Schopenhauer

Qu’entend-on par la liberté ?

Le concept de la liberté, à le considérer exactement, est négatif. Nous ne nous représentons par-là que l’absence de tout empêchement et de tout obstacle : or, tout obstacle étant une manifestation de la force, doit répondre à une notion positive. Le concept de la liberté peut être considéré sous trois aspects fort différents, d’où trois genres de libertés correspondant aux diverses manières d’être que peut affecter l’obstacle : ce sont la liberté physique, la liberté intellectuelle. et la liberté morale.

La liberté physique consiste dans l’absence d’obstacles matériels de toute nature. C’est en ce sens que l’on dit : un ciel libre (sans nuages), un horizon libre, l’air libre (le grand air), l’électricité libre, le libre cours d’un fleuve (lorsqu’il n’est plus entravé par des montagnes ou des écluses), etc. Mais le plus souvent, dans notre pensée, l’idée de la liberté est l’attribut des êtres du règne animal, dont le caractère particulier est que leurs mouvements émanent de leur volonté, qu’ils sont, comme on dit, volontaires, et on les appelle libres lorsqu’aucun obstacle matériel ne s’oppose à leur accomplissement. Or, remarquons que ces obstacles peuvent être d’espèces très-diverses, tandis que la puissance dont ils empêchent l’exercice est toujours identique à elle-même, à savoir la volonté c’est par cette raison, et pour plus de simplicité, que l’on préfère considérer la liberté au point de vue positif. On entend donc par le mot libre la qualité de tout être qui se meut par sa volonté seule, et qui n’agit que conformément à elle, - interversion qui ne change rien d’ailleurs à l’essence de la notion. Dans cette acception toute physique de la liberté, on dira donc que les hommes et les animaux sont libres lorsque ni chaînes, ni entraves, ni infirmité, ni obstacle physique ou matériel d’aucune sorte ne s’oppose à leurs actions, mais que celles-ci, au contraire, s’accomplissent suivant leur volonté.

Cette acception physique de la liberté, considérée surtout comme l’attribut du règne animal, en est l’acception originelle, immédiate, et aussi la plus usuelle ; or, envisagée à ce point de vue, la liberté ne saurait être soumise à aucune espèce de doute ni de controverse, parce que l’expérience de chaque instant peut nous en affirmer la réalité. Aussitôt, en effet, qu’un animal n’agit que par sa volonté propre, on dit qu’il est libre dans cette acception du mot, sans tenir aucun compte des autres influences qui peuvent s’exercer sur sa volonté elle-même. Car l’idée de la liberté, dans cette signification populaire que nous venons de préciser, implique simplement la puissance d’agir, c’est-à-dire l’absence d’obstacles physiques capables d’entraver les actes. C’est en ce sens que l’on dit : l’oiseau vole librement dans l’air, les bêtes sauvages errent libres dans les forêts, la nature a créé l’homme libre, l’homme libre seul est heureux. On dit aussi qu’un peuple est libre, lorsqu’il n’est gouverné que par des lois dont il est lui-même l’auteur : car alors il n’obéit jamais qu’à sa propre volonté. La liberté politique- doit, par conséquent, être rattachée à la liberté physique.

Mais dès que nous détournons les yeux de cette liberté physique pour considérer la liberté sous ses deux autres formes, ce n’est plus avec une acception populaire du mot, mais avec un concept tout philosophique que nous avons à faire, et ce concept, comme on sait, ouvre la voie à de nombreuses difficultés. Il faut distinguer en effet, en dehors de la liberté physique, deux espèces de libertés tout à fait différentes, à savoir : la liberté intellectuelle et la liberté morale.

La liberté intellectuelle - ce qu’Aristote entend par to ékousion kai akousion kata diavoian (le volontaire et le non-volontaire réfléchis) - n’est prise en considération ici qu’afin de présenter la liste complète des subdivisions de l’idée de la liberté : je me permets donc d’en rejeter l’examen jusqu’à la fin de ce travail, lorsque le lecteur sera familiarisé par ce qui précède avec les idées qu’elle implique, en sorte que je puisse la traiter d’une façon sommaire. Mais puisqu’elle se rapproche la plus par sa nature de la liberté physique, il a fallu, dans cette énumération, lui accorder la seconde place, comme plus voisine de celle-ci que la liberté morale.

J’aborderai donc tout de suite l’examen de la troisième espèce de liberté, la liberté morale, qui constitue, à proprement parler, le libre arbitre, sur lequel roule la question de l’Académie Royale [1].

Cette notion se rattache par un côté à celle de la liberté physique, et c’est ce lien qui existe entre elles qui rend compte de la naissance de cette dernière idée, dérivée de la première, à laquelle elle est nécessairement très-postérieure. La liberté physique, comme il a été dit, ne se rapporte qu’aux obstacles matériels, et l’absence de ces obstacles suffit immédiatement pour la constituer. Mais bientôt on observa, en maintes circonstances, qu’un homme, sans être empêché par des obstacles matériels, était détourné d’une action à laquelle sa volonté se serait certainement déterminée en tout autre cas, par de simples motifs, comme par exemple des menaces, des promesses, la perspective de dangers à courir, etc. On se demanda donc si un homme soumis à une telle influence était encore libre, ou si véritablement un motif contraire d’une force suffisante pouvait, aussi bien qu’un obstacle physique, rendre impossible une action conforme à sa volonté. La réponse - à une pareille question ne pouvait pas offrir de difficulté au sens commun : il était clair que jamais un motif ne saurait agir comme une force physique, car tandis qu’une force physique, supposée assez grande, peut facilement surmonter d’une manière irrésistible la force corporelle de l’homme, un motif, au contraire, n’est jamais irrésistible en lui-même, et ne saurait être doué d’une force absolue. On conçoit, en effet, qu’il soit toujours possible de le contrebalancer par un motif opposé plus fort, pourvu qu’un pareil motif soit disponible, et que l’individu en question puisse être déterminé par lui. Pour preuve, ne voyons-nous pas que le plus puissant de tous les motifs dans l’ordre naturel, l’amour inné de la vie, parait dans certains cas inférieur à d’autres, comme cela a lieu dans le suicide, ainsi que dans les exemples de dévouements, de sacrifices, ou d’attachements inébranlables à des opinions, etc. ; - réciproquement, l’expérience nous apprend que les tortures les plus raffinées et les plus intenses ont parfois été surmontées par cette seule pensée, que la conservation de la vie était à ce prix. Mais quand même il serait démontré ainsi que les motifs ne portent avec eux aucune contrainte objective et absolue, on pourrait cependant leur attribuer une influence subjective et relative, exercée sur la personne en question : ce qui finalement reviendrait au même. Par suite, le problème suivant restait toujours à résoudre : La volonté elle-même est-elle libre ? - Donc la notion de la liberté, qu’on n’avait conçue jusqu’alors qu’au point de vue de la puissance d’agir, se trouvait maintenant envisagée au point de la vue de la puissance de vouloir, et un nouveau problème se présentait : le vouloir lui-même est-il libre ? - La définition populaire de la liberté (physique) peut-elle embrasser en même temps cette seconde face de la question ? C’est ce qu’un examen attentif ne nous permet point d’admettre. Car, d’après cette première définition, le mot libre signifie simplement « conforme à la volonté » : dès lors, demander si la volonté elle-même est libre, c’est demander si la volonté est conforme à la volonté, ce qui va de soi, mais ne résout rien. Le concept empirique de la liberté nous autorise à dire : « Je suis libre, si je peux faire ce que je veux ; mais ces mots « ce que je veux  » présupposent déjà l’existence de la liberté morale. Or c’est précisément la liberté du vouloir qui est maintenant en question, et ilfaudrait en conséquence que le problème se posât comme il suit : « Peux-tu aussi vouloir ce que tu veux ? » - ce qui ferait présumer que toute volition dépendit encore d’une volition antécédente. Admettons que l’on répondit par l’affirmative à cette question : aussitôt il s’en présenterait une autre : « Peux tu aussi vouloir ce que tu veux vouloir ? » et l’on irait ainsi indéfiniment en remontant toujours la série des volitions, et en considérant chacune d’elles comme dépendante d’une volition antérieure et placée plus haut, sans jamais parvenir sur cette voie à une volition primitive, susceptible d’être considérée comme exempte de toute relation et de toute dépendance. Si, d’autre part, la nécessité de trouver un point fixe nous faisait admettre une pareille volition, nous pourrions, avec autant de raison, choisir pour volition libre et inconditionnée la première de la série, que celle même dont il s’agit, ce qui ramènerait la question à cette autre fart simple : « Peux-tu vouloir ? » Suffit-il de répondre affirmativement pour trancher le problème du libre arbitre ? Mais c’est là précisément ce qui est en question, et ce qui reste indécis. Il est donc impossible d’établir une connexion directe entre le concept originel et empirique de la liberté, qui ne se rapporte qu’à la puissance d’agir, et le concept du libre arbitre, qui se rapporte uniquement à la puissance de vouloir. C’est pourquoi il a fallu, afin de pouvoir néanmoins étendre à la volonté le concept général de la liberté, lui faire subir une modification qui le rendît plus abstrait. Ce but fut atteint, en faisant consister la liberté dans la simple absence de toute force nécessitante. Par ce moyen, cette notion conserve le caractère négatif que je lui ai reconnu dès le commencement. Ce qu’il faut donc étudier sans plus de retard, c’est le concept de la Nécessité, en tant que concept positif indispensable pour établir la signification du concept négatif de la liberté.

Qu’entend-on par nécessaire ? La définition ordinaire : « On appelle nécessaire ce dont le contraire est impossible, ou ce qui ne peut être autrement, » est une simple explication de mots, une périphrase de l’expression à définir, qui n’augmente en rien nos connaissances à son sujet. En voici, selon moi, la seule définition véritable et complète : « On entend par nécessaire tout ce qui résulte d’une raison suffisante donnée », définition. qui, comme toute définition juste, peut aussi être retournée. Or, selon que cette raison suffisante appartient à l’ordre logique, à (ordre mathématique, ou à l’ordre physique (en ce cas elle prend le nom de cause), la nécessité est dite logique (ex. : la conclusion d un syllogisme, étant données les prémisses), - mathématique (l’égalité des côtés d’un triangle quand les angles sont égaux entre eux) ; ou bien physique et réelle (comme l’apparition de l’effet, aussitôt qu’intervient la cause) : mais, de quelque ordre de faits qu’il s’agisse, la nécessité de la conséquence est toujours absolue, lorsque la raison suffisante en est donnée. Ce n’est qu’autant que nous concevons une chose comme la conséquence d’une raison déterminée, que nous en reconnaissons la nécessité, et inversement, aussitôt que nous reconnaissons qu’une chose découle à titre d’effet d’une raison suffisante connue, nous concevons qu’elle est nécessaire : car toutes les raisons sont nécessitantes, Cette explication est si adéquate et si complète, que les deux notions de nécessité et de conséquence d’une raison donnée sont des notions réciproques (convertibles) , c’est-à-dire qu’elles peuvent être substituées l’une à l’autre. D’après ce qui précède, la non-nécessité (contingence) équivaudrait à l’absence d’une raison suffisante déterminée. On peut cependant concevoir l’idée de la contingence comme opposée à celle de la nécessité : mais il n’y a là qu’une difficulté apparente. Car toute contingence n’est que relative. Dans le monde réel, en effet, qui peut seul nous donner l’idée du hasard, chaque événement est nécessaire, par rapport à sa cause ; mais il peut être contingent par rapport à tous les autres objets, entre lesquels et lui peuvent se produire des coïncidences fortuites dans l’espace et dans le temps. Il faudrait donc que la liberté, dont le caractère essentiel est l’absence de toute nécessitation, fût l’indépendance absolue à l’égard de toute cause, c’est-à-dire la contingence et le hasard absolus. Or c’est là un concept souverainement problématique, qui peut-être ne saurait même pas être clairement pensé, et qui cependant, chose étrange à dire, se réduit identiquement à celui de la liberté. Quoi qu’il en soit, le mot libre signifie ce qui n’est nécessaire sous aucun rapport, c’est-à-dire ce qui est indépendant de toute raison suffisante. Si un pareil attribut pouvait convenir à la volonté humaine, cela voudrait dire qu’une volonté individuelle, dans ses manifestations extérieures, n’est pas déterminée par des motifs, ni par des raisons d’aucune sorte, puisque autrement - la conséquence résultant d’une raison donnée, de quelque espèce qu’elle soit, intervenant toujours avec une nécessité absolue - ses actes ne seraient plus libres, mais nécessités. Tel était le fondement de la pensée de Kant, lorsqu’il définissait la liberté, « le pouvoir de commencer de soi-même une série de modifications. » Car ces mots « de soi-même, » ramenés à leur vraie signification, veulent dire « sans cause antécédente, » ce qui est identique à « sans nécessité. » De sorte que cette définition, bien qu’elle semble en apparence présenter le concept de la liberté comme un concept positif, permet à une observation plus attentive d’en mettre de nouveau en, évidence la nature négative.

Une volonté libre, avons-nous dit, serait une volonté qui ne serait déterminée par aucune raison, c’est-à-dire par rien, puisque toute chose qui en détermine une autre est une raison ou une cause ; une volonté, dont les manifestations individuelles (volitions), jailliraient au hasard et sans sollicitation aucune, indépendamment de toute liaison causale et de toute règle logique. En présence d’une pareille notion, la clarté même de la pensée nous fait défaut, parce que le principe de raison suffisante, qui, sous tous lés aspects qu’il revêt, est la forme essentielle de notre entendement, doit être répudié ici, si nous voulons nous élever à l’idée de la liberté absolue. Toutefois il ne manque pas d’un terme technique (terminus techniqus ad hoc) pour désigner cette notion si obscure et si difficile à concevoir : on l’appelle liberté d’indifférence (liberum arbitrium indifferentiae). D’ailleurs, de cet ensemble d’idées qui constituent le libre arbitre, celle-ci est la seule qui soit du moins clairement définie et bien déterminée ; aussi ne peut-on la perdre de vue, sans tomber dans des explications embarrassées, vagues, nuageuses, derrière lesquelles cherche à se dissimuler une timide insuffisance, - comme lorsqu’on parle de raisons n’entraînant pas nécessairement leurs conséquences. Toute conséquence découlant d’une raison est nécessaire, et toute nécessité est la conséquence d’une raison. L’hypothèse d’une pareille liberté d’indifférence entraîne immédiatement l’affirmation suivante, qui est caractéristique, et doit par conséquent être considérée comme la marque distinctive et l’indice de cette idée : à savoir qu’un homme, placé dans des circonstances données, et complètement déterminées par rapport à lui, peut, en vertu de cette liberté d’indifférence, agir de deux façons diamétralement opposées.

[1Ce texte est le début du premier chapitre d’une dissertation écrite par Schopenhauer en réponse à la question posée en 1838 par l’Académie royale de Norvège : "Le libre-arbitre peut-il être démontré par le témoignage de la conscience ?" Le prix fut décerné à Scopenhauer.

Arthur Schopenhauer, Essai sur le libre arbitre, chap.1, définitions « Qu’entend-on par liberté ? », Alcan, 1903, pp.1-14