"Le scandale démocratique", par Jacques Rancière et Jean-Baptiste Marongiu.

18 janvier 2006

A voguer à contre-courant, à ne pas être d’accord sur le monde tel qu’il est et à inventer sa manière à lui de le faire savoir, Jacques Rancière a passé toute une vie. Sans perdre ni ardeur ni souffle, mais en les modulant selon les époques, quand la dissension avait un sens et semblait aller de soi, et même maintenant que le consensus ambiant a fini, selon lui, par transformer en une morne plaine la pensée politique, où viennent se perdre, inaudibles, les voix dissonantes. Philosophe, professeur émérite de l’université de Paris-VIII, il fait paraître la Haine de la démocratie, un livre de combat, et Chroniques des temps consensuels, un recueil d’articles publiés ces dix dernières années dans le quotidien brésilien Folha de São Paulo.
Quarante ans ont passé depuis que Rancière signa, avec Louis Althusser et Etienne Balibar,
Lire le Capital. Il avait vingt-cinq ans. Le tremblement de Mai 68 destitua chez lui un texte devenu inopérant et, plus humblement, le fit aller chercher dans les archives la voie émancipatrice empruntée par les prolétaires eux-mêmes. Ce sont la Nuit des prolétaires (Fayard 1981) et le Maître ignorant (Fayard, 1987) et la découverte que la politique n’est pas que lutte pour le pouvoir mais un « partage du sensible », un affrontement sur les manières de voir et d’organiser le réel, une scène où deviennent visibles des choses qu’autrement on ne verrait pas : le sort inégal qui est fait aux uns et aux autres sous couvert d’égalité. Remontant à l’origine grecque de la politique pour retrouver les raisons du scandale que la démocratie continue à provoquer, Rancière publie ensuite Courts voyages au pays du peuple (Le Seuil, 1990), la Mésentente (Galilée, 1995) et le Partage du sensible (La Fabrique, 2000) et un certain nombre de livres d’esthétique.
La politique a à voir avec la beauté, et le savoir avec la poétique, dans leur aptitude commune à « faire oeuvre » en redessinant le monde. D’où le dissensus, la rage même, de Jacques Rancière contre le consensus, la négation et de la politique et de la démocratie. N’y aurait-il plus rien à attendre de l’histoire ? Pas plus qu’avant, puisque l’histoire ne fait ni ne promet rien : ce sont les nouvelles radicalités qui inventent les politiques des temps nouveaux.


Qu’est-ce pour vous la démocratie ?

La démocratie n’est ni la forme du gouvernement représentatif ni le type de société fondé sur le libre marché capitaliste. Il faut rendre à ce mot sa puissance de scandale. Il a d’abord été une insulte : la démocratie, pour ceux qui ne la supportent pas, est le gouvernement de la canaille, de la multitude, de ceux qui n’ont pas de titres à gouverner. Pour eux, la nature veut que le gouvernement revienne à ceux qui ont des titres à gouverner : détenteurs de la richesse, garants du rapport à la divinité, grandes familles, savants et experts. Mais pour qu’il y ait communauté politique, il faut que ces supériorités concurrentes soient ramenées à un niveau d’égalité première entre les « compétents » et les « incompétents ». En ce sens, la démocratie n’est pas une forme particulière de gouvernement, mais le fondement de la politique elle-même, qui renvoie toute domination à son illégitimité première. Et son exercice déborde nécessairement les formes institutionnelles de la représentation du peuple.

Y a-t-il une haine de la démocratie en France ?

Un discours de plus en plus virulent d’une partie de la classe intellectuelle dont Alain Finkielkraut offre le condensé accuse la démocratie de tous les maux. Depuis l’effondrement de l’alternative soviétique, ils se sont mis à opposer la démocratie, vue comme le règne des désirs individuels effrénés, à la république, pensée comme le sens de la vie collective. La démocratie, pour eux, c’est le règne de la consommation et de la déliaison sociale. Ils transforment en apocalypse la vision platonicienne de la démocratie comme monde à l’envers. Jean-Claude Milner l’a même rendue responsable de l’extermination des juifs. Mais aussi l’adaptation des Etats à un ordre économique mondial implique la constitution de nouvelles castes réunissant gouvernants, hommes d’affaires, financiers, experts. Cette oligarchie tend à considérer les expressions du peuple, y compris dans les formes institutionnelles du vote populaire, comme dangereuses. On voit se séparer deux types de légitimité : l’une, savante, des gouvernants et des experts, l’autre, populaire, de plus en plus contestée et stigmatisée comme « populiste » quand elle va à l’encontre de la logique dominante, comme lors du référendum sur la Constitution européenne.

Vous parlez d’Etat de droit oligarchique, n’était-ce pas déjà le cas de la démocratie athénienne ?

La démocratie athénienne sélectionnait les membres de la communauté, en excluant les femmes, les esclaves, les étrangers. Dans ce cadre, c’est le tirage au sort qui décidait des responsables et non la représentation qui, dans son origine est un principe oligarchique : la représentation des groupes et intérêts dominants. Chez nous, le schéma est inversé : tout le monde est supposé membre de la communauté, mais le nombre de ceux qui décident est limité. Le fonctionnement du pouvoir fait que les élites dominantes s’autorecrutent et que les décisions échappent à la discussion de la majorité.

Vous placez l’égalité au fondement de la démocratie, pourquoi ?

L’égalité n’est pas un but à atteindre, au sens d’un statut économique ou d’un mode de vie semblable pour tous. Elle est une présupposition de la politique. La démocratie est le pouvoir de n’importe qui, la contingence de toute domination. Ce n’est pas l’idée que le pouvoir doit travailler pour le bien du plus grand nombre mais celle que le plus grand nombre a vocation à s’occuper des affaires communes. L’égalité fondamentale concerne d’abord la capacité de n’importe qui à discuter des affaires de la communauté et à les mettre en oeuvre.

Que vous inspire la révolte des banlieues ?

C’est un autre effet du mépris dans lequel est tenue la capacité du plus grand nombre. Il ne s’agit pas d’intégrer des gens qui, pour la plupart, sont Français mais de faire qu’ils soient traités en égaux. Le problème n’est pas de savoir si des gens sont mal traités ou mal dans leur peau. Il est de savoir s’ils sont comptés comme sujets politiques, doués d’une parole commune. Et le sens de la révolte est aussi lié à leur propre capacité à se considérer comme tels. Apparemment ce mouvement de révolte n’a pas trouvé une forme politique, telle que je l’entends, de constitution d’une scène d’interlocution reconnaissant l’ennemi comme faisant partie de la même communauté que vous. La réaction à une situation d’inégalité est une chose. L’égalité, elle, se manifeste politiquement quand les exclus se déclarent comme inclus dans leur manière même de dénoncer l’exclusion. Pour sortir d’un schéma médical de traitement expert des symptômes, il faut que se dégage une forme de subjectivation, traversant toutes les médiations culturelles, sociales, religieuses pour devenir la parole d’un « nous » qui construise une scène matérielle où la parole se fait acte.

Disciple d’Althusser, vous avez été marxiste, comment en êtes-vous revenu ?

Il ne s’agit pas de revenir mais d’avancer. Mai 68 a mis en déroute le schéma intellectuel althussérien qui voulait apporter la science aux masses. A partir de là, j’ai étudié l’histoire de l’émancipation ouvrière et j’ai compris que ce n’avait jamais été une affaire de prise de conscience d’une exploitation ignorée. A la racine de l’action émancipatrice, il y avait la volonté de mettre en oeuvre une égalité immédiate. Ils voulaient se constituer, dès maintenant, un corps, une manière de vivre, de penser, de parler qui ne soit pas celle assignée à l’ouvrier en fonction de sa naissance et de sa destination. A partir de là j’ai dégagé l’idée d’une dimension esthétique de la politique qui est une structuration des données sensibles elles-mêmes avant d’être une affaire de pouvoir et de lois : le partage du sensible. La politique institue un autre temps et d’autres vitesses, donne de la visibilité à des choses qui n’en avaient pas et ouvre une scène commune où des gens que l’on considérait jusqu’alors comme bons seulement à travailler se montrent capables de parler et d’agir ensemble. La notion même d’esthétique implique une forme d’expérience partagée par n’importe qui, autant dire une pensée du destinataire anonyme, une sorte de pouvoir affirmé de l’anonyme dans le monde de l’art, correspondant en dernière instance au pouvoir de l’anonyme qui est au fondement du politique. D’ailleurs, c’est dans le même mouvement qu’apparaît, à la fin du XVIIIe siècle, une articulation contradictoire entre l’égalité comme fondement de la politique et cette forme spécifique d’égalité, de suspension de hiérarchies dans l’art, qui fait appel à une communauté partagée par n’importe qui.

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