C’est une « ligne de fuite », comme le dit Deleuze. Il y a des moments où, face à une réalité qui s’aplatit, face à un monde qui devient toujours plus plat, on pense qu’il est possible - et même qu’il est nécessaire - de formuler une hypothèse politique : on le pense de tous les points de vue, aussi bien du point de vue politique que du point de vue affectif. Cette hypothèse peut partir de n’importe où, de la prison comme du territoire ou encore peut-être de certaines structures administratives. L’important, c’est d’inclure dans ce type d’analyse et de comportement une décision de fond, celle de rassembler tous les éléments disponibles afin de les rendre constituants, productifs. Chacun de nous est une machine du réel, chacun de nous est une machine constructive. Aujourd’hui, il n’y a plus de prophète susceptible de parler dans le désert et de raconter qu’il connaît un peuple à venir, un peuple à construire. Il n’y a que les militants, c’est-à-dire des personnes capables de vivre jusqu’au bout la misère du monde, d’identifier les nouvelles formes d’exploitation et de souffrance, et d’organiser à partir de ces formes des processus de libération, précisément parce qu’ils participent directement à tout cela. La figure du prophète, fût-elle celle des grands prophètes à la Marx ou à la Lénine, est complètement dépassée. Aujourd’hui, il nous reste simplement cette construction ontologique et constituante « directe », que chacun de nous doit vivre jusqu’au bout. On peut faire des parenthèses dans la vie, on peut être plus ou moins seul et de manière différente, mais la vraie solitude, celle qui compte, c’est celle de Spinoza : une solitude qui est aussi un acte constitutif de l’être-autourde-soi, de la communauté, et qui passe à travers l’analyse concrète de chacun des atomes du réel, une solitude qui distingue, au coeur de chacun de ces atomes, la désunion, la rupture, l’antagonisme, et qui agisse sur eux pour forcer le processus à aller de l’avant.

Je crois donc qu’à l’époque du post-moderne, et dans la mesure où le travail matériel et le travail immatériel ont fini d’être opposés, la figure du prophète - c’est-à-dire celle de l’intellectuel - est dépassée parce qu’elle est arrivée à son total achèvement ; et c’est à ce moment-là que le militantisme devient fondamental. Nous avons besoin de gens comme ces syndicalistes américains du début du siècle qui prenaient le train vers l’Ouest et qui, dans chaque gare traversée, s’arrêtaient pour fonder une cellule, une cellule de lutte. Tout au long de ce voyage, ils parvenaient à communiquer leurs luttes, leurs désirs, leurs utopies. Mais nous avons aussi besoin d’être comme saint François d’Assise, c’est-à-dire réellement pauvres pauvres, parce que c’est seulement à ce niveau-là de solitude que l’on peut atteindre le paradigme de l’exploitation aujourd’hui, qu’on peut en saisir la clef. Il s’agit d’un paradigme « biopolitique [1] », qui touche le travail aussi bien que la vie ou les relations entre les personnes. Un grand contenant plein de faits cognitifs et organisationnels, sociaux, politiques et affectifs...

Peut-être que le futur peut se construire à partir de la prison.