Prométhée enchaîné
Prométhée. - O divin Éther, vents à l’aile rapide, sources des fleuves, sourire innombrable des flots marins, Terre, mère de tous les êtres, et toi, Soleil, œil qui voit tout, je vous atteste ; voyez comment un dieu est traité par les dieux.
Voyez les tortures dont je suis déchiré et contre lesquelles je dois lutter pendant des milliers d’années. Voilà les liens injurieux que le jeune chef des Bienheureux [1] a imaginés contre moi. Hélas ! hélas ! je gémis sur les tourments que je souffre aujourd’hui et sur ceux qui m’attendent dans l’avenir. Quand pourrai-je enfin voir lever la fin de mes peines ?
Mais que dis-je ? l’avenir, je le connais exactement d’avance et tout entier : il ne m’arrivera aucun malheur que je n’aie prévu. Il faut supporter aussi bien que possible le lot que la destinée nous assigne et savoir qu’on ne peut lutter contre la force de la nécessité. Mais il m’est aussi impossible de taire ce qui m’arrive que de ne pas le taire. C’est à cause des faveurs que j’ai procurées aux mortels que je me vois sous le joug de la nécessité, infortuné que je suis. J’ai pris dans la tige d’une férule la semence du feu que j’ai dérobée, semence qui est pour les mortels la maîtresse de tous les arts et une auxiliaire sans prix. Voilà les fautes dont je porte la peine, suspendu dans les airs, dans ces chaînes où je suis cloué.
Ah ! ah ! eh ! eh ! quel bruit, quel parfum invisible a volé jusqu’à moi ? Vient-il d’un dieu, d’un mortel ou d’un demi-dieu ? Est-on venu à ce roc, aux limites du monde, pour voir mes souffrances, ou que me veut-on ? Voyez comme on tient dans les chaînes le misérable dieu que je suis, l’ennemi de Zeus, qui a encouru la haine de tous les dieux qui fréquentent la cour de Zeus, parce qu’il a trop aimé les hommes.
Ah ! ah ! quel bruissement d’oiseaux entends-je de nouveau près de moi ! L’air siffle doucement sous les battements légers de leurs ailes. Tout ce qui s’approche de moi me fait trembler.
Le Chœur. - Ne crains rien ; car c’est une troupe amie, qui, luttant à tire-d’aile de rapidité, est venue à ce rocher, après avoir vaincu à grand-peine la résistance d’un père. Enfin les vents rapides m’ont amenée ici. Le bruit du fer frappé par le marteau a pénétré au fond de mon antre et a chassé de moi la pudeur à l’œil timide, et, sans prendre le temps de me chausser, je me suis élancée sur ce char ailé.
Prométhée. - Hélas ! hélas ! enfants de la féconde Téthys, filles de l’Océan, dont les flots roulent autour de toute la terre sans jamais dormir, regardez, voyez les chaînes qui m’agrafent à la cime rocheuse de ce précipice, où je dois monter une garde peu enviable.
Le Chœur. - Je vois, Prométhée, et je tremble de sentir sur mes yeux un nuage gonflé de larmes, à l’aspect de ton corps qui se dessèche sur ce roc dans la torture de ces liens d’acier. C’est que de nouveaux pilotes gouvernent l’Olympe et que, suivant des lois nouvelles, Zeus règne arbitrairement, et annihile à présent les géants d’autrefois.
Prométhée. - Oh ! si seulement il m’avait précipité sous la terre, par-dessous l’Hadès qui engloutit les morts, dans l’immense Tartare, après m’avoir sauvagement enchaîné dans des liens indissolubles, pour que ni dieu ni personne autre ne trouvât matière à s’en réjouir, tandis qu’à présent, jouet des airs, je souffre, hélas ! pour la joie de mes ennemis.
Le Chœur. - Quel dieu aurait le cœur assez dur pour trouver de la joie à ton supplice ? Qui ne compatirait pas comme nous à tes souffrances, à part Zeus, qui, toujours en courroux, s’est fait une âme inflexible pour dompter la race d’Ouranos, et qui ne s’arrêtera point qu’il n’ait assouvi son cœur, ou qu’un autre ait pris de haute lutte ce pouvoir si difficile à conquérir ?
Prométhée. - Et pourtant il est certain, si maltraité .que je sois par ces entraves indissolubles, qu’il aura encore une fois besoin de moi, ce prytane des Bienheureux, pour l’avertir des effets d’un nouveau dessein qui le dépouillerait de son sceptre et de ses honneurs. Alors je ne me laisserai point prendre aux charmes des discours mielleux de la Persuasion et, si dures que soient ses menaces, elles ne me feront pas trembler, et je ne révélerai pas mon secret, qu’il n’ait d’abord relâché ces liens sauvages et qu’il n’ait consenti à me payer la peine de ses outrages.
Le Chœur. - Tu es fier et, au lieu de céder à ton amère infortune, tu parles trop librement. Mais moi, je sens l’effroi pénétrer et agiter mon cœur. Ton sort me fait frémir : où faudra-t-il que tu en viennes pour voir le terme de tes souffrances ? Il est impossible d’avoir prise sur le caractère et de fléchir le cœur du fils de Cronos.
Prométhée. - Je sais qu’il est dur et qu’il règle le droit à son gré ; mais je ne laisse pas de croire qu’il s’adoucira un jour, quand ce coup l’aura brisé. Alors il rabattra ce rude courroux et il en viendra à faire alliance et amitié avec moi, avec autant d’empressement que moi-même.
Le Coryphée. - Dévoile tout et explique-nous pour quel grief Zeus t’a saisi et traité d’une manière si ignominieuse et si atroce. Renseigne-nous, si tu n’éprouves pas trop de peine à parler.
Prométhée. - Il est vrai que c’est une douleur pour moi, ne fût-ce que d’en parler, mais c’est une douleur aussi de me taire ; de tous côtés je ne vois que chagrins. Du jour où les dieux s’abandonnèrent à la colère et où la discorde s’éleva parmi eux, les uns voulant chasser Cronos de son trône, afin de le donner à Zeus ; les autres, au contraire, luttant pour empêcher que Zeus régnât jamais sur les dieux, je donnai aux Titans, fils d’Ouranos et de la Terre, les plus sages conseils, mais je ne réussis pas à les persuader. Dédaignant les moyens de ruse, ils s’imaginaient dans l’orgueil de leur force qu’ils n’auraient pas de peine à se rendre les maîtres par la violence. Mais moi, ma mère, Thémis ou Gaia, forme unique sous des noms divers, m’avait plusieurs fois prédit comment se réaliserait l’avenir, et que, sans recourir à la force ni à la violence, c’est à la ruse que les vainqueurs devraient l’empire. Voilà ce que je leur expliquai : ils ne daignèrent même pas m’accorder un regard. Dans ces conjonctures, il me parut que je n’avais rien de mieux à faire que de prendre ma mère avec moi et de nous placer aux côtés de Zeus, qui accueillerait volontiers notre bonne volonté. C’est grâce à mes conseils que le noir et profond cachot du Tartare cache l’antique Cronos avec ses défenseurs. Tels sont les services que j’ai rendus au roi des dieux : vous voyez les peines cruelles dont il m’a payé de retour. C’est sans doute un mal inhérent à la tyrannie, de n’avoir pas confiance en ses amis. Quant à ce que vous demandez, pour quel motif il me maltraite, je vais vous l’éclaircir. Aussitôt qu’il fut assis sur le trône paternel, il répartit les privilèges entre les différents dieux et fixa les rangs dans son empire. Mais il ne fit aucun compte des malheureux mortels ; il voulait même en faire disparaître la race tout entière pour en faire naître une nouvelle. Et personne ne s’y opposait que moi. Seul, j’eus cette audace et j’empêchai que les mortels mis en pièces ne descendissent dans l’Hadès. Voilà pourquoi je suis courbé sous le poids de ces douleurs pénibles à supporter, pitoyables à voir. Pour avoir eu pitié des mortels, j’ai été jugé indigne de pitié, et voilà l’impitoyable traitement qu’on m’inflige, spectacle déshonorant pour Zeus.
Le Chœur. - Il faudrait, Prométhée, avoir un cœur de fer ou de pierre pour ne pas compatir à tes peines. Pour ma part, je n’aurais pas souhaité d’en être témoin et, à les voir, mon cœur en a souffert.
Prométhée. - Oui, je suis pour mes amis un spectacle pitoyable.
Le Coryphée. - Mais peut-être as-tu poussé la bonté plus loin encore ?
Prométhée. - Oui, j’ai mis fin aux terreurs que la vue de la mort cause aux mortels.
Le Coryphée. - Quel remède as-tu trouvé à ce mal ?
Prométhée. - J’ai logé en eux d’aveugles espérances.
Le Coryphée. - C’est un don bien précieux que tu as fait là aux mortels.
Prométhée. - J’ai fait plus encore : je leur ai donné le feu.
Le Coryphée. - Et maintenant le feu flamboyant est aux mains d’êtres éphémères ?
Prométhée. - Oui, et ils apprendront de lui beaucoup d’arts.
Le Coryphée. - Et c’est pour ces griefs que Zeus...
Prométhée. - Me maltraite, sans laisser aucun relâche à mes maux.
Le Coryphée. - N’y a-t-il aucun terme en vue à tes épreuves ?
Prométhée. - Aucun autre que celui que fixera son caprice.
Le Coryphée. - D’où viendra ce caprice ? Qu’espères-tu ? ne vois-tu pas que tu as fait erreur ? Comment ? C’est ce que j’aurais peine à te dire et toi peine à entendre. Mais laissons cela et cherche quelque moyen de te délivrer de cette épreuve.
Prométhée. - Il est aisé à qui a le pied en dehors du mal de conseiller et de reprendre le malheureux ; mais moi, je savais tout cela. C’est volontairement, oui, volontairement que j’ai été imprudent, je ne le nie point. C’est pour secourir les mortels que je me suis préparé ces souffrances. Je ne pensais pas pourtant à un pareil supplice et que je maigrirais sur ces cimes rocheuses, fixé sur un pic désert et solitaire. Mais, au lieu de déplorer mes douleurs présentes, descendez à terre pour apprendre ma fortune à venir ; et ainsi vous saurez tout jusqu’au bout. Cédez, cédez à ma prière ; compatissez à mes maux actuels. Le malheur ne cesse pas d’errer et se pose tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre.
Le Coryphée. - J’obéis à ton appel, Prométhée ; d’un pied léger j’abandonne ce siège au vol rapide et l’éther, route sacrée des oiseaux, et je descends sur ce sol raboteux ; je veux écouter le récit entier de tes malheurs.
(…)
Prométhée. - Ne croyez pas que, si je me tais, c’est par orgueil ou opiniâtreté ; c’est la réflexion qui me ronge le cœur, en me voyant ainsi outragé. Et pourtant qui a réparti exactement leurs privilèges à ces nouveaux dieux, sinon moi ? Mais sur ce point je me tais ; car je ne vous dirais rien que vous ne connaissiez.
Écoutez plutôt les misères des mortels et comment d’enfants qu’ils étaient auparavant j’ai fait des êtres doués de raison et de réflexion. Je veux vous le dire, non pour dénigrer les hommes, mais pour vous montrer de quelles faveurs ma bonté les a comblés. Autrefois ils voyaient sans voir, écoutaient sans entendre, et semblables aux formes des songes, ils brouillaient tout au hasard tout le long de leur vie ; ils ne connaissaient pas les maisons de briques ensoleillées ; ils ne savaient point travailler le bois ; ils vivaient enfouis comme les fourmis agiles au fond d’antres sans soleil. Ils n’avaient point de signe sûr ni de l’hiver, ni du printemps fleuri, ni de l’été riche en fruits ; ils faisaient tout sans user de leur intelligence, jusqu’au jour où je leur montrai l’art difficile de discerner les levers et les couchers des astres. J’inventai aussi pour eux la plus belle de toutes les sciences, celle du nombre, et l’assemblage des lettres, qui conserve le souvenir de toutes choses et favorise la culture des arts. Le premier aussi j’accouplai les animaux et les asservis au joug et au bât pour prendre la place des mortels dans les travaux les plus pénibles, et j’attelai au char les chevaux, dociles aux rênes, luxe dont se pare l’opulence. Nul autre que moi non plus n’inventa ces véhicules aux ailes de lin où les marins courent les mers. Voilà les inventions que j’ai imaginées en faveur des mortels et moi-même, infortuné, je ne vois aucun moyen de me délivrer de ma misère présente.
Le Coryphée. - Tu es soumis à un supplice indigne ; et, trompé dans ta clairvoyance, tu ne sais plus te diriger. Comme un mauvais médecin qui est tombé malade, tu perds courage et tu ne trouves pas de remèdes propres à te guérir.
Prométhée. - Écoute le reste, et tu t’étonneras encore davantage en apprenant les arts et les ressources que j’ai imaginés. Je commence par le plus important : lorsqu’un homme tombait malade, il n’avait aucun secours à espérer, ni aliment, ni topique [2], ni breuvage, et il dépérissait faute de remèdes, jusqu’au jour où je montrai aux hommes à mélanger de doux médicaments qui écartent toutes les maladies. Je classai aussi les divers procédés de la divination ; le premier, je distinguai parmi les songes ceux qui doivent s’accomplir, et j’appris aux hommes à interpréter les bruits difficiles à juger et les rencontres de la route. J’ai défini exactement dans le vol des oiseaux de proie les pronostics favorables ou défavorables, les mœurs de chaque race, leurs haines mutuelles, leurs amitiés, leurs réunions, et aussi le poli des viscères et la couleur qu’ils doivent avoir pour plaire aux dieux, les nuances favorables de la bile et du lobe du foie. Je fis brûler les membres enveloppés de graisse et les larges reins pour guider les mortels sur la route d’un art ténébreux, et je leur rendis clairs les signes de la flamme jusque-là obscurs. Voilà ce que j’ai fait. De même les trésors que la terre cachait aux hommes dans ses profondeurs, l’airain, le fer, l’argent et l’or, qui pourrait se vanter de les avoir découverts avant moi ? Personne, j’en suis sûr, à moins de bavarder en l’air. Un mot t’apprendra tout à la fois : tous les arts des mortels viennent de Prométhée.