"Spectacle à satiété", par ÉRIC AESCHIMANN

1er janvier 2009

L’humeur est à la « mélancolie de gauche ». Fin de l’histoire, effondrement des utopies, perte des valeurs, absence des idées, dégradation de la vie sociale, vulgarité d’Internet, comédie des hommes politiques. Décidément, c’était mieux avant. On notera que, dans son énumération, le « pessimisme culturel » omet la condition ouvrière. Il est vrai que, sur la question sociale, la nostalgie dévoile son absurdité : il ne faisait pas plus bon être smicard hier qu’aujourd’hui. En revanche, dans le champ artistique, le pessimisme se déchaîne et son message est clair : depuis que tout le monde y a accès, la culture est devenue un spectacle permanent dont se repaît une foule ivre de sa propre ignorance (telle est au fond la définition de l’individualisme, pour Finkelkraut ou un Michéa : l’ère des incultes fiers de l’être).

« Troupeau ».

Jacques Rancière prend le parti des ignorants, des incultes, des incapables et de tous ceux qui sont décrétés tels. C’est son geste philosophique, son mouvement de pensée ; c’est le point qu’il n’a cessé de tenir depuis qu’au début des années 70 il a rompu avec son maître Althusser. Non, il n’y a pas d’un côté la masse ignare qui subit l’aliénation et de l’autre les intellectuels qui possèdent la connaissance, « l’élite qualifiée pour diriger le troupeau aveugle » (la Haine de la démocratie, 2005). Qu’il parle de politique ou de l’art - ses deux terrains de prédilection - le philosophe français cherche à comprendre comment un individu perçoit, pense, découpe le monde. Surtout, dans un monde en voie de réaristocratisation, il s’entête à penser que le « partage du sensible » est l’affaire de tous et que dénier à certains la capacité de penser, c’est nier qu’ils puissent devenir des sujets pleins et entiers.
Entre autres gémissements, la gauche mélancolique se plaint du « spectacle ». Sous l’effet d’une tradition platonicienne (bannir la tragédie de la cité) réactualisée par une lecture trop rapide de Guy Debord, elle prétend que nous en serions les victimes. « C’est un mal que d’être spectateur, pour deux raisons, résume Rancière. Premièrement, parce que regarder est le contraire de connaître […] Deuxièmement, c’est le contraire d’agir. » Le spectateur multiplie les aliénations et, au lieu de regimber, se complaît dans la passivité. Il serait, par essence, l’incapable, l’éternel ignorant que les avant-gardes esthétiques, décalquées des avant-gardes léninistes, auraient pour mission d’émanciper.
Le tour de force de Rancière est, pour désamorcer cette critique facile du spectacle, de ne pas embrasser le discours adverse, celui de l’éloge du spectacle, « l’affirmation désabusée qu’il n’y [a] plus lieu désormais de distinguer image et réalité » (c’est le discours de Baudrillard ou, dans un genre différent, de Beigbeder). Nostalgie et cynisme sont les deux formes d’une même jouissance aristocratique où, à nouveau, un gouffre s’ouvre entre le peuple abruti (devant sa télé) et l’élite consciente de l’abrutissement (pour le déplorer ou en rire). Dès lors, la critique du spectacle est un maillon du spectacle. « La connaissance de l’assujettissement appartient elle-même au monde de l’assujettissement. »

Amertume.

C’est donc le postulat commun au spectacle et à sa critique qu’il faut renverser, en posant que « les incapables sont capables ».« Nous n’avons pas à transformer les spectateurs en acteurs et les ignorants en savants. Nous avons à reconnaître le savoir à l’œuvre dans l’ignorant et l’activité propre au spectateur. » L’art, s’il se veut critique, doit donner à voir les capacités des incapables, la culture des incultes. Rancière examine plusieurs films, vidéos, photos. A propos de la télévision et de son goût pour les images chocs, qui focalise tant d’amertume, il dit : « Nous ne voyons pas trop de corps souffrants sur l’écran. Mais nous voyons trop de corps sans nom, trop de corps incapables de nous renvoyer le regard que nous leur adressons, de corps qui sont objet de parole sans avoir eux-mêmes la parole. » Il y a ceux qu’on montre (les victimes) et ceux qui parlent (experts, politiques, journalistes) : le gouffre, version 20 heures.
Chez Rancière, la politique et l’art ne cessent de dialoguer, sans jamais se confondre. La politique est la confrontation des sensibles. L’art, lui, ouvre une distance entre l’individu et la place que lui assigne l’ordre social. Cette distance est la condition même de la politique. Comme Marx disait que la question n’était plus de comprendre le monde, mais de le transformer, Rancière écrit : « Le problème n’est pas d’opposer la réalité à ses apparences. Il est de construire d’autres réalités. » Ne tirez pas sur le spectacle !

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