Sur l’art et la vie

Savoir jouir même de la souffrance

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« La somme de déplaisir l’emporte sur la somme de plaisir : par conséquent, la non-existence du monde vaudrait mieux que son existence ». - « Le monde est quelque chose qui, raisonnablement, ne devrait pas exister parce qu’il occasionne au sujet sensible plus de déplaisir que de plaisir » - un pareil bavardage s’appelle aujourd’hui pessimisme !

Le plaisir et le déplaisir sont des accessoires, ce ne sont pas des causes ; ce sont des évaluations de second ordre, dérivées d’une valeur dominante, - le langage du sentiment affirme ce qui est « utile » et « nuisible » et ce langage est variable et dépendant. Car, chaque fois que l’on dit que quelque chose est « utile » ou « nuisible », il y a encore cent façons de demander utile à quoi ? Nuisible à quoi ?

Je méprise ce pessimisme de la sensibilité : il est une marque de profond appauvrissement vital.

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C’est une question de force (chez l’individu ou chez le peuple) que l’on se pose en se demandant si l’on se préoccupe du jugement « beau » et où l’on place ce jugement. Le sentiment de la plénitude, de la force accumulée (sentiment qui permet d’accepter bien des choses courageusement et avec une joie qui ferait trembler l’être faible) le sentiment de puissance exprime le jugement « beau », même au sujet d’objets et de conditions que l’instinct d’impuissance ne peut considérer que comme dignes de haine, comme « laides ». Le flair qui nous fait comprendre de quoi nous serions capables si nous avions en face de nous un danger, un problème, une tentation, - ce flair détermine aussi notre affirmation esthétique. (« Cela est beau » est une affirmation.)

Il résulte de cela, d’une, façon générale, que la préférence pour les choses problématiques et terribles est un symptôme de force : tandis que le goût du joli, du gracieux, appartient aux faibles, aux délicats. Le plaisir que procure la tragédie caractérise les époques fortes et les caractères robustes leur non plus ultra est peut-être la Divine comédie. Ce sont les esprit héroïques qui se disent oui à eux-mêmes dans la cruauté tragique ils sont assez durs pour considérer la souffrance comme un plaisir... En admettant, par contre, que les faibles demandent une jouissance à un art qui n’a pas été imaginé pour eux, que feront-ils pour accommoder la tragédie à leur goût ? Ils y introduiront leurs propres appréciations, leurs propres jugements de valeurs : par exemple « le triomphe de l’ordre moral » ou théorie de « la non-valeur de l’existence », ou bien l’invite à la « résignation » ( -ou bien encore une décharge de passion, mi-morale, mi-médicale, dans le goût d’Aristote - ). Enfin l’art du terrible, en tant qu’il irrite les nerfs, peut entrer en ligne de compte, comme stimulant chez les êtres faibles et épuisés : c’est aujourd’hui par exemple la raison pour laquelle on apprécie l’art wagnérien. Plus quelqu’un concède aux choses leur caractère terrible et problématique, plus il affirme un sentiment de bien-être et de puissance, il montre ainsi s’il a besoin de voir les choses se terminer par des solutions.

Cette façon de pessimisme artistique est exactement la contre-partie du pessimisme moral et religieux qui souffre de la « corruption » de l’homme, de l’énigme de la vie : celui-ci veut à toute force une solution, du moins un espoir de solution... Les désespérés, ceux qui souffrent et se méfient d’eux-mêmes, bref les malades, ont eu besoin, de tous temps, de visions ravissantes pour pouvoir supporter la vie (l’idée de « béatitude » a cette origine). Il y a un autre cas qui est parent de celui-ci : les artistes de la décadence, qui sont en somme des nihilistes en face de la vie, s’enfuient dans la beauté de la forme, - dans les choses de choix, où la nature s’est faite parfaite, où elle est indifféremment grande, et belle... ( - L’« amour du beau » peut être par conséquent autre chose que la faculté de voir une chose belle, de créer une chose belle : il peut être l’expression de l’incapacité d’y parvenir.)

Les artistes qui subjuguent, ceux qui savent faire résonner une consonnance dans chaque conflit, font bénéficier toute chose de leur propre puissance, de leur rédemption personnelle : ils expriment leur expérience personnelle dans le symbolisme de toute oeuvre d’art, - créer, chez eux, c’est de la reconnaissance à l’égard de leur être.

La profondeur de l’artiste tragique consiste en ceci que son instinct esthétique envisage les conséquences lointaines, qu’il ne s’arrête pas auprès des choses prochaines, avec une vue courte, qu’il affirme l’économie en grand, l’économie qui justifie ce qui est terrible, méchant et problématique, et qu’il ne se contente pas seulement de le – justifier.

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Il y a, des états qui nous font transfigurer les choses et leur prêter de la plénitude ; notre imagination travaille alors sur elles jusqu’à ce qu’elles reflètent notre propre plénitude et notre propre joie de vivre : l’instinct sexuel, l’ivresse, le repos, le printemps, la victoire sur l’ennemi, les sarcasmes, l’air de bravoure, la cruauté, l’extase du sentiment religieux. Il faut surtout considérer trois éléments : l’instinct sexuel, l’ivresse, la cruauté, qui tous trois appartiennent à la plus ancienne allégresse de fête chez l’homme, dominant de la même façon chez l’« artiste » à son aurore.

D’autre part, lorsque nous nous tenons en présence de choses qui affirment cette transfiguration et cette plénitude, notre être animal répond par une irritation des sphères où tous ces états de plaisir ont leur siège et le mélange des très subtiles nuances de ce bien-être animal et de ces désirs produit l’état esthétique. Celui-ci ne se manifeste que chez les natures capables d’éprouver cette surabondance de vigueur physique qui permet d’abandonner du sien ; c’est là qu’il faut toujours chercher le premier mobile. Le béotien, l’homme fatigué, épuisé, desséché (par exemple le savant), ne peut absolument rien recevoir de l’art, parce qu’il ne possède pas la force primordiale artistique, l’obligation de la richesse : celui qui ne peut pas donner ne reçoit rien.

La perfection, dans ces états affectifs (surtout dans l’amour sexuel), se révèle d’une façon naïve, qui, pour l’instinct profond, est ce qu’il y a de plus élevé, de plus désirable, de plus précieux, le mouvement ascensionnel de son type de même vers quel état il aspire véritablement. La perfection, c’est l’élargissement extraordinaire de son sentiment de puissance, la richesse, l’abondance, qui, nécessairement, fait déborder la coupe...

L’art nous fait penser à des états de vigueur animale ; il est d’une part l’excédent d’une constitution florissante qui déborde dans le monde des images et des désirs d’autre part, l’irritation des fonctions animales par les images et les désirs de la vie intensifiée ; - il est une surélévation du sentiment de la vie, un stimulant à la vie.

En quel sens le laid même peut-il avoir cette puissance ? En ce sens il communique quelque chose de l’énergie victorieuse de l’artiste qui s’est rendu maître de ce qui est laid et épouvantable ; ou en ce sens qu’il excite légèrement en nous le plaisir la cruauté (dans certaines circonstances même plaisir de nous faire mal à nous-mêmes, les violences sur notre propre personne : et de la sorte le sentiment de la puissance sur nous-mêmes).

Nietzsche, La volonté de puissance, trad. H. Albert, 1903.