Ce qui caractérise tous les processus naturels, c’est qu’ils se produisent sans l’aide de l’homme, les choses naturelles sont celles qui ne sont pas « fabriquées », qui poussent toutes seules. (...) A la différence des productions de la main de l’homme, qui doivent être réalisées étape par étape et dans lesquelles le processus de fabrication est entièrement distinct de l’existence de l’objet fabriqué, l’existence de la chose naturelle n’est pas séparée du processus par lequel elle vient à l’être, elle lui est en quelque sorte identique : la graine contient, et en un sens elle est déjà l’arbre, et l’arbre cesse d’exister lorsque cesse le processus de croissance par lequel il est né. Si nous considérons ces processus par rapport à la finalité humaine, qui a un commencement voulu et une fin déterminée, ils ont un caractère d’automatisme. Nous appelons automatiques, tous les mouvements qui s’enchaînent d’eux-mêmes et par conséquent échappent aux interventions voulues et ordonnées. Dans le monde de production qu’introduit l’automatisation, la distinction entre l’opération et le produit, de même que la primauté du produit sur l’opération (qui n’est qu’un moyen en vue d’une fin), n’ont plus de sens, elles sont désuètes (...).
Il ne s’agit donc pas tellement de savoir si nous sommes les esclaves ou les maîtres de nos machines, mais si les machines servent encore le monde et ses objets ou si au contraire avec le mouvement automatique de leurs processus elles n’ont pas commencé à dominer, voire à détruire le monde et les objets.

Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, p.203-204