"La haine de la démocratie (introduction)", par Jacques Rancière.

18 janvier 2006

Une jeune femme qui tient la France en haleine par le récit d’une agression imaginaire ; des adolescentes qui refusent d’enlever leur voile à l’école ; la Sécurité sociale en déficit ; Montesquieu, Voltaire et Baudelaire détrônant Racine et Corneille dans les textes présentés au baccalauréat ; des salariés qui manifestent pour le maintien de leurs systèmes de retraite ; une grande école qui crée une filière de recrutement parallèle ; l’essor de la télé-réalité, le mariage homosexuel et la procréation artificielle. Inutile de chercher ce qui rassemble des événements de nature aussi disparate. Déjà cent philosophes ou sociologues, politistes ou psychanalystes, journalistes ou écrivains nous ont fourni, livre après livre, article après article, émission après émission, la réponse. Tous ces symptômes, disent-ils, traduisent une même maladie, tous ces effets ont une seule cause. Celle-ci s’appelle démocratie, c’est-à-dire le règne des désirs illimités des individus de la société de masse moderne.

Il faut bien voir ce qui fait la singularité de cette dénonciation. La haine de la démocratie n’est certes pas une nouveauté. Elle est aussi vieille que la démocratie pour une simple raison : le mot lui-même est l’expression d’une haine. Il a d’abord été une insulte inventée, dans la Grèce antique, par ceux qui voyaient la ruine de tout ordre légitime dans l’innommable gouvernement de la multitude. Il est resté synonyme d’abomination pour tous ceux qui pensaient que le pouvoir revenait de droit à ceux qui y étaient destinés par leur naissance ou appelés par leurs compétences. Il l’est encore aujourd’hui pour ceux qui font de la loi divine révélée le seul fondement légitime de l’organisation des communautés humaines. La violence de cette haine est certes d’actualité. Ce n’est pourtant pas elle qui fait l’objet de ce livre, pour une simple raison : je n’ai rien en commun avec ceux qui la profèrent, donc rien à discuter avec eux.

À côté de cette haine de la démocratie, l’histoire a connu les formes de sa critique. La critique fait droit à une existence, mais c’est pour lui assigner ses limites. La critique de la démocratie a connu deux grandes formes historiques. Il y a eu l’art des législateurs aristocrates et savants qui ont voulu composer avec la démocratie considérée comme fait incontournable. La rédaction de la constitution des États-Unis est l’exemple classique de ce travail de composition des forces et d’équilibre des mécanismes institutionnels destiné à tirer du fait démocratique le meilleur qu’on en pouvait tirer, tout en le contenant strictement pour préserver deux biens considérés comme synonymes : le gouvernement des meilleurs et la défense de l’ordre propriétaire. Le succès de cette critique en acte a tout naturellement nourri le succès de son contraire. Le jeune Marx n’a eu aucun mal à dévoiler le règne de la propriété au fondement de la constitution républicaine. Les législateurs républicains n’en avaient fait nul mystère. Mais il a su fixer un standard de pensée qui n’est pas encore exténué : les lois et les institutions de la démocratie formelle sont les apparences sous lesquelles et les instruments par lesquels s’exerce le pouvoir de la classe bourgeoise. La lutte contre ces apparences devint alors la voie vers une démocratie « réelle », une démocratie où la liberté et l’égalité ne seraient plus représentées dans les institutions de la loi et de l’État mais incarnées dans les formes mêmes de la vie matérielle et de l’expérience sensible.

La nouvelle haine de la démocratie qui fait l’objet de ce livre ne relève proprement d’aucun de ces modèles, même si elle combine des éléments empruntés aux uns et aux autres. Ses porte-parole habitent tous dans des pays qui déclarent être non seulement des États démocratiques, mais des démocraties tout court. Aucun d’eux ne réclame une démocratie plus réelle. Tous nous disent au contraire qu’elle ne l’est déjà que trop. Mais aucun ne se plaint des institutions qui prétendent incarner le pouvoir du peuple ni ne propose aucune mesure pour restreindre ce pouvoir. La mécanique des institutions qui passionna les contemporains de Montesquieu, de Madison ou de Tocqueville ne les intéresse pas. C’est du peuple et de ses mœurs qu’ils se plaignent, non des institutions de son pouvoir. La démocratie pour eux n’est pas une forme de gouvernement corrompue, c’est une crise de la civilisation qui affecte la société et l’État à travers elle. D’où des chassés-croisés qui peuvent à première vue sembler étonnants. Les mêmes critiques qui dénoncent sans relâche cette Amérique démocratique d’où nous viendrait tout le mal du respect des différences, du droit des minorités et de l’affirmative action sapant notre universalisme républicain sont les premiers à applaudir quand la même Amérique entreprend de répandre sa démocratie à travers le monde par la force des armes.

Le double discours sur la démocratie n’est certes pas neuf. Nous avons été habitués à entendre que la démocratie était le pire des gouvernements à l’exception de tous les autres. Mais le nouveau sentiment antidémocratique donne de la formule une version plus troublante. Le gouvernement démocratique, nous dit-il, est mauvais quand il se laisse corrompre par
la société démocratique qui veut que tous soient égaux et toutes les différences respectées. Il est bon, en revanche, quand il rappelle les individus avachis de la société démocratique à l’énergie de la guerre défendant les valeurs de la civilisation qui sont celles de la lutte des civilisations. La nouvelle haine de la démocratie peut alors se résumer en une thèse simple : il n’y a qu’une seule bonne démocratie, celle qui réprime la catastrophe de la civilisation démocratique. Les pages qui suivent chercheront à analyser la formation et à dégager les enjeux de cette thèse. Il ne s’agit pas seulement de décrire une forme de l’idéologie contemporaine. Celle-ci nous renseigne aussi sur l’état de notre monde et sur ce qu’on y entend par politique. Elle peut ainsi nous aider à comprendre positivement le scandale porté par le mot de démocratie et à retrouver le tranchant de son idée.

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