II

Nous avons, sans le vouloir, glissé de l’économique au psychologique. Au début nous étions tentés de rechercher le propre de la civilisation dans les ressources matérielles présentes et dans l’organisation de leur répartition. Mais après avoir reconnu que toute culture repose sur la contrainte au travail et le renoncement aux instincts, et par suite provoque inévitablement l’opposition de ceux que frappent ces exigences, il apparaît clairement que les ressources elles-mêmes et les moyens de les acquérir et de les répartir ne peuvent constituer l’essentiel ni le caractère unique de la civilisation. Car l’esprit de révolte et la soif de destruction de ceux qui participent à la culture les menacent. C’est pourquoi à côté des ressources il y a les moyens devant servir à défendre la civilisation, ceux de coercition et tous autres moyens ayant pour but de réconcilier les hommes avec la civilisation et de les dédommager de leurs sacrifices. Ces derniers peuvent même être considérés comme constituant le patrimoine spirituel de la culture.

Afin d’unifier notre vocabulaire, nous désignerons le fait qu’un instinct ne soit pas satisfait par le terme de frustration, le moyen par lequel cette frustration est imposée, par celui d’interdiction, et l’état que produit l’interdiction par celui de privation. Il faut ensuite distinguer entre privations qui touchent tout le monde, et privations qui ne touchent pas tout le monde, mais seulement certains groupements, classes ou même individus. Les premières sont les plus anciennes ; par les interdictions qui les instituèrent voici des milliers et des milliers d’années, la civilisation commença à s’écarter de l’état primitif animal. Nous avons découvert, à notre grande surprise, que ces privations n’ont rien perdu de leur force, qu’elles constituent encore à l’heure actuelle le noyau de l’hostilité contre la culture. Les désirs instinctifs qui ont à pâtir de par elle renaissent avec chaque enfant ; et il est toute une classe d’êtres humains, les névropathes, qui réagissent déjà à ces primitives privations en devenant asociaux. Ces désirs instinctifs sont ceux de l’inceste, du cannibalisme et du meurtre. Il peut paraître étrange de rapprocher ces désirs, que tous les hommes semblent unanimes à réprouver, de ces autres désirs, au sujet desquels, dans notre civilisation, il est si vivement discuté si l’on doit ou non les laisser se satisfaire, mais psychologiquement nous y sommes justifiés. L’attitude qu’a prise la culture envers ces trois plus anciens des désirs instinctifs n’est d’ailleurs nullement uniforme ; seul, le cannibalisme semble être réprouvé par tous et peut paraître à toute autre observation qu’à l’observation analytique entièrement abandonné ; la force des désirs incestueux se fait encore sentir derrière l’interdiction ; et le meurtre, au sein de notre civilisation, est, dans certaines conditions, encore d’usage, voire commandé. Peut-être la culture évoluera-t-elle de telle sorte que d’autres satisfactions instinctives, aujourd’hui tout à fait permises, sembleront un jour tout aussi inacceptables qu’aujourd’hui le cannibalisme.

Déjà, dans ces plus anciennes des renonciations à l’instinct, un facteur psychologique entre en jeu qui garde son importance pour tout ce qui va suivre. Il n’est pas exact de dire que l’âme humaine n’a subi aucune évolution depuis les temps primitifs, et qu’en opposition aux progrès de la science et de la technique elle est aujourd’hui encore la même qu’aux origines de l’histoire. Nous pouvons ici faire voir l’un de ces progrès psychiques. Il est conforme à notre évolution que la contrainte externe soit peu à peu intériorisée, par ceci qu’une instance psychique particulière, le surmoi de l’homme, la prend à sa charge. Chacun de nos enfants est à son tour le théâtre de cette transformation ; ce n’est que grâce à elle qu’il devient un être moral et social. Ce renforcement du surmoi est un patrimoine psychologique de haute valeur pour la culture. Ceux chez qui il a eu lieu deviennent, de ses ennemis, ses supports. Plus leur nombre dans un milieu culturel est grand, plus assurée est cette civilisation, et mieux elle peut se passer de moyens externes de coercition. Mais le degré d’intériorisation des interdictions varie beaucoup suivant les instincts frappés par chacune de celles-ci. En ce qui touche aux plus anciennes exigences de la culture, déjà mentionnées, l’intériorisation semble largement réalisée, si nous laissons de côté l’inopportune exception constituée par les névropathes. Mais les choses changent de face si nous considérons les autres exigences instinctives. On observe alors, avec surprise et souci, que la majorité des hommes obéit aux défenses culturelles s’y rattachant sous la seule pression de la contrainte externe, par conséquent là seulement où cette contrainte peut se faire sentir et tant qu’elle est à redouter. Ceci s’applique aussi à ces exigences culturelles dites morales qui touchent tout le monde de la même façon. Quand on entend dire qu’on ne peut se fier à la moralité des hommes, il est le plus souvent question de choses de ce ressort. Il est d’innombrables civilisés qui reculeraient épouvantés à l’idée du meurtre ou de l’inceste, mais qui ne se refusent pas la satisfaction de leur cupidité, de leur agressivité, de leurs convoitises sexuelles, qui n’hésitent pas à nuire à leur prochain par le mensonge, la tromperie, la calomnie, s’ils peuvent le faire avec impunité. Et il en fut sans doute ainsi de temps culturels immémoriaux.

Si nous considérons à présent les restrictions qui ne touchent qu’à certaines classes de la société, on se trouve en présence d’un état de choses évident et qui ne fut d’ailleurs jamais méconnu. Il faut s’attendre à ce que ces classes lésées envient aux privilégiés leurs privilèges et à ce qu’elles fassent tout ce qui sera en leur pouvoir pour se libérer de leur fardeau de privations supplémentaires. Là où cela n’est pas possible, une quantité durable de mécontentement se fera jour au sein de cette civilisation, ce qui peut mener à de dangereuses révoltes. Mais quand une civilisation n’a pas dépassé le stade où la satisfaction d’une partie de ses participants a pour condition l’oppression des autres, peut-être de la majorité, ce qui est le cas de toutes les civilisations actuelles, il est compréhensible qu’au cœur des opprimés grandisse une hostilité intense contre la civilisation rendue possible par leur labeur mais aux ressources de laquelle ils ont une trop faible part. On ne peut alors s’attendre à trouver une intériorisation des interdictions culturelles chez ces opprimés ; ils sont bien plutôt prêts à ne pas reconnaître ces interdictions, ils tendent à détruire la civilisation elle-même, voire à nier éventuellement les bases sur lesquelles elle repose. Ces classes sont si manifestement hostiles à la culture que l’hostilité latente des classes sociales mieux partagées est par comparaison passée inaperçue. Inutile de dire qu’une civilisation qui laisse insatisfaits un aussi grand nombre de ses participants et les conduit à la rébellion n’a aucune perspective de se maintenir de façon durable et ne le mérite pas.

Le degré d’intériorisation des règles culturelles - pour parler de manière populaire et non psychologique : le niveau moral de ses participants - n’est pas le seul bien d’ordre psychique qu’il convienne de considérer quand il s’agit de juger de la valeur d’une civilisation. Il y a encore son patrimoine d’idéals et de créations artistiques, ce qui revient à dire : les satisfactions qui émanent de ces idéals et de ces créations.

On ne sera que trop porté à englober dans le patrimoine spirituel d’une civilisation ses idéals, c’est-à-dire ses jugements relativement à ce qui est le plus élevé et à ce qu’il est le plus souhaitable d’accomplir. Il semblerait au premier abord que ces idéals dussent déterminer les formes d’activité du groupe culturel, mais l’ordre réel des facteurs doit être celui-ci : les idéals se modèlent sur les premières formes d’activité que la coopération des dons innés et des circonstances extérieures permettent pour une civilisation donnée, et ensuite ces premières activités se fixent sous forme d’un idéal afin de servir d’exemples à suivre. Ainsi, la satisfaction qu’un idéal accorde aux participants d’une civilisation donnée est d’ordre narcissique, elle repose sur l’orgueil de ce qui a déjà été accompli avec succès. Afin de parachever cette satisfaction, chaque civilisation se compare aux autres cultures, qui se sont consacrées à d’autres taches et se sont érigé d’autres idéals. Grâce à ces différences, chaque civilisation s’arroge le droit de mépriser les autres. C’est ainsi que les idéals culturels deviennent une cause de discorde et d’inimitié, entre groupes culturels différents, ainsi qu’on peut clairement le voir entre nations.

La satisfaction narcissique engendrée par l’idéal culturel est d’ailleurs une des forces qui contrebalance le plus efficacement l’hostilité contre la civilisation à l’intérieur même du groupe culturel. Non seulement les classes privilégiées, celles qui jouissent des bienfaits de cette culture, mais encore les opprimés y peuvent participer, le droit de mépriser ceux qui n’appartiennent pas à leur culture les dédommageant alors des préjudices qu’ils subissent à l’intérieur de leur propre groupe. On est certes un misérable plébéien, la proie de toutes sortes d’obligations et du service militaire, mais on est en échange citoyen romain, on a sa part à la tâche de dominer les autres nations et de leur dicter des lois. Cette identification des opprimés à la classe qui les gouverne et les exploite n’est cependant qu’une partie d’un plus vaste ensemble. Les opprimés peuvent par ailleurs être attachés affectivement à ceux qui les oppriment, et malgré leur hostilité contre ceux-ci voir en leurs maîtres leur idéal. Si de telles relations, au fond satisfaisantes, n’existaient pas, il serait incompréhensible que tant de civilisations aient pu se maintenir si longtemps malgré l’hostilité justifiée des foules.

D’autre sorte est la satisfaction que l’art dispense aux participants d’une civilisation, bien que cette satisfaction reste en règle générale inaccessible aux foules, absorbées par un travail épuisant et n’ayant pas reçu l’éducation personnelle voulue. L’art, ainsi que nous le savons depuis longtemps, nous donne des satisfactions substitutives, en compensation des plus anciennes renonciations culturelles, de celles qui sont ressenties encore le plus profondément, et par là n’a pas son égal pour réconcilier l’homme avec les sacrifices qu’il a faits à la civilisation. Par ailleurs, les œuvres de l’art exaltent les sentiments d’identification, dont chaque groupe culturel a si grand besoin, en nous fournissant l’occasion d’éprouver en commun de hautes jouissances ; elles se mettent encore au service d’une satisfaction narcissique, lorsqu’elles figurent les œuvres d’une culture déterminée, lorsqu’elles lui rappellent de façon saisissante ses idéals.

La partie la plus importante de l’inventaire psychique d’une civilisation n’a pas encore été mentionnée. Ce sont, au sens le plus large, ses idées religieuses, - en d’autres termes, que nous justifierons plus tard, ses illusions.