Qu’est-ce que le Romantisme ?

28 janvier 2005

On se souvient peut-être, au moins chez mes amis, que j’ai commencé par me jeter sur la question du monde moderne, en faisant de grosses erreurs, de grosses exagérations, et, de toute façon, en nourrissant de grands espoirs. Je considérais, - à la suite de quelles expériences personnelles ?... - je considérais le pessimisme du XIXè siècle comme le symptôme d’une pensée plus vigoureuse que celle du XVIIIè - l’âge de Hume, de Kant, de Condillac et des sensualistes, - comme l’indice d’un courage mieux trempé, d’une vitalité plus triomphalement épanouie : si bien que je prenais la connaissance tragique pour le vrai luxe de notre culture ; j’y voyais le plus onéreux, le plus noble et le plus dangereux des gaspillages, tout en pensant qu’il demeurait licite vu l’abondance du superflu. J’interprétais de même façon notre musique comme l’expression d’une puissance dionysiaque de l’âme allemande ; je croyais entendre gronder en elle le séisme dans lequel se décharge enfin, sans souci d’ébranler tout ce qu’on appelle culture, une force élémentaire qui a été comprimée depuis le plus lointain passé. On le voit, je méconnaissais dans le pessimisme allemand, aussi bien que dans cette musique, ce qui leur donne leur véritable caractère : le romantisme.

Qu’est-ce que le romantisme ? Tout art, toute philosophie peuvent être considérés comme des remèdes de la vie, adjuvants de sa croissance ou baumes des combats : ils postulent toujours et souffrance et souffrants. Mais ces derniers sont de deux sortes : pour les uns la souffrance provient d’une surabondance de vie ; ils réclament un art dionysiaque, et veulent, concrète ou abstraite, une vision tragique de la vie ; les autres souffrent au contraire d’un appauvrissement de cette vie  ; ils demandent à l’art et à la connaissance le repos, le silence, la mer d’huile, l’oubli de soi, ou, à l’autre pôle, l’ivresse, les frénésies, l’étourdissement et la folie. C’est au double besoin de ces derniers que tout romantisme répond dans les arts et la connaissance ; c’est à lui que répondirent - et que répondent encore - et Schopenhauer et Wagner, pour nommer les deux romantiques les plus fameux et les plus expressifs au sens desquels je me sois mépris, tout à leur avantage, d’ailleurs, on me l’accordera sans peine. L’être le plus débordant de vie, le dionysiaque, dieu ou homme, peut se permettre non seulement de regarder l’énigmatique et l’effrayant, mais de commettre aussi l’effroyable, et de se livrer à n’importe quel luxe de destruction, de bouleversement, de négation ; la méchanceté, l’insanité, la laideur lui semblent permises en vertu d’un excès de forces créatrices qui peuvent faire du désert même un sol fécond. Ce serait au contraire l’être le plus souffrant, le plus pauvre en force vitale qui aurait le plus grand besoin de douceur, d’aménité, de bonté et dans l’acte et dans la pensée ; qui aurait besoin, si possible, d’un Dieu, qui serait tout particulièrement celui des malades, d’un a Sauveur » ; ce serait lui qui aurait aussi le plus grand besoin de la logique, de l’intelligibilité abstraite de l’existence, - car la logique rassure et encourage - ce serait lui qui aurait, en un mot, le plus grand besoin des petits coins capitonnés d’où la crainte semble bannie et des remparts de l’optimisme. C’est à l’aide de ces réflexions que j’ai vu petit à petit le personnage d’Épicure se dessiner comme le contraire du pessimiste dionysiaque, tout de même que le a chrétien » qui n’est en fait qu’une façon d’Épicurien, un romantique foncier, comme l’autre ; mon oeil s’est mis à percevoir avec une acuité de plus en plus pénétrante les relations de cause à effet qui permettent - déduction difficile entre toutes, captieuse et qui a fait trébucher le plus grand nombre de penseurs, - qui permettent de déduire un auteur de son oeuvre, de conclure de l’action à celui qui agit, d’un idéal à l’homme qui en éprouve la nécessité impérieuse, et, de toute façon de penser et d’apprécier, au besoin qui la commande en secret.

Quand il s’agit de juger d’une valeur esthétique, je me base donc maintenant sur cette distinction capitale, et je me demande dans chaque cas : a est-ce une faim ou une surabondance qui a poussé à la création ? » Il semblerait à première vue qu’une autre distinction s’imposât davantage, parce qu’elle saute plus vivement aux yeux, savoir : est-ce un désir de fixer, d’éterniser, un besoin d’être, qui a motivé la création ? ou au contraire un besoin de détruire et de changer, un besoin d’innovation, d’avenir, de devenir  ? Mais ces deux besoins, à y regarder de plus près, restent ambigus, et leur ambiguïté se décompose pour tous deux suivant le schéma précédent que je préfère, à bon droit, il me semble. Le besoin de destruction, de changement, de devenir peut être l’expression d’une force surabondante, d’une force grosse d’avenir (que j’appelle, comme on sait, « dionysiaque »), mais ce peut être aussi la haine du raté, du déficient, du déshérité, qui détruit, qui est forcé de détruire parce que l’état de choses existant, pis, tout état de choses existant, tout être même, le révolte et l’irrite ; observez de près nos anarchistes pour comprendre cette passion. La volonté d’éterniser nécessite elle aussi deux interprétations [1]. Elle peut, d’une part, provenir de l’amour, de la gratitude (l’art qu’elle inspire, dans ce cas, est toujours art d’apothéose ; dithyrambique avec Rubens, sérieusement moqueur avec Hafiz, lumineux et bienveillant avec Goethe, il répand sur toute chose une lumière homérique, il auréole son moindre objet). Mais elle peut être aussi le désir tyrannique d’un homme qui souffre atrocement, qui lutte en proie à de cruelles tortures et qui voudrait marquer au coin d’une loi qui oblige et d’une contrainte inévitable l’idiosyncrasie de son mal, tout ce qu’il a de plus personnel, de plus particulier, de plus étroit ; qui se venge, en somme, sur toutes choses en les marquant à son image, à l’image de sa torture, en la leur brûlant sur la peau. Cette dernière forme du besoin d’éterniser c’est le pessimisme romantique sous son aspect le plus expressif, qu’il se fasse avec Schopenhauer philosophie de la volonté, ou qu’il adopte avec Wagner une traduction musicale ; c’est le pessimisme romantique, le dernier grand événement dans l’histoire des destinées de notre civilisation. (Qu’on puisse concevoir un tout autre pessimisme, un pessimisme classique, c’est un pressentiment à moi, c’est une vision qui m’appartient, mon proprium et mon ipsissimum : à ceci près que mon oreille répugne un peu au mot « classique » , mot trop usé, trop effrité, qui est devenu méconnaissable. J’appelle donc ce pessimisme de l’avenir- car il vient ! je le vois venir ! - le pessimisme dionysiaque.)

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