Comment Pantagruel descendit on manoir de Messere Gaster, Premier maistre ès ars du monde.
En icelluy jour, Pantagruel descendit en une isle admirable entre toutes aultres, tant à cause de l’assiete que du gouverneur d’icelle. Elle de tous coustéz pour le commencement estoit scabreuse, pierreuse, montueuse, infertile, mal plaisante à l’œil, très difficile aux pieds et peu moins inaccessible que le mons du Dauphiné [1], ainsi dict pource qu’il est en forme d’un potiron et de toute mémoire persone surmonter ne l’a peu, fors Doyac, conducteur de l’artillerie du roy Charles huyctième, lequel avecques engins mirificques y monta et au-dessus trouva un vieil bélier. C’estoit à diviner qui là transporté l’avoit. Aulcuns le dirent, estant jeune aignelet, par quelque aigle ou duc chaüant là ravy, s’estre entre les buissons saulvé. Surmontans la difficulté de l’entrée, à peine bien grande et non sans suer, trouvasmes le dessus du mons tant plaisant, tant fertile, tant salubre et délicieux, que je pensoys estre le vray jardin et Paradis terrestre, de la situation duquel tant disputent et labourent les bons théologiens [2] Mais Pantagruel nous affermoit là estre le manoir de Arété (c’est vertu) par Hésiode descript [3], sans toutesfoys préjudice de plus saine opinion.
Le gouverneur d’icelle estoit messere Gaster [4], premier maistre ès ars de ce monde. Si croyez que le feu soit le grand maistre des ars, comme escript Cicéro [5], vous errez et vous faictez tort, car Cicéro ne le creut oncques. Si croyez que Mercure soit premier inventeur des ars, comme jadis croyoient nos antiques druides, vous fourvoyez grandement. La sentence du Satyricque est vraye, qui dit messere Gaster entre de tous ars le maistre.
Avecques, icelluy pacificquement résidoit la bonne dame Pénie [6], aultrement dite Souffreté, mère des neuf Muses, de laquelle jadis en compaignie de Porus, seigneur de Abondance, nous nasquit Amour, le noble enfant médiateur du Ciel et de la Terre, comme atteste Platon in Symposio.
A ce chevaleureuz roy force nous feut faire révérence, jurer obéissance et honneur porter. Car il est impérieux, rigoureux, rond, dur, difficile, inflectible. A luy on ne peult rien faire croyre, rien remonstrer, rien persuader : il ne oyt poinct. Et comme les Ægyptiens disoient Harpocras, dieu de silence, en grec nommé Sigalion, estre astomé, c’est à dire sans bouche, ainsi Gaster sans oreilles feut créé, comme en Candie le simulachre de Juppiter estoit sans aureilles. Il ne parle que par signes. Mais à ses signes tout le monde obéist plus soubdain qu’aux édictz des præteurs et mandemens des roys. En ses sommations délay aulcun et demeure [7] aulcune il ne admet. Vous dictez que au rugissement du lyon toutes bestes loing à l’entour frémissent, tant (sçavoir est) que estre peult sa voix ouye. Il est escript. Il est vray. Je l’ay veu. Je vous certifie que au mandement de messere Gaster tout le ciel tremble toute la terre bransle. Son mandement est nommé : faire le sault sans délay, ou mourir.
Le pilot nous racontoit comment un jour, à l’exemple des membres conspirans contre le ventre, ainsi que descript Æsope, tout le royaulme des Somates [8] contre luy conspira et conjura soy soubstraire de son obéissance. Mais bientoust s’en sentit, s’en repentit et retourna en son service en toute humilité. Aultrement tous de male famine périssoient.
En quelques compaignies qu’il soit, discepter, [9] ne fault de supériorité et præférence : tousjours va davant, y feussent Roys, Empereurs, voire certes le Pape. Et au concile de Basle le premier alla, quoyqu’on vous die que le dict concile feut sédicieux à cause des contentions et ambitions des lieux premiers.
Pour le servir tout le monde est empesché [10], tout le monde labeure. Aussi pour récompense il faict ce bien au monde qu’il luy invente toutes ars, toutes machines, tous mestiers, tous engins et subtilitéz. Mesmes ès animans brutaulx il apprent ars desniées de Nature. Les corbeaulx, les gays [11], les papeguays [12], les estourneaux, il rend poëtes ; les pies il faict poëtrides et leurs aprent languaige humain proférer, parler, chanter. Et tout pour la trippe !
Les aigles, gerfaulx, faulcons, sacres, laniers, austours, esparviers, émerillons, oizeaux aguars [13], pérégrins [14], essors [15], rapineux, saulvaiges, il domesticque et apprivoise de telle façon que, les abandonnant en pleine liberté du ciel quand bon luy semble, tant hault qu’il vouldra, tant que luy plaist, les tient suspens, errans, volans, planans, le muguetans [16], luy faisans la court au-dessus des nues ; puys soubdain les faict du ciel en terre fondre. Et tout pour la trippe !
Les éléphans, les lions, les rhinocérotes, les ours, les chevaulx, les chiens, il faict danser, baller, voltiger, combatre, nager, soy cacher, aporter ce qu’il veult, prendre ce qu’il veult. Et tout pour la trippe !
Les poissons, tant de mer comme d’eaue doulce, balaines et monstres marins, sortir il faict du bas abisme, les loups jecte hors des boys, les ours hors les rochiers, les renards hors les tesnières, les serpens lance hors la terre. Et tout pour la trippe !
Brief, est tant énorme, [17] que en sa rage il mange tous, bestes et gens, comme feut veu entre les Vascons, lorsque Q. Metellus les assiégeoit par les guerres Sertorianes entre les Saguntins assiégéz par Hannibal, entre les Juifz assiégez par les Romains, six cens aultres. Et tout pour la trippe !
Quand Penie sa regente se med en voye, la part [18] qu’elle va, tous parlemens sont clous, tous édictz mutz, toutes ordonnances vaines. A loy aulcune n’est subjecte, de toutes est exempte, Chascun la refuyt en tous endroidz, plustoust se exposans ès naufrages de mer, plustoust eslisans [19] par feu, par mons, par goulphres passer, que d’icelle estre appréhendéz.