L’objet technique est beau quand il achève et exprime le monde
Il existe en certains cas une beauté propre des objets techniques. Cette beauté apparaît quand ces objets sont insérés dans un monde, soit géographique, soit humain : l’impression esthétique est alors relative à l’insertion ; elle est comme un geste. La voilure d’un navire n’est pas belle lorsqu’elle est en panne, mais lorsque le vent la gonfle et incline la mâture tout entière, emportant le navire sur la mer ; c’est la voilure dans le vent et sur la mer qui est belle, comme la statue sur le promontoire. Le phare au bord du récif dominant la mer est beau, parce qu’il est inséré en un point-clef du monde géographique et humain. Une ligne de pylônes supportant des câbles qui enjambent une vallée est belle, alors que les pylônes, vus sur les camions qui les apportent, ou les câbles, sur les grands rouleaux qui servent à les transporter, sont neutres. Un tracteur, dans un garage, n’est qu’un objet technique ; quand il est au labour, et s’incline dans le sillon pendant que la terre se verse, il peut être perçu comme beau. Tout objet technique, mobile ou fixe, peut avoir son épiphanie esthétique, dans la mesure où il prolonge le monde et s’insère en lui. Mais ce n’est pas seulement l’objet technique qui est beau : c’est le point singulier du monde que concrétise l’objet technique. Ce n’est pas seulement la ligne de pylônes qui est belle, c’est le couplage de la ligne, des rochers et de la vallée, c’est la tension et la flexion des câbles : là réside une opération muette, silencieuse, et toujours continuée de la technicité qui s’applique au monde.
L’objet technique n’est pas beau dans n’importe quelles circonstances et n’importe où ; il est beau quand il rencontre un lieu singulier et remarquable du monde ; la ligne à haute tension est belle quand elle enjambe une vallée, la voiture, quand elle vire, le train, quand il part ou sort du tunnel. L’objet technique est beau quand il a rencontré un fond qui lui convient, dont il peut être la figure propre, c’est-à-dire quand il achève et exprime le monde.