Hume

L’identité personnelle

Il y a certains philosophes qui imaginent que nous avons à tout moment la conscience intime de ce que nous appelons notre moi ; que nous sentons son existence et sa continuité d’existence ; et que nous sommes certains, plus que par l’évidence d’une démonstration, de son identité et de sa simplicité parfaites. La plus forte sensation et la plus violente passion, disent-ils, au lieu de nous distraire de cette vue, ne font que l’établir plus intensément ; elles nous font considérer leur influence sur le moi par leur douleur ou leur plaisir. Essayer d’en fournir une preuve plus complète serait en affaiblir l’évidence ; car aucune preuve ne peut se tirer d’aucun fait dont nous ayons une conscience aussi intime ; et il n’y a rien dont nous puissions être certains si nous doutons de ce fait.

Malheureusement toutes ces affirmations positives sont contraires à l’expérience elle-même, qu’on invoque en leur faveur ; et nous n’avons aucune idée du moi à la manière qu’on vient d’expliquer ici. En effet, de quelle impression pourrait dériver cette idée ? A cette question, il est impossible de répondre sans contradiction ni absurdité manifestes ; pourtant c’est une question à laquelle il faut nécessairement répondre, si nous voulons que l’idée du moi passe pour claire et intelligible. Il doit y avoir une impression qui engendre toute idée réelle. Mais le moi, ou la personne, n’est pas une impression, c’est ce à quoi nos diverses impressions et idées sont censées se rapporter. Si une impression engendre l’idée du moi, cette impression doit demeurer invariablement identique pendant tout le cours de notre existence : car le moi est censé exister de cette manière. Or il n’y a pas d’impression constante et invariable. La douleur et le plaisir, les passions et les sensations se succèdent les unes aux autres et jamais elles n’existent toutes en même temps. Ce ne peut donc être d’aucune de ces impressions, ni d’aucune autre qu’est dérivée l’idée du moi ; par conséquent une telle idée n’existe pas.

Mais en outre, quel doit être le sort de toutes nos perceptions particulières dans cette hypothèse ? Elles sont toutes différentes, discernables et séparables les unes des autres ; on peut les considérer séparément et elles peuvent exister séparément : elles n’ont besoin de rien pour soutenir leur existence. De quelle manière appartiennent-elles donc au moi et comment sont-elles en connexion avec lui ? Pour ma part, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi, je bute toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun moment sans une perception et je ne peux rien observer que la perception. Quand mes perceptions sont écartées pour un temps, comme par un sommeil tranquille, aussi longtemps je n’ai plus conscience de moi et on peut dire vraiment que je n’existe pas. Si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort et que je ne puisse ni penser, ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr après la dissolution de mon corps, je serais entièrement annihilé et je ne conçois pas ce qu’il faudrait de plus pour faire de moi un parfait néant. Si quelqu’un pense, après une réflexion sérieuse et impartiale, qu’il a, de lui-même, une connaissance différente, il me faut l’avouer, je ne peux raisonner plus longtemps avec lui. Tout ce que je peux lui accorder, c’est qu’il peut être dans le vrai aussi bien que moi et que nous différons essentiellement sur ce point. Peut-être peut-il percevoir quelque chose de simple et de continu qu’il appelle lui : et pourtant je suis sûr qu’il n’y a pas en moi de pareil principe.

Mais, si je laisse de côté quelques métaphysiciens de ce genre, je peux m’aventurer à affirmer du reste des hommes qu’ils ne sont rien qu’un faisceau ou une collection de perceptions différentes qui se succèdent les unes aux autres avec une rapidité inconcevable et qui sont dans un flux et un mouvement perpétuels. Nos yeux ne peuvent tourner dans leurs orbites sans varier nos perceptions. Notre pensée est encore plus variable que notre vue ; tous nos autres sens et toutes nos autres facultés contribuent à ce changement : il n’y a pas un seul pouvoir de l’âme qui reste invariablement identique peut-être un seul moment. L’esprit est une sorte de théâtre où diverses perceptions font successivement leur apparition ; elles passent, repassent, glissent sans arrêt et se mêlent en une infinie variété de conditions et de situations. Il n’y a proprement en lui ni simplicité à un moment, ni identité dans les différents moments, quelque tendance naturelle que nous puissions avoir à imaginer cette simplicité et cette identité. La comparaison du théâtre ne doit pas nous égarer. Ce sont les seules perceptions successives qui constituent l’esprit ; nous n’avons pas la connaissance la plus lointaine du lieu où se représentent ces scènes ou des matériaux dont il serait constitué.

Quelle est donc la cause qui produit en nous une aussi forte tendance à attribuer l’identité à ces perceptions successives et à admettre que nous possédons l’existence invariable et ininterrompue pendant tout le cours de notre existence ? Pour répondre à cette question, nous devons distinguer l’identité personnelle en tant qu’elle touche notre pensée ou notre imagination et cette même identité en tant qu’elle touche nos passions ou l’intérêt que nous prenons à nous-mêmes. La première, c’est notre sujet actuel ; pour l’expliquer parfaitement, nous devons prendre la question d’assez loin et rendre compte de l’identité que nous attribuons aux plantes et aux animaux : car il y a beaucoup d’analogie entre cette identité et celle d’un moi ou d’une personne.

Nous avons une idée distincte d’un objet qui reste invariable et ininterrompu à travers une variation supposée du temps ; cette idée, nous l’appelons idée d’identité ou du même. Nous avons aussi une idée distincte de plusieurs objets différents qui existent successivement et sont unis les uns aux autres par une relation étroite. ; cette succession apporte a une vue attentive une notion de diversité aussi parfaite que s’il n’y avait aucune manière de relation entre les objets. Or, bien que ces deux idées d’identité et de succession d’objets reliés soient en elles-mêmes parfaitement distinctes et même contraires, il est pourtant certain que, dans notre manière courante de penser, nous les confondons généralement l’une avec l’autre. L’action dé l’imagination, par laquelle nous considérons l’objet ininterrompu et invariable, et celle, par laquelle nous réfléchissons à la succession des objets reliés, sont presque identiques à la conscience ; et il ne faut pas beaucoup plus d’effort de pensée dans le deuxième cas que dans le premier. La relation facilite la transition de l’esprit d’un objet à un autre et rend son passage aussi égal que s’il contemplait un seul objet continu. Cette ressemblance est la cause de la confusion et de la méprise et elle nous fait substituer la notion d’identité à celle d’objets reliés. Certes, à un moment, nous pouvons considérer la succession liée comme variable ou interrompue, mais, au suivant, certainement nous lui attribuons une parfaite identité et la regardons comme invariable et ininterrompue. La ressemblance indiquée ci-dessus nous pousse si fort à cette méprise que nous y tombons avant d’y prendre garde ; et, bien que, sans cesse, nous nous corrigions par la réflexion et que nous revenions à une méthode plus soigneuse de penser, nous ne pouvons pourtant pas soutenir longtemps notre philosophie, ou arracher ce penchant de notre imagination. Notre dernière ressource est d’y céder et d’affirmer avec confiance que ces différents objets reliés sont effectivement identiques en dépit de leur interruption et de leur variabilité. Pour justifier à nos yeux cette absurdité, nous imaginons souvent l’existence d’un principe nouveau et inintelligible qui relie les objets les uns aux autres et s’oppose à leur interruption ou à leur variation. C’est ainsi que nous imaginons l’existence continue de nos perceptions sensibles pour supprimer leur interruption ; c’est ainsi que nous donnons dans la notion d’âme, de moi et de substance pour masquer la variation. Et nous pouvons noter en outre que, lorsque nous ne créons pas cette fiction, notre tendance à confondre l’identité et la relation est si grande que. nous sommes portés à imaginer un quelque chose d’inconnu et de mystérieux [1] qui unisse les parties en sus de leur relation ; c’est le cas, je pense, de l’identité que nous attribuons aux plantes et aux végétaux. Et même quand cette imagination n’intervient pas, nous sentons encore une tendance à confondre ces idées, bien que nous soyons incapables de nous satisfaire pleinement sur ce point et que nous ne trouvions rien d’invariable ni d’ininterrompu pour justifier notre notion d’identité.

Ainsi la controverse sur l’identité n’est pas une discussion purement verbale. Car, quand nous attribuons l’identité, en un sens impropre, aux objets variables ou interrompus, notre méprise ne se limite pas à la manière de dire, elle s’accompagne communément de la fiction soit d’un quelque chose d’invariable et d’ininterrompu, soit d’un quelque chose de mystérieux et inexplicable, soit du moins d’une tendance à de pareilles fictions. Il suffira, pour prouver cette hypothèse à la satisfaction de tout enquêteur impartial, de montrer, d’après l’expérience et l’observation quotidiennes, que les objets variables ou interrompus, qui sont cependant censés demeurer les mêmes, sont seulement ceux qui sont composés de parties successives reliées ensemble par ressemblance, contiguïté ou causalité. Car, puisqu’une pareille succession répond évidemment à notre idée de diversité, ce ne peut être que par méprise que nous lui attribuons l’identité ; et, puisque la relation des parties, qui nous pousse à nous méprendre, n’est effectivement rien qu’une qualité génératrice d’une association d’idées et d’une transition aisée de l’imagination d’une partie à une autre, ce ne peut être que de la ressemblance que cet acte de l’esprit soutient avec celui par lequel nous contemplons un objet continu, que naît l’erreur. Notre tâche principale doit donc être de prouver que tous les objets, auxquels nous attribuons l’identité sans observer leur invariance et leur continuité, sont tels qu’ils se composent d’objets successifs et reliés.

Dans ce but, supposons qu’une masse matérielle, dont les parties sont contiguës et reliées, soit placée devant nous ; manifestement nous devons attribuer à cette masse une identité parfaite, pourvu que toutes les parties en demeurent identiques sans interruption ni variation, quelque changement ou mouvement de lieu que nous puissions observer dans l’ensemble ou dans l’une quelconque des parties. Mais supposons qu’on ajoute à la masse, ou qu’on en retire, une très petite partie, une partie tout à fait négligeable ; certes ce fait détruit absolument l’identité du tout, à proprement parler ; pourtant, comme nous pensons rarement avec autant de précision, nous n’hésitons pas à déclarer identique une masse matérielle où nous découvrons une modification aussi faible. Le passage de la pensée de l’objet avant le changement à l’objet après le changement est si uni et si facile que nous percevons à peine la transition et que nous sommes portés à imaginer qu’il n’y a rien qu’une inspection continue du même objet.

Une circonstance tout à fait remarquable accompagne cette expérience ; bien que le changement d’une partie considérable d’une masse matérielle détruise l’identité du tout, nous devons pourtant mesurer la grandeur de la partie non pas absolument, mais proportionnellement au tout. L’addition ou la soustraction d’une montagne ne suffirait pas à produire quelque diversité dans une planète mais le changement d’un très petit nombre de pouces serait capable de détruire l’identité de certains corps. Il sera impossible d’en rendre raison sauf si nous réfléchissons que les objets opèrent sur l’esprit, brisent ou interrompent la continuité de ses actions, non pas en fonction de leur grandeur réelle, mais en fonction de leur rapport les uns aux autres ; aussi, puisque cette interruption fait qu’un objet cesse de paraître identique, ce doit être le progrès ininterrompu de la pensée qui constitue l’identité imparfaite.

On peut le confirmer par un autre phénomène. Un changement dans une partie considérable d’un corps détruit son identité ; mais il est remarquable que lorsque le changement se produit graduellement et insensiblement, nous sommes moins portés à lui attribuer le même effet. Manifestement la raison ne peut être que la suivante l’esprit, quand il suit les changements successifs du corps, sent que le passage est facile de l’inspection de son état à un moment donné à la vue qu’il en prend à un autre moment et qu’en aucun instant particulier il ne perçoit d’interruption dans ses actions. C’est à partir de cette perception continue qu’il attribue à l’objet une existence continue et l’identité.

Mais, de quelque précaution que nous puissions user quand nous introduisons graduellement les changements et que nous les proportionnons à l’ensemble, lorsque nous observons que les changements sont en définitive devenus considérables, nous nous faisons certainement scrupule d’attribuer l’identité à des objets à ce point différents. Il existe pourtant un autre artifice qui nous permet d’engager l’imagination à s’avancer d’un pas plus loin ; c’est de montrer que les parties se rapportent les unes aux autres et qu’elles se combinent pour une fin commune ou un dessein commun. Un navire, dont une partie importante a été changée par de fréquentes réparations, est encore considéré comme identique ; la différence des matériaux ne nous empêche pas de lui attribuer l’identité. La fin commune, à laquelle conspirent les parties, reste la même sous toutes leurs variations et elle fournit une transition facile à l’imagination d’un état du corps à un autre.

Mais c’est encore plus remarquable quand.nous ajoutons une sympathie des parties à leur communauté de fin et que nous admettons qu’elles soutiennent entre elles une relation réciproque de cause à effet dans toutes leurs actions et opérations. Tel est le cas pour tous les animaux ou végétaux ; non seulement leurs diverses parties se rapportent à un dessein général, mais encore elles dépendent mutuellement les unes des autres et elles sont en connexion les unes avec les autres. L’effet d’une relation aussi forte, c’est que, bien que tout le monde doive reconnaître qu’en très peu d’années végétaux et animaux souffrent un changement total, nous leur attribuons pourtant encore l’identité, alors que leur forme, leur taille et leur substance sont entièrement modifiées. Un chêne, qui croît d’une petite plante à un grand arbre, est encore le même chêne, bien qu’aucune de ses particules matérielles, ni la forme de ses parties ne soient restées les mêmes. Un enfant devient un homme et parfois il est gros et parfois il est maigre, sans que change son identité.

Nous pouvons aussi considérer les deux phénomènes suivants qui sont remarquables dans leur genre. Le premier, c’est que, en dépit de notre capacité courante à distinguer assez exactement l’identité numérique et l’identité spécifique, il arrive pourtant parfois que nous les confondons et que nous les employons l’une pour l’autre dans nos pensées et raisonnements. Aussi, quand nous entendons un bruit fréquemment interrompu et renouvelé, disons-nous que c’est encore le même bruit, bien qu’évidemment les sons ont seulement l’identité spécifique ou une ressemblance et que rien n’est numériquement identique que la cause qui les produit. De même manière on peut dire, sans attenter à la propriété du langage que telle église, qui était auparavant en briques, tomba en ruines et que la paroisse reconstruisit la même église en pierres de taille et selon l’architecture moderne. Ici ni la forme, ni les matériaux ne sont les mêmes : il n’y a rien de commun aux deux objets que leur rapport aux habitants de la paroisse ; et pourtant ce rapport suffit à lui seul à nous faire dire qu’ils sont identiques. Mais nous devons observer que, dans ces cas, le premier objet est en quelque sorte annihilé avant que le second commence d’exister : de cette manière, jamais, en aucun moment du temps, ne se présente à nous l’idée de différence et de multiplicité ; c’est pour cette raison que nous avons moins de scrupule à les appeler les mêmes.

Deuxièmement, nous pouvons remarquer que, bien que, dans une succession d’objets liés, il soit en quelque sorte nécessaire que le changement des parties ne soit ni subit, ni complet pour préserver l’identité, pourtant, quand les objets sont de nature variable et inconstante, nous acceptons une transition plus soudaine que celle qui serait autrement compatible avec cette relation. Ainsi, comme la nature d’un cours d’eau consiste dans le mouvement et le changement des parties, en dépit de ce que celles-ci sont totalement modifiées en moins de vingt-quatre heures, le cours d’eau n’en demeure pas moins identique durant plusieurs générations. Ce qui est naturel et essentiel à une chose, en quelque sorte, on l’attend : et ce qu’on attend fait moins d’impression et paraît de moindre importance que l’inhabituel et l’extraordinaire. Un changement considérable du premier genre semble effectivement moindre à l’imagination que la plus légère altération du second ; il rompt moins la continuité de la pensée, il agit donc moins pour détruire l’identité.

Nous passons maintenant à l’explication de la nature de l’identité personnelle, qui est devenue une question si importante en philosophie, surtout ces dernières années en Angleterre où l’on étudie les sciences les plus abstruses avec une ardeur et une application particulières. Ici, évidemment, doit continuer la même méthode de raisonnement qui a si heureusement expliqué l’identité des plantes et des animaux, des navires, des maisons et de toutes les productions composées et changeantes de l’art ou de la nature. L’identité, que nous attribuons à l’esprit humain, est seulement une identité fictive, du même genre que celle que nous attribuons aux corps végétaux et animaux. Elle ne peut donc avoir une origine différente et elle doit provenir d’une opération analogue de l’imagination sur des objets analogues.

Je crains que cet argument ne convainque pas le lecteur, bien qu’à mon avis il soit parfaitement décisif ; qu’on pèse donc le raisonnement suivant qui est encore plus serré et plus immédiat. Évidemment l’identité, que nous attribuons à l’esprit humain, aussi parfaite que nous puissions l’imaginer, est incapable de fondre en une seule les diverses perceptions différentes et de leur enlever leurs caractères distinctifs et différentiels, qui leur sont essentiels. Il est encore plus vrai que toute perception distincte qui entre dans la composition de l’esprit est une existence distincte, qu’elle diffère, qu’elle peut se distinguer et se séparer de toute autre perception, contemporaine ou successive. Mais, comme, en dépit de cette distinction et de cette séparabilité, nous admettons que toute la série des perceptions est unie par identité, une question naît au sujet de cette relation d’identité, y a-t-il quelque chose qui lie effectivement ensemble nos diverses perceptions, ou bien y a-t-il quelque chose qui associe seulement leurs idées dans l’imagination ; c’est-à-dire, en d’autres termes, quand nous décidons de l’identité d’une personne, observons-nous un lien réel entre ses perceptions ou ne faisonsnous qu’en sentir un entre les idées que nous nous faisons des perceptions. Cette question, nous pourrions la résoudre aisément, si nous nous rappelions ce que nous avons déjà prouvé tout au long, que l’entendement n’observe jamais de connexion réelle entre des objets et que l’union elle-même de la cause et de l’effet, quand on l’examine strictement, se résout en une association coutumière d’idées. Car il suit évidemment de ces remarques que l’identité n’est rien qui appartienne réellement à ces différentes perceptions et les unisse les unes aux autres ; c’est uniquement une qualité que nous leur attribuons par suite de l’union de leurs idées dans l’imagination, quand nous y réfléchissons. Or les seules qualités qui peuvent unir des idées dans l’imagination sont les trois relations mentionnées plus haut. Ce sont les principes unissants du monde des idées ; sans eux, tout objet distinct est séparable par l’esprit ; il peut être considéré séparément et il n’a pas, apparaît-il, plus de connexion avec aucun autre objet que si la plus grande différence et le plus grand écart l’en séparaient. C’est donc de certaines de ces trois relations de ressemblance, de contiguïté et de causalité que dépend l’identité ; comme l’essence même de ces relations consiste en ce qu’elles produisent une facile transition d’idées, par suite nos notions d’identité personnelle proviennent entièrement du progrès uni et ininterrompu de pensée le long d’une suite d’idées liées, d’après les principes exposés ci-dessus.

La seule question qui reste est donc de savoir quelles relations produisent le progrès ininterrompu de notre pensée, quand nous considérons l’existence successive d’un esprit ou d’une personne pensante. Évidemment nous devons ici nous limiter à la ressemblance et à la causalité et nous devons négliger la contiguïté qui n’a que peu, ou pas d’influence dans le cas présent.

Commençons par la ressemblance : supposez que nous puissions voir clairement dans les pensées d’autrui et observer cette succession de perceptions qui constitue son esprit ou son principe pensant, supposez aussi qu’autrui conserve la mémoire d’une partie considérable de ses perceptions passées, évidemment rien ne pourrait contribuer davantage à établir une relation à l’intérieur de cette succession au milieu de toutes ses variations. En effet, qu’est la mémoire sinon la faculté qui nous permet d’éveiller les images des perceptions passées ? Et, puisqu’une image ressemble nécessairement à son objet, de fréquemment insérer ces perceptions semblables dans la chaîne de la pensée, cela ne doit-il pas conduire plus facilement l’imagination d’un chaînon à un autre et faire que l’ensemble paraisse comme la persistance d’un objet unique ? Par cette particularité, la mémoire ne découvre donc pas seulement l’identité, elle contribue aussi à la produire en produisant une relation de ressemblance entre les perceptions. C’est le même cas, que nous nous considérions nous-mêmes ou que nous considérions autrui.

Pour la causalité, nous pouvons observer que la véritable idée de l’esprit humain, c’est de le considérer comme un système de différentes perceptions ou de différentes existences enchaînées les unes aux autres par la relation de cause à effet et qui se produisent, se détruisent, s’influencent et se modifient les unes les autres. Nos impressions engendrent leurs idées correspondantes ; ces idées, à leur tour, produisent d’autres impressions. Une pensée en chasse une autre et en entraîne après elle une autre qui la chasse à son tour. A cet égard, je ne peux comparer plus proprement l’âme qu’à une république ou à une communauté où les différents membres sont unis par les liens réciproques du gouvernement et de la subordination et engendrent d’autres personnes qui perpétuent la même république dans les incessants changements de ses parties. Tout comme la même république peut, sans perdre son individualité, changer non seulement ses membres, mais aussi ses lois et ses constitutions, de manière analogue la même personne peut varier son caractère et ses dispositions, aussi bien que ses impressions et ses idées, sans perdre son identité. Quelques changements qu’elle souffre, ses diverses parties sont toujours reliées par la relation de causalité. Et, à cet égard, notre identité par rapport aux passions sert à confirmer notre identité par rapport à l’imagination ; car elle fait que nos perceptions éloignées s’influencent les unes les autres et elle nous fait nous préoccuper dans le présent de nos douleurs et de nos plaisirs passés et futurs.

Puisque la mémoire seule nous fait connaître la durée et l’étendue de cette suite de perceptions, nous devons la considérer, pour cette raison surtout, comme la source de l’identité personnelle. Si nous n’avions pas de mémoire, nous n’aurions jamais de notion de causalité, ni par suite de cette chaîne de causes et d’effets, qui constituent notre moi et notre personne. Mais une fois que nous avons acquis de la mémoire cette notion de causalité, nous pouvons étendre la même chaîne de causes et par suite l’identité de nos personnes au delà de notre mémoire et nous pouvons y comprendre des temps, des circonstances et des actions que nous avons complètement oubliés, mais dont nous admettons en général qu’ils ont existé. Car combien il y a peu de nos actions passées, dont nous ayons quelque mémoire ? Qui peut me dire, par exemple, quelles furent ses pensées et ses actions le premier janvier 1715, le onze mars 1719 et le trois août 1733 ? Ou bien affirmera-t-on, parce qu’on a entièrement oublié les incidents de ces journées que le moi présent n’est pas la même personne que le moi de cette époque ; et, parce moyen, bouleversera-t-on toutes les notions les mieux établies d’identité personnelle ? A cet égard, donc, la mémoire ne produit pas tant qu’elle ne découvre l’identité personnelle, en nous montrant la relation de cause à effet entre nos différentes perceptions. Il -incombera à ceux qui affirment que la mémoire produit entièrement notre identité personnelle, de donner une raison de ce que nous pouvons ainsi étendre notre identité au delà de notre mémoire.

L’ensemble de cette doctrine nous conduit à une conclusion qui est d’une grande importance dans la présente affaire : toutes les questions raffinées et subtiles sur l’identité personnelle ne peuvent sans doute être tranchées et nous devons les regarder comme des difficultés grammaticales plutôt que comme des difficultés philosophiques. L’identité dépend des relations d’idées ; ces relations produisent l’identité au moyen de la transition facile qu’elles occasionnent. Or, comme les relations et la facilité de la transition peuvent diminuer par degrés insensibles, nous n’avons pas de juste critère pour être à même de trancher toute discussion sur le moment où elles acquièrent ou perdent le droit au nom d’identité. Toutes les discussions sur l’identité des objets reliés sont purement verbales, sauf dans la mesure où la relation entre les parties engendre une fiction et un principe imaginaire d’union, comme nous l’avons déjà remarqué.

Ce que j’ai dit au sujet de la première origine et de l’incertitude de notre notion d’identité, en tant qu’elle s’applique à l’esprit humain, peut s’étendre avec peu ou pas de variation à celle de simplicité. Un objet, dont les différentes parties coexistantes sont liées ensemble par une relation étroite, agit sur l’imagination à peu près de la même manière qu’un objet parfaitement simple et indivisible et il ne réclame pas, pour qu’on le conçoive, un effort de pensée beaucoup plus grand. Cette similitude d’opération nous lui fait attribuer la simplicité et nous imaginons un principe d’union pour supporter cette simplicité et comme centre de toutes les différentes parties et qualités de l’objet.

Ainsi [2] nous avons terminé notre examen des divers systèmes philosophiques, tant du monde intellectuel que du monde naturel, et notre manière mêlée de raisonner nous a conduits à diverses considérations qui, ou bien vont éclairer et confirmer quelque partie antérieure de cet exposé, ou bien vont préparer la voie à nos opinions suivantes. Il est temps maintenant de retourner à une étude plus serrée de notre sujet et d’avancer dans une anatomie soigneuse de la nature humaine, après cette complète explication de la nature de notre jugement et de notre entendement.

[1Si le lecteur est curieux de voir comment un grand génie peut être influencé, aussi bien que le simple vulgaire, par ces principes, apparemment triviaux, de l’imagination, qu’il lise les raisonnements de my lord Shaftesbury sur le principe unissant de l’univers et sur l’identité des plantes et des animaux. Cf. ses Moralistes, ou Rhapsodie philosophique (H) ; III me partie, sect. I, toute la méditation poétique sur l’unité de l’univers comparée à l’unité d’un arbre, sur l’identité du moi et sur l’Un suprême ; et l’invocation au soleil et à Dieu, qui suit cette méditation après quelques pages sur l’ordre du monde et la nature du mal ; cf. aussi II me partie, sert. I, le passage sur la représentation sensible du genre d’un peuple ou du génie du monde et II me partie, sect. VI, l’examen de l’idée de système.

[2Ce paragraphe constitue la conclusion de la quatrième partie du Livre I (« L’entendement ») intitulée « Le système sceptique et les autres systèmes philosophiques » (jld).

D. HUME, Traité de la nature humaine, Livre I, Quatrième partie, Section VI (trad. Leroy, Aubier-Montaigne, 1968, t.1, pp.342-356).