Sur la fable de Gygès le Lydien
(37) Il faut aussi se garder d’espérer et de croire qu’on gardera cachée une délibération : le moindre progrès en philosophie doit nous convaincre assez que, pussions-nous échapper aux regards des hommes et des dieux, il n’en faut pas moins éviter de commettre aucun acte d’avarice, d’injustice, de débauche ou d’incontinence.
IX.(38) D’où le personnage de Gygès introduit par Platon [1] : à la suite de grands orages, le sol s’était fendu ; Gygès descendit dans le trou béant, et, selon la fable, aperçut un cheval d’airain, et, sur ses côtés, des portes ; il les ouvrit, et il vit le corps d’un homme mort, d’une taille extraordinaire ; il avait au doigt une bague d’or qu’il lui enleva pour la mettre lui-même ; alors (il était berger du roi), il se rendit à l’assemblée des bergers ; là, ayant retourné le chaton de la bague vers la paume de la main, il n’était vu de personne tandis qu’il voyait tout ; et on le voyait à nouveau, quand il remettait la bague en place ; il profita de cet avantage pour séduire la reine, et, avec son aide, il assassina le roi son maître, il supprima tous ceux qu’il pensait lui faire obstacle, et personne ne put le voir accomplir ces forfaits ; ainsi grâce à cette bague, il fut subitement élevé au trône de Lydie. Or si un sage possédait cette bague elle-même, il estimerait qu’il ne lui est pas plus permis de faillir que s’il ne la possédait pas : c’est l’honnêteté et non la dissimulation que recherchent les hommes de bien.
(39) A ce propos certains philosophes [2], qui certes ne sont pas des méchants mais qui sont peu subtils, disent que le récit raconté par Platon est une fiction et une invention : comme si Platon soutenait que pareille chose s’est passée ou aurait pu se passer. Le sens de cette bague et de l’exemple qu’elle donne est le suivant : si personne ne doit jamais savoir ni même soupçonner ce que vous aurez fait pour acquérir richesses, puissance et domination ou pour satisfaire vos désirs déréglés, le feriez-vous ? Ils disent que pareil secret n’est pas possible. Certes, il n’est pas possible ; mais je leur demande ce qu’ils feraient au cas où ce qu’ils déclarent être impossible serait possible. Ils insistent lourdement ; ce n’est pas possible, disent-ils, et ils en restent là sans bien voir la valeur des mots ; car, lorsque nous demandons ce qu’ils feraient s’ils pouvaient se cacher, nous ne leur demandons pas s’ils peuvent se cacher ; mais nous les mettons en quelque sorte à la question ; s’ils répondent que, assurés de l’impunité, ils feraient ce qui leur plaît, ils avouent leur crime ; et s’ils disent qu’ils ne le feraient pas, ils reconnaissent que toute action honteuse est, par elle-même, à éviter.