Rousseau

Que l’état de guerre naît de l’état social

Peut-il être juste de vouloir la guerre ?

Mais, quand il serait vrai que cette convoitise illimitée et indomptable serait développée dans tous les hommes au point que le suppose notre sophiste, encore ne produirait-elle pas cet état de guerre universelle de chacun contre tous, dont Hobbes ose tracer l’odieux tableau. Ce désir effréné de s’approprier toutes choses est incompatible avec celui de détruire tous ses semblables ; et le vainqueur, qui, ayant tout tué aurait le malheur de rester seul au monde, n ’y jouirait de rien parce la même qu’il aurait tout. Les richesses elles-mêmes, à quoi sont-elles bonnes si ce n’est à être communiquées ; que lui servirait la possession de tout l’univers s’il en était l’unique habitant ? Quoi ? Son estomac dévorera-t-il tous les fruits de la terre ? Qui lui rassemblera les productions de tous les climats ; qui portera le témoignage de son empire dans les vastes solitudes qu’il n ’habitera point ? Que fera-t-il de ses trésors, qui consommera ses denrées, à quels yeux étalera-t-il son pouvoir ? J’entends. Au lieu de tout massacrer, il mettra tout dans les fers pour avoir au moins des esclaves. Cela change à l’instant tout l’état de la question ; et puisqu’il n’est plus question de détruire, l’état de guerre est anéanti. Que le lecteur suspende ici son jugement. Je n’oublierai pas de traiter ce point.

L ’homme est naturellement pacifique et craintif, au moindre danger son premier mouvement est de fuir ; il ne s’aguerrit qu’à force d’habitude et d’expérience. L’honneur, l’intérêt, les préjugés, la vengeance, toutes les passions qui peuvent lui faire braver les périls et la mort, sont loin de lui dans l’état de nature. Ce n’est qu’après avoir fait société avec quelque homme qu’il se détermine à en attaquer un autre ; et il ne devient soldat qu’après avoir été citoyen . On ne voit pas là de grandes dispositions à faire la guerre à tous ses semblables. Mais c’est trop m’arrêter sur un système aussi révoltant qu’absurde, qui a déjà cent fois été réfuté.

Il n ’y a donc point de guerre générale d’homme à homme ; et l’espèce humaine n’a pas été formée uniquement pour s’entre-détruire. Reste à considérer la guerre accidentelle et particulière qui peut naître entre deux ou plusieurs individus.

Si la loi naturelle n’était écrite que dans la raison humaine elle serait peu capable de diriger la plupart de nos actions, mais elle est encore gravée dans le cœur de l’homme en caractères ineffaçables et c’est là qu’elle lui parle plus fortement que tous les préceptes des philosophes ; c’est là qu’elle lui crie qu’il ne lui est permis de sacrifier la vie de son semblable qu’à la conservation de la sienne, et qu’elle lui fait horreur de verser le sang humain sans colère, même quand il s’y voit obligé.

Je conçois que dans les querelles sans arbitres qui peuvent s’élever dans l’état de nature un homme irrité pourra quelquefois en tuer un autre soit à force ouverte, soit par surprise . Mais s’il s’agit d’une guerre véritable qu’on imagine dans quelle étrange position doit être ce même homme pour ne pouvoir conserver sa vie qu’aux dépens de celle d’un autre et que par un rapport établi entre eux il faille que l’un meure pour que l’autre vive. La guerre est un état permanent qui suppose des relations constantes, et ces relations ont très rarement lieu d’homme à homme, où tout est entre les individus dans un flux continuel qui change incessamment les rapports et les intérêts. De sorte qu’un sujet de dispute s’élève et cesse presqu’au même instant, qu’une querelle commence et finit en un jour, et qu’il peut y avoir des combats et des meurtres mais jamais ou très rarement de longues inimitiés et des guerres.

Dans l’état civil, où la vie de tous les citoyens est au pouvoir du souverain et où nul n’a droit de disposer de la sienne ni de celle d’autrui, l’état de guerre ne peut avoir lieu non plus entre les particuliers ; et quant aux duels, défis, cartels, appels en combat singulier, outre que c’était un abus illégitime et barbare d’une constitution toute militaire, il n’en résultait pas un véritable état de guerre, mais une affaire particulière qui se vidait en temps et lieu limités, tellement que pour un second combat il fallait un nouvel appel. On en doit excepter les guerres privées qu’on suspendait par des trêves journalières appelées la paix de Dieu et qui reçurent la sanction par les établissements de saint Louis. Mais cet exemple est unique dans l’histoire.

On peut demander encore si les rois qui dans le fait sont indépendants de puissance humaine pourraient établir entre eux des guerres personnelles et particulières, indépendantes de celles de l’État. C’est là certainement une question oiseuse, car ce n’est pas comme on sait la coutume des princes d’épargner autrui pour s’exposer personnellement. De plus cette question dépend d’une autre qu’il ne m’appartient pas de décider : savoir si le prince est soumis lui-même aux lois de l’État ou non ; car s’il y est soumis, sa personne est liée et sa vie appartient à l’État, comme celle du dernier citoyen Mais si le prince est au-dessus des lois il vit dans le pur état de nature et ne doit compte ni à ses sujets ni à personne d’aucune de ses actions.

DE L’ÉTAT SOCIAL

Nous entrons maintenant dans un nouvel ordre de choses. Nous allons voir les hommes unis par une concorde artificielle se rassembler pour s’entrégorger et toutes les horreurs de la guerre naître des soins qu’on avait pris pour la prévenir. Mais il importe premièrement de se former sur l’essence du corps politique des notions plus exactes que l’on n’a fait jusqu’ici. Que le lecteur songe seulement qu’il s’agit moins ici d’histoire et de faits, que de droit et de justice, et que j’examine les choses par leur nature plutôt que par nos préjugés. De la première société formée s’ensuit nécessairement la formation de toutes les autres. Il faut en faire partie ou s’unir pour lui résister. Il faut l’imiter ou se laisser engloutir par elle.

Ainsi toute la face de la terre est changée ; partout la nature a disparu ; partout l’art humain a pris sa place, l’indépendance et la liberté naturelle ont fait place aux lois et à l’esclavage, il n’existe plus d’être libre ; le philosophe cherche un homme et n’en trouve plus. Mais c’est en vain qu’on pense anéantir la nature, elle renaît et se montre où l’on l’attendait le moins. L’indépendance qu’on ôte aux hommes se réfugie dans les sociétés, et ces grands corps, livrés à leurs propres impulsions, produisent des chocs plus terribles à proportion que leurs masses l’emportent sur celles des individus.

Mais dira-t-on chacun de ces corps ayant une assiette aussi solide comment est-il possible qu’ils viennent jamais à s’entre-heurter ? Leur propre constitution ne devrait-elle pas les maintenir entre eux dans une paix éternelle ? Sont-ils obligés comme les hommes d’aller chercher au-dehors de quoi pourvoir à leurs besoins ? N’ont-ils pas en eux-mêmes tout ce qui est nécessaire à leur conservation ? La concurrence et les échanges sont-ils une source de discorde inévitable et dans tous les pays du monde les habitants n’ont-ils pas existé avant le commerce, preuve invincible qu’ils y pouvaient subsister sans lui ?

« Fin du chapitre. il n ’y a point de guerre entre les hommes : il n’y en a qu’entre les États. »

A cela, je pourrais me contenter de répondre par les faits et je n’aurais point de réplique à craindre mais je n’ai pas oublié que je raisonne ici sur la nature des choses et non sur des événements qui peuvent avoir mille causes particulières, indépendantes du principe commun. Mais considérons attentivement la constitution des corps politiques et quoiqu’à la rigueur chacun suffise à sa propre conservation, nous trouverons que leurs mutuelles relations ne laissent pas d’être beaucoup plus intimes que celles des individus. Car l ’homme, au fond n’a nul rapport nécessaire avec ses semblables, il peut subsister sans leur concours dans toute la vigueur possible ; il n’a pas tant besoin des soins de l’homme que des fruits de la terre ; et la terre produit plus qu’il ne faut pour nourrir tous ses habitants. Ajoutez que l’homme a un terme de force et de grandeur fixé par la nature et qu’il ne saurait passer. De quelque sens qu’il s’envisage, il trouve toutes ses facultés limitées. Sa vie est courte, ses ans sont comptés Son estomac ne s’agrandit pas avec ses richesses, ses passions ont beau s’accroître, ses plaisirs ont leur mesure, son cœur est borné comme tout le reste, sa capacité de jouir est toujours la même. Il a beau s’élever en idée, il demeure toujours petit.

L’État au contraire étant un corps artificiel n’a nulle mesure déterminée, la grandeur qui lui est propre est indéfinie, il peut toujours l’augmenter, il se sent faible tant qu’il en est de plus forts que lui. Sa sûreté, sa conservation, demandent qu’il se rende plus puissant que tous ses voisins. Il ne peut augmenter, nourrir, exercer ses forces qu’à leurs dépens, et s’il n’a pas besoin de chercher sa subsistance hors de lui-même, il y cherche sans cesse de nouveaux membres qui lui donnent une consistance plus inébranlable. Car l’inégalité des hommes a des bornes posées par les mains de la nature, mais celle des sociétés peut croître incessamment, jusqu’à ce qu’une seule absorbe toutes les autres. Ainsi la grandeur du corps politique étant purement relative, il est forcé de se comparer sans cesse pour se connaître ; il dépend de tout ce qui l’environne, et doit prendre intérêt à tout ce qui s’y passe car il aurait beau vouloir se tenir au-dedans de lui sans rien gagner ni perdre ; il devient petit ou grand, faible ou fort, selon que son voisin s’étend ou se resserre et se renforce ou s’affaiblit. Enfin sa solidité même, en rendant ses rapports plus constants donne un effet plus sûr à toutes ses actions et rend toutes ses querelles plus dangereuses

Il semble qu’on ait pris à tâche de renverser toutes les vraies idées des choses. Tout porte l’homme naturel au repos ; manger et dormir sont les seuls besoins qu’il connaisse ; et la faim seule l’arrache à la paresse. On en a fait un furieux toujours prompt à tourmenter ses semblables par des passions qu’il ne connaît point ; au contraire ces passions exaltées au sein de la société par tout ce qui peut les enflammer passent pour n ’y pas exister. Mille écrivains ont osé dire que le corps politique est sans passions et qu’il n ’y a point d’autre raison d’état que la raison même. Comme si l’on ne voyait pas au contraire que l’essence de la société consiste dans l’activité de ses membres et qu’un État sans mouvement ne serait qu’un corps mort. Comme si toutes les histoires du monde ne nous montraient pas les sociétés les mieux constituées être aussi les plus actives, et soit au-dedans soit au-dehors l’action et réaction continuelle de tous leurs membres porter témoignage de la vigueur du corps entier.

La différence de l’art humain à l’ouvrage de la nature se fait sentir dans ses effets, les citoyens ont beau s’appeler membres de l’État, ils ne sauraient s’unir à lui comme de vrais membres le sont au corps ; il est impossible de faire que chacun d’eux n’ait pas une existence individuelle et séparée, par laquelle il peut seul suffire à sa propre conservation ; les nerfs sont moins sensibles, les muscles ont moins de vigueur, tous les liens sont plus lâches, le moindre accident peut tout désunir.

Que l’on considère combien dans l’agrégation du corps politique, la force publique est inférieure à la somme des forces particulières, combien il y a, pour ainsi dire, de frottement dans le jeu de toute la machine et l’on trouvera que toute proportion gardée I ’homme le plus débile a plus de force pour sa propre conservation que l’État le plus robuste n’en a pour la sienne.

Il faut donc, pour que cet État subsiste que la vivacité de ses passions supplée à celle de ses mouvements, et que sa volonté s’anime autant que son pouvoir se relâche. C’est la loi conservatrice que la nature elle-même établit entre les espèces et qui les maintient toutes malgré leur inégalité. C’est aussi, pour le dire en passant, la raison pour quoi les petits États ont à proportion plus de vigueur que les grands, car la sensibilité publique n’augmente pas avec le territoire, plus il s’étend, plus la volonté s’attiédit, plus les mouvements s’affaiblissent et ce grand corps surchargé de son propre poids, s’affaisse, tombe en langueur et dépérit.

Ces exemples suffisent pour donner une idée des divers moyens dont on peut affaiblir un état et de ceux dont la guerre semble autoriser l’usage pour nuire à son ennemi ; à l’égard des traités dont quelqu’un de ces moyens sont les conditions, que sont au fond de pareilles paix, sinon une guerre continuée avec d’autant plus de cruauté que l’ennemi vaincu n’a plus le droit de se défendre ? J’en parlerai dans un autre lieu .

Joignez à tout cela les témoignages sensibles de mauvaise volonté, qui annoncent l’intention de nuire comme de refuser à une puissance les titres qui lui sont dus, de méconnaître ses droits, rejeter ses prétentions, d’ôter à ses sujets la liberté du commerce, de lui susciter des ennemis ; enfin, d’enfreindre à son égard le droit des gens, sous quelque prétexte que ce puisse être.

Ces diverses manières d’offenser un corps politique ne sont toutes ni également pratiquables, ni également utiles à celui qui les emploie ; et celles dont résulte à la fois notre propre avantage et le préjudice de l’ennemi sont naturellement préférées. La terre, l’argent, les hommes, toutes les dépouilles qu’on peut s’approprier, deviennent ainsi les principaux objets des hostilités réciproques. Cette basse avidité changeant insensiblement les idées des choses, la guerre enfin dégénère en brigandage, et d’ennemis et guerriers on devient peu à peu tyrans et voleurs.

De peur d’adopter sans y songer ces changements d’idées, fixons d’abord les nôtres par une définition, et tâchons de la rendre si simple qu’il soit impossible d’en abuser .

J’appelle donc guerre de puissance à puissance l’effet d’une disposition mutuelle, constante et manifestée de détruire l’État ennemi, ou de l’affaiblir au moins par tous les moyens qu’on le peut. Cette disposition réduite en acte est la guerre proprement dite ; tant qu’elle reste sans effet, elle n’est que l’état de guerre.

Je prévois une objection : puisque selon moi l’état de guerre est naturel entre les puissances, pourquoi la disposition dont elle résulte a-t-elle besoin d’être manifestée ? A cela je réponds que j’ai parlé ci-devant de l’état naturel, que je parle ici de l’état légitime, et que je ferai voir ci-après comment, pour le rendre tel, la guerre a besoin d’une déclaration.

DISTINCTIONS FONDAMENTALES

Je prie les lecteurs de ne point oublier que je ne cherche pas ce qui rend la guerre avantageuse à celui qui la fait, mais ce qui la rend légitime. Il en coûte presque toujours pour être juste. Est-on pour cela dispensé de l’être ?

S’il n’y eut jamais, et qu’il ne puisse y avoir, de véritable guerre entre les particuliers, qui sont donc ceux entre lesquels elle a lieu et qui peuvent s’appeler réellement ennemis ? Je réponds que ce sont les personnes publiques. Et qu’est-ce qu’une personne publique ? Je réponds que c’est cet être moral qu’on appelle souverain, à qui le pacte social a donné l’existence, et dont toutes les volontés portent le nom de lois. Appliquons ici les distinctions précédentes ; on peut dire, dans les effets de la guerre, que c’est le souverain qui fait le dommage et l’État qui le reçoit.

Si la guerre n’a lieu qu’entre des êtres moraux, on n’en veut point aux hommes, et l’on peut la faire sans ôter la vie à personne. Mais ceci demande explication.

A n’envisager les choses que selon la rigueur du pacte social, la terre, l’argent, les hommes, et tout ce qui est compris dans l’enceinte de l’État, lui appartient sans réserve. Mais les droits de la société, fondés sur ceux de la nature, ne pouvant les anéantir, tous ces objets doivent être considérés sous un double rapport : savoir, le sol comme territoire public et comme patrimoine 163 des particuliers ; les biens comme appartenant dans un sens au souverain et dans un autre aux propriétaires ; les habitants comme citoyens et comme hommes. Au fond, le corps politique, n’étant qu’une personne morale, n’est qu’un être de raison. Ôtez la convention publique, à l’instant l’État est détruit sans 1a moindre altération dans tout ce qui le compose ; et jamais toutes les conventions des hommes ne sauraient changer rien dans le physique des choses 16. Qu’est-ce donc que faire la guerre à un souverain ? C’est attaquer la convention publique et tout ce qui en résulte ; car l’essence de l’État ne consiste qu’en cela. Si le pacte social pouvait être tranché d’un seu1 coup, à l’instant il n ’y aurait plus de guerre ; et de ce seul coup l’État serait tué, sans qu’il mourût un seul homme. Aristote dit que pour autoriser les cruels traitements qu’on faisait souffrir à Sparte aux Ilotes, les Éphores, en entrant en charge. leur déclaraient solennellement la guerre .

Cette déclaration était aussi superflue que barbare. L’état de guerre subsistait nécessairement entre eux par cela seul que les uns étaient les maîtres, et les autres les esclaves. Il n’est pas douteux que, puisque les Lacédémoniens tuaient les Ilotes, les Ilotes ne fussent en droit de tuer les Lacédémoniens.

J’ouvre les livres de droit et de morale, j’écoute les savants et les jurisconsultes et pénétré de leurs discours insinuants, je déplore les misères de la nature, j’admire la paix et la justice établies par l’ordre civil, je bénis la sagesse des institutions publiques et me console d’être homme en me voyant citoyen. Bien instruit de mes devoirs et de mon bonheur, je ferme le livre, sors de la classe, et regarde autour de moi ; je vois des peuples infortunés gémissants sous un joug de fer, le genre humain écrasé par une poignée d’oppresseurs, une foule affamée, accablée de peine et de faim, dont le riche boit en paix le sang et les larmes, et partout le fort armé contre le faible du redoutable pouvoir des lois .

Tout cela se fait paisiblement et sans résistance ; c’est la tranquillité des compagnons d’Ulysse enfermés dans la caverne du Cyclope, en attendant qu’ils soient dévorés. Il faut gémir et se taire. Tirons un voile éternel sur ces objets d’horreur. J’élève les yeux et regarde au loin. J’aperçois des feux et des flammes, des campagnes désertes , des villes au pillage. Hommes farouches, où traînez-vous ces infortunés ? J’entends un bruit affreux ; quel tumulte ! quels cris ! J’approche ; je vois un théâtre de meurtres, dix mille hommes égorgés, les morts entassés par monceaux, les mourants foulés aux pieds des chevaux, partout l’image de la mort et de l’agonie. C’est donc là le fruit de ces institutions pacifiques ! La pitié, l’indignation s’élèvent au fond de mon cœur. Ah philosophe barbare ! viens nous lire ton livre sur un champ de bataille !

Quelles entrailles d’hommes ne seraient émues à ces tristes objets ? Mais il n’est plus permis d’être homme et de plaider la cause de l’humanité. La justice et la vérité doivent être pliées à l’intérêt des plus puissants : c’est la règle. Le peuple ne donne ni pensions, ni emplois, ni chaires, ni places d’académies ; en vertu de quoi le protégerait-on ? Princes magnanimes je parle au nom du corps littéraire ; opprimez le peuple en sûreté de conscience ; c’est de vous seuls que nous attendons tout ; le peuple ne nous est bon à rien.

Comment une aussi faible voix se ferait-elle entendre à travers tant de clameurs vénales ? Hélas ! il faut me taire ; mais la voix de mon cœur ne saurait-elle percer à travers un si triste silence ? Non ; sans entrer dans d’odieux détails qui passeraient pour satiriques par cela seul qu’ils seraient vrais, je me bornerai, comme j’ai toujours fait, à examiner les établissements humains par leurs principes ; à corriger, s’il se peut, les fausses idées que nous en donnent des auteurs intéressés ; et à faire au moins que l’injustice et la violence ne prennent pas impudemment le nom de droit et d’équité.

La première chose que je remarque, en considérant la position du genre humain, c’est une contradiction manifeste dans sa constitution, qui la rend toujours vacillante. D’homme à homme, nous vivons dans l’état civil et soumis aux lois. de peuple à peuple, chacun jouit de la liberté naturelle : ce qui rend au fond notre situation pire que si ces distinctions étaient inconnues. Car vivant à la fois dans l’ordre social et dans l’état de nature, nous sommes assujettis aux inconvénients de l’un et de l’autre, sans trouver la sûreté dans aucun des deux. La perfection de l’ordre social consiste, il est vrai, dans le concours de la force et de la loi ; mais il faut pour cela que la loi dirige la force ; au lieu que, dans les idées de l’indépendance absolue des princes, la seule force, parlant aux citoyens sous le nom de loi et aux étrangers sous le nom de raison d’État, ôte à ceux-ci le pouvoir et aux autres la volonté de résister, en sorte que le vain nom de justice ne sert partout que de sauvegarde à la violence.

Quant à ce qu’on appelle communément le droit des gens, il est certain que, faute de sanction, ses lois ne sont que des chimères plus faibles encore que la loi de nature. Celle-ci parle au moins au cœur des particuliers au lieu que, le droit des gens n’ayant d’autre garant que l’utilité de celui qui s’y soumet, ses décisions ne sont respectées qu’autant que l’intérêt les confirme. Dans la condition mixte où nous nous trouvons, auquel des deux systèmes qu’on donne la préférence, en faisant trop ou trop peu, nous n’avons rien fait, et nous sommes mis dans le pire état où nous puissions nous trouver . Voilà, ce me semble, la véritable origine des calamités publiques.

Mettons un moment ces idées en opposition avec l’horrible système de Hobbes ; et nous trouverons, tout au rebours de son absurde doctrine, que bien loin que l’état de guerre soit naturel à l’homme, la guerre est née de la paix, ou du moins des précautions que les hommes ont prises pour s’assurer une paix durable. Mais, avant que d’entrer dans cette discussion, tâchons d’expliquer ce qu’il..

Qui peut avoir imaginé sans frémir le système insensé de la guerre naturelle de chacun contre tous ? Quel étrange animal que celui qui croirait son bien attaché à la destruction de toute son espèce et comment concevoir que cette espèce, aussi monstrueuse et aussi détestable, pût durer seulement deux générations ? Voilà pourtant jusqu’où le désir ou plutôt la fureur d’établir le despotisme et l’obéissance passive ont conduit un des plus beaux génies qui aient existé. Un principe aussi féroce était digne de son objet.

L’état de société qui contraint toutes nos inclinations naturelles ne les saurait pourtant anéantir . malgré nos préjugés et malgré nous-mêmes, elles parlent encore au fond de nos cœurs et nous ramènent souvent au vrai que nous quittons pour des chimères. Si cette inimitié mutuelle et destructive était attachée à notre constitution, elle se ferait donc sentir encore et nous repousserait malgré nous, à travers toutes les chaînes sociales. L’affreuse haine de l’humanité rongerait le cœur de l’homme. Il s’affligerait à la naissance de ses propres enfants . il se réjouirait à la mort de ses frères ; et lorsqu’il trouverait quelqu’un endormi son premier mouvement serait de le tuer.

La bienveillance qui nous fait prendre part au bonheur de nos semblables, la compassion qui nous identifie avec celui qui souffre et nous afflige de sa douleur, seraient des sentiments inconnus et directement contraires à la nature. Ce serait un monstre qu’un homme sensible et pitoyable ; et nous serions naturellement ce que nous avons bien de la peine à devenir au milieu de la dépravation qui nous poursuit.

Le sophiste dirait en vain que cette mutuelle inimitié n’est pas innée et immédiate, mais fondée sur la concurrence inévitable du droit de chacun sur toutes choses. Car le sentiment de ce prétendu droit n’est pas plus naturel à l’homme que la guerre qu’il en fait naître.

Je l’ai déjà dit et je ne puis trop le répéter l’erreur de Hobbes et des philosophes est de confondre l’homme naturel avec les hommes qu’ils ont sous les yeux, et de transporter dans un système un être qui ne peut subsister que dans un autre. L ’homme veut son bien-être et tout ce qui peut y contribuer ; cela est incontestable. Mais naturellement ce bien-être de l’homme se borne au nécessaire physique ; car, quand il a l’âme saine et que son corps ne souffre pas, que lui manque-t-il pour être heureux selon sa constitution ? Celui qui n’a rien désire peu de chose ; celui qui ne commande à personne a peu d’ambition. Mais le superflu éveille la convoitise ; plus on obtient, plus on désire. Celui qui a beaucoup veut tout avoir ; et la folie de la monarchie universelle n’a jamais tourmenté que le cœur d’un grand roi. Voilà la marche de la nature, voilà le développement des passions. Un philosophe superficiel observe des âmes cent fois repétries et fermentées dans le levain de la société et croit avoir observé l’homme. Mais pour le bien connaître, il faut savoir démêler la gradation naturelle de ses sentiments et ce n’est point chez les habitants d’une grande ville qu’il faut chercher le premier trait de la nature dans l’empreinte du cœur humain.

Ainsi, cette méthode analytique n’offre-t-elle qu’abîmes et mystères, où le plus sage comprend le moins. Qu’on demande pourquoi les mœurs se corrompent à mesure que les esprits s’éclairent ; n’en pouvant trouver la cause, ils auront le front de nier le fait. Qu’on demande pourquoi les sauvages transportés parmi nous ne partagent ni nos passions ni nos plaisirs , et ne se soucient point de tout ce que nous désirons avec tant d’ardeur. Ils ne l’expliqueront jamais, ou ne l’expliqueront que par mes principes. Ils ne connaissent que ce qu’ils voient et n’ont jamais vu la nature. Ils savent fort bien ce que c’est qu’un bourgeois de Londres ou de Paris ; mais ils ne sauront jamais ce que c’est qu’un homme.

Rousseau, Que l’état de guerre naît de l’état social, Seuil, L’Intégrale, t.II, p.381-397