », ou de déclarer : « J’ignore si mon explication sera la meilleure, mais j’en proposerai une qui sera très différente et qui conviendra tout autant. Il est impossible que ces deux explications soient l’une et l’autre vraies, si bien qu’il doit y avoir quelque part un problème ; et nous ne pouvons nous contenter d’accepter ces deux thèses à la fois, pas plus que nous n’avons de raison de n’en recevoir qu’une. Nous voulons en fait en savoir davantage sur ce dont elles parlent. Et il nous faut continuer à en discuter afin de décider si nos explications rendent effectivement compte de choses que nous connaissons déjà ou si, par hasard, elles touchent à un phénomène auquel nous n’avons pas jusqu’à présent prêté attention. »
La thèse que je soutiens est que ce que nous appelons « science » se distingue des mythes qui l’ont précédée non parce qu’elle en est différente, mais parce qu’elle s’accompagne d’une tradition d’un autre ordre : ce corrélat que représente la tradition d’une analyse critique des mythes. Auparavant, il n’y avait qu’une tradition dépourvue de ce corrélat : on racontait tel mythe, mais désormais, s’il s’agissait bien toujours de raconter cette histoire, elle s’accompagnait d’un second texte silencieux, son corrélat, dont l’injonction était d’un autre ordre : « Je te conte ce récit, mais dis-moi ce que tu en penses. Médite-le et peut-être pourras-tu m’en donner une version différente. » Cette tradition-corrélat constituait l’attitude critique, soit l’acceptation de la discussion. Ce fut, me semble-t-il, quelque chose de nouveau et cela reste encore aujourd’hui le pilier sur lequel repose la tradition scientifique. Comprendre cette idée nous conduit à adopter une attitude tout à fait différente face à bon nombre de questions posées par la démarche scientifique. On pourra croire en un certain sens que la science est créatrice de mythes exactement au même titre que l’est la religion. Et l’on me représentera l’extrême différence qui distingue les mythes produits par la science de ceux véhiculés par la religion ; ils sont en effet bien distincts. Mais en quoi le sont-ils ? Si nous adoptons cette attitude critique, les mythes que nous produisons deviennent différents, ils se transforment dans la mesure où ils tendent à donner du monde et des divers phénomènes que nous pouvons observer une analyse toujours meilleure. Ils nous poussent donc à observer ces choses dont nous n’aurions jamais cherché à rendre compte sans l’impulsion reçue de ces théories ou de ces mythes.
Dans le cadre de ces discussions critiques qui commencent d’apparaître, on voit se profiler pour la première fois ce qu’on pourrait appeler une observation systématique. Celui à qui on racontait un mythe, en lui posant la question tacite mais désormais traditionnelle de savoir ce qu’il pensait du mythe et s’il était en mesure d’en produire une critique, celui-là en recevant le récit mythique cherchait à l’appliquer à tous les phénomènes - comme le mouvement des planètes - dont le mythe était censé fournir l’explication. Et il justifiait son attitude en déclarant par exemple que tel mythe était sans doute mauvais puisqu’il ne rendait pas compte du mouvement des planètes tel qu’on pouvait l’observer en réalité (ou de tout autre phénomène du même ordre). C’est donc le mythe ou la théorie qui nous conduisent et nous orientent dans nos observations systématiques, auxquelles nous procédons dans l’intention de faire la preuve de la vérité de cette théorie ou de ce mythe. Dans une telle perspective, le développement des théories scientifiques n’est pas à considérer comme résultant d’une accumulation taxinomique d’observations, car ce sont au contraire les observations et leur accumulation quantitative qu’il faut interpréter comme la conséquence d’une croissance de la science (c’est ce que j’ai appelé « la doctrine du caractère exploratoire de la science » (searchlight theory of science) [5] - c’est-à-dire l’idée selon laquelle la science fait apparaître les choses sous un éclairage nouveau, elle ne se borne pas à résoudre des problèmes, mais en apportant des solutions nouvelles, elle crée un grand nombre de problèmes nouveaux ; la science ne se contente pas d’engranger les bénéfices de ses observations, elle nous incite à en faire de nouvelles). Si, dans cette perspective, nous cherchons à effectuer de nouvelles observations afin d’éprouver la vérité de nos mythes, ne nous étonnons pas de constater que des mythes, traités de si roide manière, se transforment et qu’ils deviennent peu à peu plus réalistes pour ainsi dire, ou qu’ils s’accordent mieux aux faits observés. Autrement dit, sous la pression de la critique, les mythes sont contraints de s’adapter eux-mêmes à la finalité de nous donner une représentation adéquate et plus détaillée du monde où nous vivons. C’est la raison pour laquelle les mythes scientifiques deviennent, sous la pression de la critique, si différents des mythes religieux. Mais il faut bien comprendre qu’au départ les uns comme les autres restent des mythes ou des fictions. Ils ne sont pas ce que certains rationalistes - les tenants de la théorie de l’observation sensible - s’imaginent qu’ils sont, ils ne sont pas en effet des sublimés de nos observations. Qu’on me permette de répéter cette idée décisive : les théories scientifiques ne sont pas simplement les résultats de l’observation ; elles sont, pour l’essentiel, les produits du creuset où s’élaborent les mythes comme les tests. Ces procédures expérimentales mobilisent l’observation, elle est donc loin d’être sans importance, mais elle n’a pas pour fonction de produire des théories. Son rôle est de rejeter, d’éliminer et de critiquer les théories ; elle nous incite à créer de nouveaux mythes, de nouvelles théories qui soient en mesure de satisfaire aux procédures expérimentales fondées sur l’observation. Nous ne pouvons saisir toute l’importance de la tradition pour la science qu’en ayant bien compris cela.
Je mets au défi ceux qui soutiennent le contraire et qui pensent que les théories scientifiques sont le résultat d’observations d’entreprendre ici-même, dès à présent, leurs observations et de m’en communiquer les résultats scientifiques. Vous m’objecterez peut-être que mon défi est déloyal parce qu’il n’y a rien de bien remarquable à observer ici et maintenant. Mais dussiez-vous jusqu’à la fin de votre vie consigner toutes vos observations dans un carnet et léguer ce volumineux cahier à la Royal Society en demandant à ses membres d’en tirer des théories scientifiques, la Royal Society le conserverait à titre de curiosité sans doute, mais en aucun cas comme une source de savoir [6]. Il s’égarerait peut-être dans une des caves du British Museum - qui, comme vous le savez sans doute, ne peut se permettre d’inventorier la plupart de ses richesses - mais il est plus vraisemblable qu’il finirait dans une poubelle.
En revanche, vous éveillerez sans doute un certain intérêt d’ordre scientifique si vous procédez ainsi : « Voici les théories qu’à l’heure actuelle certains savants soutiennent. Ces théories exigent que tels ou tels phénomènes soient observables sous telles et telles conditions. Examinons s’il en est bien ainsi. » En d’autres termes, si vous choisissez vos observations en tenant compte des problèmes que se pose la science et de l’état de son développement général à ce moment-là, vous pouvez alors être en mesure de contribuer à son progrès. Je ne veux pas faire preuve de dogmatisme en niant qu’il puisse y avoir des exceptions telles que les découvertes prétendument dues au hasard (encore qu’elles aussi se révèlent très souvent avoir été effectuées grâce à certaines théories). Je ne veux pas dire que les observations restent insignifiantes tant qu’elles ne sont pas référées à des théories, mais je tiens à souligner quelle démarche est essentielle au développement de la science.
Tout ceci pour dire qu’un jeune savant qui voudrait faire des découvertes serait mal conseillé si son directeur de recherche lui proposait d’aller se promener et de faire des observations ; en revanche, s’il fallait bien l’orienter, son professeur lui conseillerait de commencer à étudier ce qui fait actuellement l’objet des discussions scientifiques, de découvrir où surgissent les difficultés et d’examiner avec un intérêt tout particulier les points de désaccord, car ce sont les questions dont il devrait s’occuper. En d’autres termes, le jeune savant devrait s’attacher à l’examen des situations problématiques (problem situation) au sein de l’état actuel de la science. Ce qui signifie qu’il aurait à saisir pour tenter de la prolonger une perspective de recherche qui s’appuie sur l’ensemble des fondements qui constituent le développement antérieur de la science ; sa perspective coïnciderait avec la trajectoire de la tradition scientifique. Nous sommes dans la nécessité d’utiliser ce que d’autres avant nous ont produit dans le domaine scientifique, il nous est impossible de commencer nos recherches en ayant fait table rase du passé ; c’est là une remarque élémentaire, mais essentielle, et néanmoins les rationalistes n’en tiennent souvent pas suffisamment compte. Si nous faisions table rase, nous ne serions pas, à notre mort, plus avancés qu’Adam et Ève à la fin de leur vie (ou, plutôt, nous en serions au niveau de l’homme de Néanderthal). Si nous travaillons dans un domaine scientifique, notre objectif est d’ordre heuristique, ce qui signifie que nous devons nous maintenir en quelque sorte sur les épaules de nos prédécesseurs et nous n’avons pas d’autre choix que d’être les continuateurs d’une certaine tradition. Du point de vue où nous nous plaçons en tant qu’hommes de science, avec nos exigences de compréhension, de prévision, d’analyse, etc., le monde où nous vivons est d’une complexité extrême - je serais même tenté de dire que sa complexité est infinie, si cet énoncé avait seulement un sens. Nous ignorons où et comment faire débuter notre analyse de ce monde, aucune sagesse n’est là pour le dire, pas même la tradition scientifique. Elle peut seulement nous enseigner d’où est partie la recherche d’autres gens, comment ils s’y sont pris et à quoi ils ont abouti ; elle nous enseigne que sur cette terre l’homme a toujours déjà élaboré un type quelconque de cadre théorique qui sans doute n’était pas toujours excellent, mais qui fonctionnait peu ou prou ; il nous a servi en quelque sorte de grille, et nous l’utilisons comme un système de coordonnées auquel nous rapportons toute la complexité du monde. Nous l’utilisons lorsque nous en testons la pertinence, nous le mobilisons encore lorsque nous le critiquons ; et c’est ainsi que nous progressons.
Il existe deux manières d’expliquer le développement de la science, et il est nécessaire de constater la disproportion entre le caractère négligeable de la première explication et la pertinence de la seconde. La première considère que la science est une accumulation de connaissances, la comparant à une bibliothèque (ou à un musée) qui sans cesse s’agrandit ; de même que les livres couvrent de plus en plus de rayonnages, de même la science accumule-t-elle toujours plus de connaissances. Pour la seconde, c’est l’attitude critique qui est au principe de la science et son développement est commandé par une méthode plus révolutionnaire que l’accumulation, puisque cette méthode détruit, transforme et modifie l’ensemble du matériel scientifique, y compris son instrument le plus précieux, le langage où nos mythes et nos théories trouvent leur formulation.
Il est intéressant de noter que la première explication (la thèse du développement cumulatif) se réfère à une démarche dont l’importance est loin d’être celle qu’on lui accorde généralement. Dans les sciences, il y a bien moins accumulation de savoir qu’il n’y a de bouleversements au niveau théorique. Voilà qui est paradoxal et d’un intérêt majeur, car on pourrait croire à première vue que la tradition joue un rôle considérable pour le développement quantitatif du savoir, alors que sa fonction serait plus restreinte pour ce qui touche aux révolutions théoriques. Or c’est exactement le contraire. Si le développement scientifique reposait sur la seule accumulation du savoir, la disparition d’une tradition scientifique ne serait pas une grande perte, car il serait possible à n’importe quel moment de recommencer à accumuler des connaissances sans aucun capital de savoir : on aurait bien perdu quelque chose, mais la perte ne serait pas de grande conséquence. Or, si les progrès de la science sont commandés par une tradition qui implique la transformation de ses mythes traditionnels, il est alors impossible de commencer les mains vides ; car si vous n’avez rien à modifier et à transformer, vous n’irez jamais nulle part. C’est pourquoi la science implique deux bases de départ : des mythes nouveaux et une tradition nouvelle qui consiste à transformer les mythes en les critiquant. Mais il est très rare qu’on rencontre de telles bases de départ. Entre l’invention d’un langage descriptif, que nous supposons coïncider avec les débuts de l’humanité, et les débuts de la science il s’est écoulé on ne sait combien d’années. Ce laps de temps correspond à la genèse de ce qui deviendra l’instrument de la science, autrement dit le langage. Sa formation est parallèle à la genèse du mythe - tout langage s’est intégré d’innombrables mythes et d’innombrables théories dont il garde la trace jusque dans ses structures grammaticales - et elle coïncide avec la genèse de cette tradition qui utilisera le langage pour décrire les faits, les expliquer et en discuter. Je reviendrai sur ce point par la suite. Si ces traditions avaient été détruites, vous n’auriez pu ne serait-ce que commencer à accumuler des connaissances, car l’instrument de cette accumulation aurait disparu avec ces traditions.
III. Le problème d’une théorie sociologique de la tradition
A. La fonction de la tradition dans la vie sociale.
Après avoir examiné la fonction de la tradition dans un domaine particulier - celui de la science - j’en viens maintenant, avec quelque retard, au problème d’une théorie sociologique de la tradition. Je citerai à nouveau le Professeur J. A. C. Brown à qui je succède aujourd’hui à cette tribune et dont bien des propos touchent de près mon sujet ; et tout particulièrement ceci que j’ai noté : « les ouvriers deviennent inquiets et anxieux lorsque, dans une usine, la discipline fait défaut. » Il n’est pas dans mes intentions d’ouvrir ici un débat sur la discipline, et ce n’est pas mon sujet. Mais je rejoindrai mon sujet de cette manière : si les ouvriers n’ont plus de repères, ils sont inquiets et angoissés, ou, pour le dire dans des termes plus généraux, nous sommes tous inquiets et anxieux dès que nous nous trouvons plongés au sein d’un environnement naturel et social dont nous savons si peu de choses que nous sommes incapables de prévoir ce qui va se passer. Car s’il est impossible de prévoir ce qui va se passer au sein de notre environnement et, par exemple, de savoir à l’avance quel sera le comportement des autres gens, nous n’avons alors aucune possibilité d’y répondre de manière rationnelle ; et peu importe que l’environnement en question soit naturel ou social.
La discipline (qu’a évoquée le Professeur Brown) est sans doute l’un des points de repère qui permettent aux individus de s’orienter dans une société donnée, mais je suis bien certain qu’il sera d’accord pour dire qu’il ne s’agit là que d’un parmi ces points de repère et qu’il y en a d’autres, les institutions et les traditions en premier lieu. Celles-ci ont pour fonction de donner aux gens une définition claire des fins à espérer et des moyens de les atteindre. Voilà qui me semble très important. Ce que nous appelons une vie sociale ne saurait exister si nous ignorons qu’un certain nombre de, choses et de rapports sont nécessairement fixes et ne peuvent changer, et si nous ne pouvons nous y fier.
C’est là que devient compréhensible le rôle que joue la tradition dans notre vie. Nous serions inquiets, anxieux et insatisfaits et nous ne saurions vivre dans notre environnement social s’il ne présentait une part considérable d’ordre, c’est-à-dire s’il n’offrait de très nombreuses structures de régularité qui sont comme autant de points de repère pour nous. La seule existence de ces structures est sans doute plus importante que leurs qualités ou leurs défauts spécifiques. C’est leur régularité qui est nécessaire, elles sont donc transmises en tant que traditions, qu’elles soient ou non, sous d’autres aspects, rationnelles, obligatoires, bonnes ou belles, ou ce qu’on voudra. Dans toute vie sociale, la tradition est nécessaire.
Par conséquent, créer des traditions joue un rôle comparable à la production de théories. Les théories scientifiques sont des instruments à l’aide desquels nous cherchons à introduire de l’ordre dans le chaos où nous vivons afin de le rendre rationnellement prévisible. Ne prenez pas cela pour une déclaration philosophique d’une grande profondeur ; il s’agit simplement de constater l’une des fonctions pratiques de nos théories. De même, la création de traditions, comme une grande part de notre législation, assume exactement la même fonction d’apporter un peu d’ordre et de prévisibilité rationnelle dans notre environnement social. En effet, il nous est impossible d’agir rationnellement en société sans avoir la moindre idée de ce que déclencheront en retour nos actions. Toute action rationnelle présuppose un système de référence déterminé qui rend prévisibles, tout du moins en partie, les réactions qu’elle déclenche. La fonction assumée par l’invention de mythes et de théories dans le domaine des sciences de la nature (nous aider à mettre en ordre les phénomènes naturels) est exactement comparable à celle jouée, sur le terrain de la société, par la création des traditions.
Mais on peut poursuivre l’analogie entre la fonction des mythes et des théories au sein de la science et le rôle des traditions dans la société. Il ne faut pas oublier que l’importance décisive des mythes pour la méthode scientifique est due essentiellement au fait qu’ils pouvaient devenir objets de la discussion critique et ainsi s’en trouver transformés ; l’importance des traditions tient à la double fonction qu’elles assument qui n’est pas seulement d’instituer un certain ordre ou quelque chose comme une structure sociale, mais surtout de nous offrir ce à partir de quoi nous pouvons agir, c’est-à-dire quelque chose que nous pouvons critiquer et transformer - voilà qui pour nous, en tant que rationalistes animés d’une volonté de réforme sociale, est essentiel. Trop de réformateurs s’imaginent qu’ils pourront, comme dit Platon [7], nettoyer la toile en effaçant toute trace de l’ancienne société pour commencer, ayant fait table rase, à bâtir un monde rationnel tout nouveau. Cette idée est absurde, sa réalisation est impossible : si l’on construit un monde rationnel à partir de rien, rien ne permet de penser que ce sera un monde heureux. Il n’y a aucune raison de penser qu’un monde sur plans sera en quelque manière meilleur que le monde où nous vivons ; pourquoi devrait-il être meilleur ? Lorsqu’un ingénieur crée un moteur, il ne s’inspire pas seulement des plans qu’il en a tracé ; il l’élabore en s’inspirant des modèles précédents, il le transforme, il le modifie sans cesse. Si nous supprimons notre société, si nous en supprimons les traditions et si nous fabriquons un monde nouveau en ne nous inspirant que de plans, nous serons très vite obligés de modifier ce monde neuf et de lui apporter de légers remaniements en l’adaptant quelque peu. Mais si nous devons procéder à ces remaniements et ces adaptations qui de toute façon seront inévitables, pourquoi ne pas les entreprendre maintenant au sein de la société où nous vivons ? Peu importe alors ce à quoi l’on a affaire et où l’on entreprend ces ajustements toujours nécessaires. Puisque leur nécessité est permanente, il est beaucoup plus sensé et plus raisonnable de commencer à s’occuper de la réalité sociale actuelle, parce qu’au moins pour cette réalité-là on sait où le bât blesse. Il y a certaines choses dont nous savons au moins qu’elles sont mauvaises et que nous avons le désir de les changer. Si nous édifions notre meilleur des mondes, il faudra longtemps avant qu’on y puisse découvrir ce qui ne tourne pas rond. En outre, l’idée de faire toile neuve (qui ressortit à la mauvaise tradition rationaliste est une inconséquence, car si ce rationaliste efface l’ancienne société ainsi que la tradition, il efface nécessairement sa propre personne, toutes ses idées et tous, ses plans d’avenir. Ces plans n’ont aucun sens au sein d’une société vide, dans un désert social. Ils n’ont de sens que dans un ensemble de traditions et d’institutions, tels que les mythes, la poésie ou les valeurs qui tous émanent de la société où nous vivons. Hors d’elle, ils n’ont aucune signification. Par conséquent, l’impulsion et le désir réels de bâtir un monde nouveau disparaissent nécessairement dès que nous avons détruit les traditions de l’ancien monde. Dans le domaine scientifique, la perte serait considérable si, constatant que nos progrès sont lents, nous voulions effacer toute la tradition scientifique et recommencer à zéro. La fonction de la démarche rationnelle est de remanier, de bouleverser la science, mais non de la balayer d’un seul coup. Il est possible de créer une théorie nouvelle, mais celle-ci n’est élaborée que dans le but de résoudre les problèmes devant lesquels l’ancienne théorie était restée impuissante.
B. Évolution des traditions
Nous venons d’analyser rapidement la fonction de la tradition dans la vie sociale. Les conclusions auxquelles nous sommes parvenus nous permettront peut-être de montrer comment naissent les traditions, comment elles se transmettent et comment elles se transforment en stéréotypes - tous ces processus étant des effets imprévus de nos actions. Nous pouvons désormais comprendre pourquoi nous cherchons non seulement à connaître les lois qui régissent notre environnement naturel (et à les enseigner à d’autres, souvent sous la forme de mythes), mais nous cherchons aussi à connaître les traditions propres à notre environnement social. Cela nous explique également pourquoi certaines populations (particulièrement les peuples primitifs et les enfants) s’attachent plus généralement à tout ce qui dans leur vie est uniforme ou peut le devenir. C’est ainsi que ceux-ci s’attachent aux mythes et à tout ce qui présente un caractère de régularité dans leur propre comportement, tout d’abord parce qu’ils craignent l’irrégularité et le changement et qu’ils redoutent par conséquent d’en être eux-mêmes responsables ; ensuite, parce qu’ils cherchent à confirmer pour autrui le caractère rationnel et prévisible de leurs actions, espérant sans doute convaincre les autres d’agir comme eux. Ils cherchent à la fois à créer des traditions et à confirmer celles qu’ils rencontrent en y obéissant scrupuleusement et en insistant non sans obsessionalité pour que les autres s’y conforment également. C’est ainsi que naissent et se transmettent les tabous véhiculés par la tradition.
Voilà qui explique en partie la stricte intolérance d’ordre affectif qui caractérise tout traditionalisme, une intolérance contre laquelle les rationalistes se sont toujours et à juste titre élevés. Mais nous savons désormais que ces rationalistes qui, forts de leur lutte contre cette intolérance, en sont venus à attaquer les traditions en tant que telles, commettent une erreur. Il est sans doute possible d’affirmer maintenant que leur intention réelle était de remplacer l’intolérance des traditionalistes par une tradition nouvelle, la tradition de la tolérance ; et, plus généralement, de substituer à l’attitude qui respecte les tabous une autre attitude qui considère que les traditions sont là pour en susciter la critique, pour qu’on en pèse les avantages et les inconvénients, sans jamais perdre de vue leur qualité essentielle, c’est-à-dire le fait qu’elles sont des traditions établies. En effet, même si pour finir nous les rejetons afin de leur substituer des traditions meilleures (ou que nous croyons être telles), ayons toujours présent à l’esprit le fait que toute critique d’ordre social et toute amélioration de la vie sociale se réfèrent nécessairement à un système de traditions sociales dont certaines ne peuvent être critiquées qu’à l’aide d’autres. Il en va exactement de même dans le domaine de la science où tout progrès n’est accompli qu’au sein d’un système de théories scientifiques dont certaines sont critiquées à la lumière qu’y apportent d’autres.
C. Traditions et institutions
Une grande part de ce qui vient d’être dit des traditions peut également s’appliquer aux institutions, car, sous bien des aspects, leur ressemblance est étonnante. Il est néanmoins souhaitable, même si ce n’est sans doute pas essentiel, de maintenir dans l’usage courant de ces termes la différence qu’on peut y constater, et j’aimerais conclure mon propos en montrant les similitudes et les différences qui rapprochent et distinguent ces deux entités sociales. Je ne crois pas correct l’usage qui mobilise des définitions formelles [8] pour distinguer les termes « tradition » et « institution », car l’emploi qu’on en fait peut être expliqué à l’aide d’exemples. C’est d’ailleurs ce que j’ai déjà fait en parlant des établissements scolaires, des forces de l’ordre, des épiceries et de la Bourse, autant d’exemples d’institutions ; à un moment, j’ai donné quelques exemples de traditions, tels l’intérêt passionné pour la recherche scientifique, l’attitude critique des hommes de science, l’attitude de tolérance, l’intolérance des traditionalistes - ou, en l’occurrence, de certains rationalistes. Les institutions et les traditions ont de nombreux caractères communs : par exemple les sciences sociales ne peuvent les analyser qu’au niveau des individus, à travers leurs actions, leurs attitudes, leurs croyances, leurs espoirs et les relations qu’ils nouent entre eux. Mais nous pourrions dire que nous avons sans doute tendance à parler d’institutions lorsqu’un ensemble (variable) d’individus obéit à un système déterminé de normes ou assume certaines fonctions de prime abord sociales (telles l’enseignement, la police ou le petit commerce d’alimentation) qui réalisent certains objectifs de prime abord sociaux (tels que dispenser des connaissances, assurer la protection face à la violence ou assurer l’alimentation) ; tandis que nous parlerions plutôt de traditions lorsque nous voulons décrire une certaine uniformité dans les attitudes des individus, leurs modes de comportement, leurs finalités, leurs valeurs ou leurs goûts. Sans doute bien plus que ne le sont les institutions, ces traditions sont étroitement liées aux individus, à leurs attirances et à ce qu’ils rejettent, à leurs espoirs et à ce qu’ils craignent. Dans la théorie sociologique, les traditions sont en quelque sorte un moyen terme et se situent à un niveau intermédiaire entre les personnes et les institutions (nous parlons plus spontanément d’une « tradition vivante » que d’une « institution vivante »).
La différence entre institutions et traditions apparaît plus clairement si l’on se réfère à ce que j’ai parfois appelé l’ « ambivalence des institutions » [9], soit au fait que dans certaines circonstances une institution peut fonctionner d’une manière exactement opposée à sa fonction première ou « adéquate ». Dickens a beaucoup écrit sur la manière dont la fonction « propre » des internats a été détournée ; il est arrivé que la police, au lieu de protéger les personnes contre la violence et le chantage, ait menacé de recourir à la violence ou à l’emprisonnement pour exercer un chantage sur elles. De même, l’institution d’une opposition parlementaire, dont une des fonctions premières est d’empêcher le gouvernement de détourner l’argent des contribuables, a pu jouer un autre rôle dans certains pays et se faire complice de la majorité, toutes deux se répartissant alors à proportion le produit de la spoliation. L’ambivalence des institutions va de pair avec celle de leur nature, car elles remplissent certaines fonctions premières, mais par ailleurs elles ne peuvent qu’être contrôlées par des individus, qui sont faillibles, ou par d’autres institutions, qui donc sont elles aussi faillibles. Cette ambivalence peut être à n’en pas douter largement réduite grâce à des contrôles institutionnels soigneusement élaborés, mais il est impossible de la réduire entièrement. La bonne marche des institutions, tout comme la défense des places fortes, repose en définitive sur ceux qui les commandent ; et le mieux qu’on puisse atteindre grâce au contrôle institutionnel c’est de favoriser davantage ceux qui, s’il s’en trouve, veulent faire fonctionner les institutions conformément à la finalité qui leur est « propre ».
C’est là que les traditions sont susceptibles de jouer un rôle important en tant qu’intermédiaires entre les individus et les institutions. Bien entendu, les traditions elles aussi peuvent être détournées de leurs buts : une ambivalence comparable à celle que nous venons de décrire les affecte elles aussi ; mais elle ne les touche que dans une proportion moindre, dans la mesure où leur nature est moins instrumentale que celle des institutions. D’un autre côté, elles sont presque aussi impersonnelles que les institutions, moins personnelles mais plus prévisibles que les personnes qui dirigent les institutions. Il serait sans doute possible d’affirmer qu’à long terme le fonctionnement des institutions conformément à leur but « propre » est pour une large part commandé par les traditions. Ce sont ces traditions qui donnent aux personnes (qui sont éphémères) cette assise et cette détermination quant à leurs objectifs qui résistent à toute corruption. La tradition est en quelque sorte capable de prolonger, bien au-delà de leur vie, la vertu de ce qui était propre à l’esprit de ses fondateurs.
Du point de vue des emplois les plus significatifs de ces deux termes, on peut affirmer que l’une des connotations du mot « tradition » nous renvoie à la notion d’imitation pour désigner soit l’origine, soit la manière dont est transmise la tradition dont il est question. Cette connotation est à mon avis absente du terme « institution », car une institution peut ou non être créée par imitation et la continuation de son existence ne dépend pas de l’imitation. Par ailleurs, une part de ce que nous appelons des traditions peut être décrite comme s’il s’agissait d’institutions - et tout particulièrement d’institutions de cette microsociété où la tradition est généralement observée. Ainsi, la tradition rationaliste ou le fait d’adopter une attitude critique a été érigé en institution au sein de la microsociété des travailleurs scientifiques (un autre exemple : la tradition qui consiste à ne pas achever un homme qui est déjà vaincu est - à quelques exceptions près - une institution britannique). De même, on peut dire que la langue anglaise, bien qu’elle soit transmise par la tradition, est une institution, tandis que la pratique qui consiste à ne pas séparer, à l’infinitif, le verbe de sa préposition [10] est une tradition (bien que pour certaines personnes ce puisse être d’ordre institutionnel).
Conclusion. L’exemple de l’institution du langage et la responsabilité intellectuelle
On peut préciser encore ces réflexions en examinant certains aspects de cette institution qu’est le langage. K. Bühler a analysé la principale fonction du langage, la communication, à travers trois fonctions ; 1) la fonction d’expression : la communication sert à exprimer les sentiments ou les pensées du locuteur ; 2) la fonction d’appel, de déclenchement ou fonction conative : la communication vise à provoquer ou à faire apparaître certaines réactions chez l’interlocuteur,d’ordre linguistiquepar exemple ; 3) la fonction de représentation : la communicationdécrit un état de choses déterminé. Ces trois fonctions peuvent être isolées à ceci près que chacune, et c’estunerègle, ne va pas sans celle qui la précède, alors qu’elle n’est pas nécessairement accompagnée de celle qui lui succède (dans l’ordre que nous venons de donner). La première et la deuxième valent aussi pour les langages animaux, tandis que la troisième n’est caractéristique que du langage humain. Il est possible et d’après moi nécessaire d’ajouter une quatrième fonction aux trois fonctions de Bühler : à mon sens elle est décisive et il s’agit de : 4) la fonction argumentative ou explicative - elle est mobilisée lorsqu’on présente ou compare des discussions ou des explications qui se réfèrent à certaines questions ou à certains problèmes déterminés [11]. Certains langages peuvent mobiliser les trois premières fonctions sans jouir de la quatrième - par exemple, le langage de l’enfant au stade où il ne fait que « nommer » les objets [12]. Mais, dans la mesure où le langage en tant qu’institution possède ces fonctions, il peut être ambivalent. Par exemple, le locuteur peut l’employer pour dissimuler ses sentiments ou ses pensées autant que pour les exprimer, ou pour réprimer l’argumentation au lieu de la stimuler ; et il existe différentes traditions correspondant à chacune de ces fonctions. A titre d’exemple, la différence est tout à fait frappante entre les traditions italienne et anglaise (nous observons quant à nous la tradition du sous-entendu) qui correspondent l’une et l’autre à la fonction expressive propre à chacune des deux langues. Mais tout cela ne revêt son importance véritable que lorsqu’il s’agit des deux fonctions caractéristiques du langage humain : la fonction de représentation et la fonction argumentative. Dans sa fonction de représentation, le langage peut être défini comme le support de la vérité ; mais il peut aussi, bien entendu, devenir le support de la fausseté. En l’absence d’une tradition qui travaille contre cette ambivalence et encourage l’emploi du langage aux fins de la représentation correcte - du moins dans tous les cas où l’incitation à mentir n’est pas trop forte - la fonction de représentation du langage disparaîtrait, car les enfants n’apprendraient alors jamais cet usage-là du langage. Plus précieuse encore est sans doute la tradition qui lutte contre l’ambivalence propre à la fonction argumentative du langage : elle s’oppose aux sophismes et à la propagande qui mésusent du langage. Il s’agit de la tradition et de la discipline qui s’imposent de parler et de penser de manière claire : c’est la tradition de la critique, la tradition de la raison.
Les ennemis actuels de la raison veulent détruire cette tradition en s’efforçant de ruiner et de pervertir la fonction argumentative, et sans doute aussi la fonction représentative du langage ; non sans romantisme, ils opèrent une régression vers les fonctions émotives, c’est-à-dire vers la fonction expressive (on nous rebat les oreilles de l’« expression personnelle ») et sans doute vers la fonction conative ou d’appel. Cette tendance est manifestement à l’œuvre actuellement dans certaines formes de poésie, de prose ou de philosophie ; cette dernière se dispense d’argumentation, car les problèmes dont elle parle échappent à toute discussion. Ces modernes ennemis de la raison sont tantôt des antitraditionalistes en quête de nouveaux moyens plus percutants d’« expression personnelle » ou de « communication », et tantôt des traditionalistes qui hypostasient la sagesse de la tradition du langage. Les uns comme les autres soutiennent implicitement une théorie du langage qui ne voit pas plus loin que la première ou, à la rigueur, la deuxième de ses fonctions, tandis que dans leur pratique ils encouragent à déserter la raison et à fuir la prestigieuse tradition de la responsabilité intellectuelle.