Jacob

Relativité de la vérité scientifique et fanatisme

Contrairement à ce qu’on croit souvent, l’important dans la science, c’est autant l’esprit que le produit. C’est autant l’ouverture, la primauté de la critique, la soumission à l’imprévu, si contrariant soit-il, que le résultat, si nouveau soit-il. Il y a belle lurette que les scientifiques ont renoncé à l’idée d’une vérité ultime et intangible, image exacte d’une « réalité » qui attendrait au coin de la rue d’être dévoilée. Ils savent maintenant devoir se contenter du partiel et du provisoire. Une telle démarche procède souvent à l’encontre de la pente naturelle à l’esprit humain qui réclame unité et cohérence dans sa représentation du monde sous ses aspects les plus divers. De fait, ce conflit, entre l’universel et le local, entre l’éternel et le provisoire, on le voit périodiquement réapparaître dans une série de polémiques opposant ceux qui refusent une vision totale et imposée du monde à ceux qui ne peuvent s’en passer. Que la vie et l’homme soient devenus objets de recherche et non plus de révélation, peu l’acceptent.

Depuis quelques années, on fait beaucoup de reproches aux scientifiques. On les accuse d’être sans cœur et sans conscience, de ne pas s’intéresser au reste de l’humanité ; et même d’être des individus dangereux qui n’hésitent pas à découvrir des moyens de destruction et de coercition terribles et à s’en servir. C’est leur faire beaucoup d’honneur. La proportion d’imbéciles et de malfaisants est une constante qu y on retrouve dans tous les échantillons d’une population, chez les scientifiques comme chez les agents d’assurances, chez les écrivains comme chez les paysans, chez les prêtres comme chez les hommes politiques. Et malgré le Dr Frankenstein et le Dr Folamour, les catastrophes de l’histoire sont le fait moins des scientifiques que des prêtres, et des hommes politiques.
Car ce n’est pas seulement l’intérêt qui fait s’entretuer les hommes. C’est aussi le dogmatisme. Rien n’est aussi dangereux que la certitude d’avoir raison. Rien ne cause autant de destruction que l’obsession d’une vérité considérée comme absolue. Tous les crimes de l’histoire sont des conséquences de quelque fanatisme. Tous les massacres ont été accomplis par vertu, au nom de la religion vraie, du nationalisme légitime, de la politique idoine [1], de l’idéologie juste ; bref au nom du combat contre la vérité de l’autre, du combat contre Satan. Cette froideur et cette objectivité qu’on reproche si souvent aux scientifiques, peut-être conviennent-elles mieux que la fièvre et la subjectivité pour traiter certaines affaires humaines. Car ce ne sont pas les idées de la science qui engendrent les passions. Ce sont les passions qui utilisent la science pour soutenir leur cause. La science ne conduit pas au racisme et à la haine. C’est la haine qui en appelle à la science pour justifier son racisme. On peut reprocher à certains scientifiques la fougue qu’ils apportent parfois à défendre leurs idées. Mais aucun génocide n’a encore été perpétré pour faire triompher une théorie scientifique. À la fin de ce XXe siècle, il devrait être clair pour chacun qu’aucun système n’expliquera le monde dans tous ses aspects et tous ses détails. Avoir contribué à casser l’idée d’une vérité intangible et éternelle n’est peut-être pas l’un des moindres titres de gloire de la démarche scientifique.

[1Idoine : appropriée.

François Jacob, Les jeu des possibles , Avant-Propos, Fayard, 1982.